Chapitre 8 - La charge de l'élu

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Dazen

— Alors, qu'avons-nous là ?

Il regarda les différents documents, tandis que Karris s'échinait à en trier d'autre, sur le bureau juste à côté. Depuis que Dazen n'était plus le Prisme, il avait quand même gagné une place au Spectre ; il était le Noir. Malgré cela, soit on l'appelait encore « Seigneur Prisme », soit « Promachos », ce qui engageait parfois quelques confusions.

Les documents en question parlaient des candidats au poste de Prisme, le Jour du Soleil. Après la Guerre des Grands Jaspes, les couleurs s'étaient « calmées », s'équilibrant automatiquement. Bien entendu, cet état ne pouvait pas durer et la Chromerie avait préparé le rituel de nomination du Prisme dès lors, jusqu'au moment propice. Le rituel était désormais public, dans le sens où tout le monde savait qu'un vieux créateur était dépouillé de ses couleurs pour nourrir celles du Prisme, ce dernier étant déjà un polychrome décomposeur de lumière naturel. Bref, plus de « Délivrance » et de mensonges honteux pour cacher l'horrible vérité.

Qu'aurait aimé Dazen que ce temps vienne plus tôt ! Mais c'était mieux ainsi… Si le moi de l'époque était devenu Prisme de cette manière, j'aurais tout tenté pour accomplir mon premier objectif.

— Je ne l'aime pas trop, lui, intervint soudain sa femme en montrant un certain Joris Jalvillé. Il a une sale tête.

— Vraiment ? (il regarda le dessin du visage un peu poupon du candidat, puis vit que sa femme lui lançait un regard entendu) Oui, c'est vrai… Mais le visage ne fait pas tout ; il est dévot et serviable.

— Le Prisme est sensé représenter la foi en Orholam ; ce serait pas mal si sa tête ne ressemblait pas à un melon tout lisse.

— Tu es dure.

— Je sais, mais il n'y a que la vérité qui blesse.

— Est-ce que tu es sûre que tu ne fais pas de comparatifs avec moi ? sourit-il malicieusement.

— Je n'oserais pas ! lui répondit-elle sur un même ton.

Il l'embrassa tendrement, savourant le goût du bonheur. Un travail honnête, une femme superbe et pleine d'esprit, pleine d'amour. Être lui-même, et s'entendre à la fois avec son père qu'avec son fils.

— Tu as l'air enchanté, souffla Karris après leur baiser.

— Je suis très heureux, c'est tout.

— Par rapport à quoi ?

— À nous, à Kip… à Aurea aussi, même si mon père l'a plus subjugué que moi, finit-il avec un légère amertume dans la voix.

— Tu sais qu'elle t'aime bien.

— Oui, oui… Mais Andross ne sera pas toujours là, et je ne sais pas si je pourrais le remplacer.

Karris posa sa main sur la poitrine de son mari.

— Tu veux que je te dise quelque chose ?

— De vrai et de blessant ?

— Précisément : tu ne seras jamais Andross, pour le pire… comme pour le meilleur. Alors tout ce qu'il te reste à faire…

—…c'est devenir le grand-père dont Aurea a toujours rêvé ?

—…le rester.

Il grimaça ; il n'avait pas totalement récupéré ses facultés intellectuelles. Après un autre baiser, ils partirent tous deux pour rejoindre la salle du Spectre.

Depuis quelque temps déjà, le Porteur de Lumière ne se présentait plus aux conseils, prétextant qu'ils se débrouillaient très bien sans lui. À la place, il envoyait son page déblatérer quelques propositions sans queue ni tête ; Dazen soupçonnait une tactique d'Andross pour se dédouaner, en faisant croire qu'il était devenu sénile. Heureusement, son fils était encore assez futé pour ne pas se laisser berner.

La salle du Spectre, donc. Déjà les sept couleurs étaient présentes. Depuis la Grande Guerre des Jaspes, le conseil avait changé ; le Noir était devenu Dazen, le Rouge avait remplacé Andross Guile pour Shameema al-Harron, une Rughtgarienne petite et revêche, Delara avait abdiqué pour son cousin, Ellion, et le Bleu, Klytos, avait cédé sa place à Harrison Myerscough, un Illytien de pur souche doublé d'un bâtard de seigneur pirate. Dans l'ensemble, le Conseil était plus « stable » qu'auparavant, dans le sens où il n'y avait pas un type qui soudoyait, menaçait voire assassinait ses membres pour asseoir son pouvoir.

Par contre, cette stabilité se dotait d'une indépendance sévère de chaque membre du Conseil, ce qui, au cours du temps, avait rendu les discussions de plus en plus houleuses, et par conséquent les décisions de plus en plus difficiles.

Lorsque que Dazen et Karris entrèrent, les membres du conseil se tournèrent vers eux. Ce fut Jia Tolver, la Jaune qui parla la première :

— Soyez les bienvenus, Prisme Noir et Blanc Inflexible.

Le surnom le fit tiquer, mais il n'en tint pas cure ; dans la bouche du Jaune, il n'était ni insultant, ni mielleux. Karris s'assit à ses côtés, et annonça :

— Le conseil est ouvert. L'ordre du jour est le suivant : le Jour du Soleil approchant, le peuple a choisi plusieurs candidats au poste de Prisme. Nous avons écarté ce qui ne possédaient pas le don décomposeur de lumière, et n'avons gardé que trois candidats : le luxiat Joris Jalvillé, le sculpteur Aboud-Aman et la marine Tili.

L'infrarouge, Càthan Briaror, leva la main. Karris lui donna la parole.

— Ce sont tous des petites gens, maugréa Càthan Infrarouge.

— Je ne vois pas où est le problème, répliqua aussitôt Harrison Bleu sans demander la parole.

Le Blanc, tout comme Karris, ne lui en tint pas rigueur. Après tout, les Couleurs avaient le droit de prendre la parole pour discuter pleinement ; son rôle était de stopper le débat si celui-ci devenait trop violent.

— À part Jalvillé, ils n'ont pas reçu l'éducation adéquate, se rattrapa l'Infrarouge. Et chez chacun d'entre eux possèdent une personnalité trop… hum, débridée pour qu'ils puissent devenir des Prismes mentalement stables.

— Dites les choses telles quelles, râla Harrison avec un regard sombre envers le Forestier. Vous n'aimez pas les gens de basse extraction ?

— Ce n'est pas ce que j'ai dis, s'empourpra l'autre. Ils n'ont juste rien accompli, à part le fait d'être assez chanceux pour recevoir le don d'Orholam.

Dazen demanda la parole, et intervint :

— Votre argument n'est pas si déraisonnable. En l’occurrence, nous ne pouvons garantir la bonne foi des candidats sans actes de valeur préalables (Harrison tourna son regard vers lui, et Dazen reprit) En revanche, ils ont été choisis par le peuple ; Jalvillé pour son aide dans les infirmeries et les orphelinats, Aboud-Aman pour ses travaux bénévolats de rénovation des quartiers de Rochebelette et Tili pour avoir sauvé un équipage en pleine tempête. Chacun d'entre eux a déjà accompli quelque chose, certes moins spectaculaire que sauver une satrapie en arrêtant un conflit ou en se battant héroïquement pour la Chromerie. Certes, ils faisaient partie des gens qui n'ont pas combattu par vaillance, mais par obligation ; mais leur combat d'aujourd'hui est tout aussi valable que celui que bon nombre d'entre nous a affronté.

Les visages s'assombrirent, mais acquiescèrent : le souvenir de la bataille des Grands Jaspes était encore vivace. D'ordinaire campé sur ses positions, Càthan soupira et se tourna vers Harrison :

— Je vous prie de m'excuser si je vous ai offensé de quelque manière que ce soit ; je ne veux juste pas surcharger des épaules innocentes d'un fardeau trop lourd.

— Mouais… (Harrison balaya d'un geste les excuses, mais ça voulait dire qu'il les acceptait) Ne sous-estimez pas les marins, vieil homme.

Càthan ouvrit la bouche, mais le Blanc Inflexible le fit ravaler sa réplique d'un regard. Leur discussion était terminée. Elle dit :

— Est-ce que quelqu'un aurait des suggestions ?

— Jalvillé semble être le meilleur choix, jugea Sadah Ultraviolet. C'est un homme de foi, et qui est proche du peuple ; si nous devions représenter Orholam, c'est lui que je choisirais.

— C'est un peu facile, dit comme ça, intervint Ellion, grimaçant. Ne peut-on pas changer la donne en élisant un Prisme qui n'a pas été influencé par les luxiats ? Et quelqu'un comme Aboud-Aman ferait un excellent créateur, si on regarde seulement ses plus simples structures…

— Écoutez-vous donc ! intervint Harrison, toujours la langue acérée. Vous pensez sérieusement qu'élire un Prisme ne dépend que de son talent de créateur ou sa foi ? Il faut quelqu'un qui soit capable de braver les dangers ! Vous oubliez que la Chromerie est une île. Quoi de mieux qu'une fille de la mer pour représenter un petit lopin de terre dans tout le continent, hum ?

L'argument du fils de pirate fit sourire Dazen, même si ce n'était pas l'humour qui devait avoir le dernier mot.

Les discussions houleuses reprirent, et chacun eut son petit argument à présenter et à défendre, hormis Caelia Verte qui stipulait que, quelque soit le choix du conseil, ce serait forcément une bonne chose puisque chaque candidat ét ait tout à fait à la hauteur. La pauvre petite naïve… s'attrista Dazen. Elle ne savait pas que chaque membre du conseil désirait l'un des candidats non pas pour des questions de talent ou d'actes purs, mais d'influence ; il avait appris que Sadah et Jalvillé étaient de bons amis, Ellion était le mécène et l'amant d'Aboud-Aman et Harrison était… et bien, fidèle à lui-même : il voulait revendiquer l'importance d'Illytia dans les sept satrapies, alors si le Prisme était originaire de ce pays, ça ne serait que pour le mieux.

— Tu veux les arrêter ? glissa-t-il à Karris en un sourire, sous couvert du bruit qui augmentait.

— Laissons-les encore un peu de temps. De toute manière, J'aurais le dernier mot en cas d'égalité.

— Tu es diabolique, répondit-il en mimant un ton apeuré.

Elle pouffa discrètement en regardant Harrison dénombrer les cent et une vertus de la mer pour les yeux d'un créateur, avant de se faire rabrouer Càthan (qui avait mal digéré le fait de s'excuser envers un bâtard de pirate), qui stipulait que s'il n'y avait que les bleus de la mer et du ciel, ça nuirait à la créativité du Prisme. Bref, les arguments commençaient à s'étouffer dans une mélasse d'illogisme sévère.

Karris frappa du plat de la main la table, interrompant les invectives qui s'envenimaient. Elle toisa chaque Couleur ; bien qu'elle ne dirigea pas le Conseil, son pouvoir de pouvoir d'ouvrir ou clore le débat, un récent ajout, ne pouvait pas être discuté.

— Nous allons procéder au vote. Les bâtonnets colorés devant vous ont été prévus à cet effet : violet pour Jalvillé, orange pour Aboud-Aman et bleu pour Harrison. Avancez le bâton qui représente votre choix.

Elle est vraiment diabolique, pensa Dazen en constatant les visages fermés des Couleurs correspondantes. Le message qu'elle avait envoyé aurait pu être soulevé comme étant une insulte, mais le soulever aurait en effet montré que Sadah, Ellion et Harrison ne souhaitaient que l'appui du Prisme pour eux-mêmes.

Les Couleurs avancèrent leurs bâtons, et chacun votèrent : deux votes pour chaque candidat, et Caelia ne votait pas. Les autres Couleurs lui lancèrent des regards acerbes, mais elle resta droite et soutint leurs regards. Dazen l'admirait pour ça : elle était inexpérimentée, ne jouait pas au « Jeu », et pourtant, elle se tenait debout sur le plateau.

Lui-même n'avait pas voté non plus, car aucun des candidats ne lui convenait ; il les avait rencontrés, chacun d'entre eux. Jallvilé était trop dévot et aurait oublié le petit peuple pour se concentrer sur sa tâche religieuse. Aman, c'était l'inverse : terre à terre, il aurait fini par faire passer le Prisme pour un homme à tout faire. Tili ? Dazen aurait aimé qu'une femme soit élue, mais cette petite n'était pas faite pour ça : trop rêveuse, trop libre. L'enchaîner à un rôle jusqu'à qu'on lui retire ses pouvoirs… Même si les Prismes n'avaient plus à mourir, cela restait un fardeau à porter. Qui apprécie goudronner les ailes d'un goéland ? poétisa Dazen.

Soudain, Karris se leva et annonça :

— Chacun de nous a porté sa voix et son jugement. Nous sommes en égalité, aussi il est de mon devoir de trancher.

Dazen lui faisait entièrement confiance. Même si c'était Tili qu'elle choisissait, ils feraient de leur mieux pour la soutenir, l'aider. Lae premier/ère Prisme à ne pas accomplir la Délivrance qui l'aurait meurtri à jamais.

—…mon cœur et ma raison me disent que Tili sera le meilleur choix.

Contrairement aux autres, imperturbables, Harrison ne cacha pas sa joie ; il n'avait pas l'entraînement des nobles et puissants. Karris ajouta :

— Comme Dame Tili n'a pas reçue d'éducation adéquate, je la prendrais en charge durant un septennat.

Le sourire de l'Illytien s'effaça aussi vite qu'il était apparu. Il voulu protester, mais le regard sans détour du Blanc Inflexible suffit à le convaincre qu'il n'aurait rien à y gagner ; il se tourna vers les autres couleurs, et à part Shameema, personne ne voulait refuser la proposition du Blanc pour le soutenir. Il soupira et acquiesça mollement, les vagues impétueuses à la mer d'huile.

Karris se rassit et continua :

— Bien. Maintenant que nous avons notre Prisme et que la cérémonie est prête, nous couronnerons Dame Tili le Jour du Soleil. Passons maintenant à d'autres ordres d'importance… Noir, je vous prie ?

— Oui, Blanc, fit Dazen sur un ton qu'il se voulait sérieux (il s'était retenu de ne pas rire devant les réactions de Harrison ; ce pitre ne cessait donc jamais !) Nos éclaireurs en raseurs indiquent dans un rapport que les portes de Sombre-Éternité ont « vibré ».

Des blêmissements se firent entendre, et cette fois Shameema Rouge, qui était restée en retrait, se pencha :

— Vous croyez sérieusement qu'il y a une flotte immense de l'autre côté de ces portes ?

— Je ne croies rien, je présume qu'il y a quelque chose d'après ces rapports. La plupart des rumeurs parle effectivement d'une flotte, et plusieurs émigrés d'au-delà du Grand Désert parlent des contrées d'Angar – notamment ceux originaires de Yamashita – et de leurs conquêtes sans fin.

— Combien seraient-ils ? s'enquit Càthar Infrarouge.

— Selon leurs dires, des dizaines de millions.

Ils furent estomaqués, et même Dazen avait de la peine à y croire ; même en réunissant tous les sept satrapies et la Chromerie, il y aurait à peine une demi-million, et encore ! Il faudrait compter les enfants et les vieillards… Cela me terrifie qu'une nation puisse réunir autant de guerriers valides.

— Mais c'est impossible ! souffla Jia Jaune. Personne ne peut contrôler une armée aussi grande !

— Ne sous-estimez pas le pouvoir de l'administration, soutint Ellion. Si ce que je suppose est correct, elle est leur principale force, n'est-ce pas ? et il se tourna vers Dazen.

— Votre supposition n'est pas loin de la vérité ; l'armée dont les émigrés parlent est extrêmement bien organisée. Je pense qu'il y a bien plus de sous-traitance et de sous postes que dans les nôtres, et les entraînements, les rationnements et déplacements doivent être plus rigoureux.

— De combien de temps disposons-nous ? demanda Caelia Verte.

— Attendez ! (la Rouge s'était levée, l'air à la fois effrayée et furieuse) Vous n'allez pas croire quelques éclaireurs superstitieux et d'autres émigrés soûlés à la gnôle !

— al-Harron.

Karris avait parlé avec un ton si froid que la Rouge se pétrifia.

— Les « éclaireurs superstitieux » bravent des dangers dont vous n'avez même pas idée pour grappiller le peu d'informations que nous avons maintenant. Quand aux « émigrés soûlés à la gnôle », j'ai ouï dire que l'une d'entre elles dirige la classe d'art de la tour infrarouge, avec une discipline de fer et un brio que je qualifierais de surnaturel. Pensez-vous toujours ce que vous dites ?

— Je ne retire pas mes mots, persifla la rouge, mais se rassit tout de même. Je n'ai ni confiance en les Angariens, ni en les Yamashitais.

Dazen se retint de soupirer.

— Je demande au conseil de décider si nous devons envoyer un émissaire pour discuter avec les Angariens.

— Bah ! (la Rouge fit un geste de la main) Ils ne veulent que conquérir, non ? Je propose de refermer les portes de Sombre-Éternité.

— Et comment comptez-vous faire ? se surprit à dire Dazen avec un ton acerbe. Vous vous prenez pour Lucidionus ?

— Contrairement à vous, je n'ai jamais cherché à ressembler à un dieu.

Touché. Il se renfrogna ; peut-être que al-Harron n'était pas si bête que ça, finalement.

— Les Portes sont faites d'obsidienne. Il en faudrait une quantité incroyable pour les réparer et que nous possédons pas ; quelle est votre idée, Rouge ? demanda Karris, en bon Blanc.

— Le jaune durera moins, mais est plus solide.

Simple, mais efficace. Cependant…

— Nous demanderons au Prisme de s'en charger ; ce sera sa première tâche.

Dazen blêmit, et se tourna vers Karris ; elle avait le visage impénétrable. L'idée plut aux autres Couleurs, en revanche : ils acquiescèrent et firent une moue approbatrice. Harrison semblait aux anges.

— Nous procédons à un vote, annonça le Blanc. Qui est pour l'idée de l'émissaire ?

Dazen leva sa main.

Pour la première fois, Jia ne le suivit pas.

— Qui est pour que le Prisme se charge de boucher les Portes de Sombre-Éternité ?

Toutes les mains se levèrent. C'était toujours comme ça, de toute manière : le noir était le méchant dans l'histoire, et perdait face aux couleurs. Le blanc regardait le noir se faire lyncher, inflexible. Car il ne pouvait rien faire, c'était l'ordre des choses.

Dazen regretta de ne plus être Prisme.

— Envoyez le message à Dame Tili, fit-il à un coursier. Son destin est en marche.

* * *

Nachal se faufila parmi les docks, l'air enchantée ; après le long enchaînements de pompe, de tractions et la course de vingt lieux, ses muscles étaient mal en points… Mais la joie de la retrouver lui donnait des ailes !

Elle sauta par-dessus une caisse, passa sous un tonneau transporté par un grand débardeur et parvint jusqu'au navire nommé « l'Écouvilleur ». Il semblait s'apprêter à partir… Bizarre, ils sont pourtant revenus hier ? Nachal se précipita jusqu'au planchon entre le quai et le pont, où un marin chicanait du tabac en vérifiant les cargaisons chargées. L'homme la vit arriver, et lui dit avec un signe de tête :

— Mais c'est la p'tite grouillote que j'vois là ? C'mment ça s'passe, chez les troufions ?

— Je les lamine, sourit-elle. Contente de te voir, Lloyd.

Il sourit et lui serra la main avec la poigne d'un marin. Elle demanda, soucieuse :

— Vous repartez déjà ?

— Ouaip ; le capitaine va livrer tout ça à Azulay ; le voyage sera long, donc on part à l'aube demain (il soupira, et marmonna) J'aurais bien aimé la soutenir avant le Jour du Soleil…

— Tu as dis quelque chose ?

— Rien qui puisse intéresser ta p'tite caboche de tourterelle ! Allez, va la chercher.

Elle acquiesça et traversa le planchon. Puis, elle monta les cordages pour aller jusqu'au nid-de-pie ; elle avait le vertige, et plissa les yeux pour en voir le moins possible. Une fois là-haut, par contre, elle trouva ce qu'elle cherchait. Enfin, qui pour être plus exact.

— C'est la première fois que je te vois de te morfondre comme ça. Tu t'es prise un poisson volant sur la tête, ou quoi ?

La personne à qui elle parlait était assises, genoux retroussés vers elle et tête entre ses bras croisés. Elle redressa la tête ; c'était une fille à la peau très sombre, mais avec des yeux pourpres que Nachal trouvait toujours étranges, car ils débordaient d'une chaleur accueillante sans pour autant être sécurisants. La toison bouclée brune débordait comme une touffe de coton sur la tête tatouée de Tili « Eau-douce », la Brave-Tempête, et…

L'Illytienne se leva et se précipita vers Nachal pour l'embrasser avec passion, au point que celle-ci en eut le souffle coupé. D'ordinaire, il fallait lui arracher ce genre de baisers après un long jeu de séduction. Après un moment langoureux, Nachal s'écarta avec regret mais inquiétude, caressant le visage de son amoureuse :

— Qu'est-ce qui ne va pas ?

Tili la regarda dans les yeux, avant de fondre en larmes. Confuse, Nachal la fit asseoir dans le nid, les mouettes rieuses semblaient se moquer d'elles. C'était la première fois que la grouillote voyait Tili dans cet état. Ça la terrifiait.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

— Je…, commença-t-elle, mais fut interrompu par une marine d'en-bas :

— Tili ! Le cortège est venu te chercher.

Nachal se leva d'un bond et regarda sur le quai : un cortège, en effet ! Des luxiats, un Haut-luxiat, et le Blanc elle-même ! Elle se tourna vers Tili, redoutant l'effroyable vérité.

— Je suis désolée, Nachal. Je suis vraiment désolée.

— C'est une blague, non ? bredouilla-t-elle. Une grosse vanne… C'est sûrement un doublon, en bas ?

— Ne rends pas les choses plus difficiles.

— Tili, tu…

Mais sa confidente, son amante, son âme-sœur proféra ces mots d'un implacable tranchant qui serait son credo :

— Je te congédie. Le Prisme élu te l'ordonne.

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