3.3 Lock (part 2)

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Tout en obtempérant, sortant de la pièce, Jaem se demandait quelle idée macabre avait traversé l'esprit de son jeune seigneur. En quoi pouvait-il être utile à Lock au marché ? Pour ce qui était de la sécurité, les rues de Del'Ashaan étaient les plus sûres de tout l'empire. Un noble s'y promenait en toute quiétude à l'heure la plus sombre de la nuit. La Garde impériale et les Dévots de l'Ordre de la Vérité y veillaient en permanence. Les nouveaux résidents étaient triés sur le volet, les visiteurs surveillés de près et soumis à un couvre-feu strict.

Potrek ne confia à Jaem qu’une tenue guère différente de celles dont il était affublé d'ordinaire. Tout au plus était-elle propre. Rapidement arrivé devant les lourds battants de l'entrée de la propriété du baron, pressé par le maître de maison, Jaem dû patienter une bonne heure avant de voir Lock émerger de la bâtisse, croquant dans un biscuit. L'esclave, lui, n'avait rien avalé depuis la veille.

Le jeune seigneur avait opté pour un habit simple avec des bottes de ville, un indice sûr qu'il ne comptait pas courir les salons. Cela rassura Jaem, pour qui l'épreuve du réveil avait été suffisante dans ce domaine.

Lorsque le duo s'engagea dans la rue, une paire de gardes leur emboîtèrent le pas. L'esclave ne douta pas qu'ils étaient là pour lui. Il reconnut le plus grand, le capitaine qui l'avait presque battu à mort dans les écuries. Deux chiens du désert gambadaient aux côtés des soldats, accompagnés par le goupil blanc boîteux du jeune seigneur. Jaem ne pouvait s'empêcher de garder un œil sur eux en permanence, frémissant dès qu'ils s'approchaient.

— Commençons par faire un petit tour ! Il y a peut-être des nouveautés ! décréta joyeusement Lock.

Une bonne manière de faire mariner Jaem, de le laisser s'inquiéter plus longtemps de ce qui l'attendait. Bien sûr, des nouveautés, il y en avait toujours. Le grand bazar de Del'Ashaan était réputé dans tout l'empire. Pour celui qui en avait les moyens, aucune marchandise n'était introuvable : des épices les plus exotiques au remède contre la fièvre du désert, en passant par des bjoux esthiris - grande mode du moment. On pouvait se procurer un oiseau aux couleurs de l'arc-en-ciel capable de répéter les paroles de son maître, ou un scorpion du royaume de Qian dont la piqûre était réputée mortelle en moins de dix secondes. Le Jak, ce tissu qui faisait la prospérité des tisserands ashaan, occupait une grande place, l'offre en la matière ne connaissait aucune limite. Le marché aux esclaves offrait quant à lui des éléments spécialement formés pour toutes les activités, des plus inavouables jusqu'aux arts littéraires.

La population de Del'Ashaan regroupait l'essentiel de la noblesse impériale, elle concentrait donc sa richesse. Une place sur ce marché se monnayait une petite fortune. Dès le lever du jour, les commerçants s'attelaient à attirer le chaland tout en disposant son étalage. Présenter ses articles de la même manière deux jours consécutifs n'était pas envisageable et une boutique respectable se renouvelait quotidiennement.

Lock progressait dans les allées du grand bazar comme un prince dans son jardin. La plus petite goutte de sang noble faisait de vous un hôte de marque, personne ne s'offusquait quand le jeune seigneur croquait dans un fruit pour l'abandonner aussitôt sur l'étal, ni même lorsqu'il pinçait les fesses de la fille du propriétaire des lieux sous ses yeux. Tous accueillaient les frasques des jeunes fortunés avec de grands sourires, sachant parfaitement où était leur intérêt.

Jaem se tenait en retrait, ses souvenirs remontant à la surface. Comme tous les jeunes nobles, dans son enfance il avait passé énormément de temps à écumer les lieux. Haqim sur ses talons, leur précepteur suivant, il passait d'étal en étal, trouvant toujours une babiole plus essentielle à aquérir. Peut-être était-ce là, finalement, ce que cherchait Lock ? Lui rappeler ce temps où tout semblait appartenir à Ravik Abelam, alors que Jaem ne possédait même pas les vêtements qu'il portait.

La matinée avançait, ils approchaient de l'autre bout du bazar et le jeune seigneur n'avait toujours pas touché à sa bourse. La Grand Rue débouchait sur la Place impériale, elle-même bordée par l'oasis de Gaelak. Des enfants y jouaient dans les eaux sacrées, de jeunes tourtereaux de promenaient main dans la main sous les palmiers. Le regard de Jaem s'attarda sur une jeune femme plongée dans la lecture d'un ouvrage, au pied d'un dattier. Il s'immobilisa : le teint de porcelaine de la belle ainsi que les longs cheveux noirs qui tombaient sur sa robe bleutée ne laissaient pas place au doute : il s'agissait de Jamila.

— Eh bien quoi ? Avance ! grinça le capitaine des gardes.

Jaem sentait son cœur s'accélérer. Il pria sa promise lever les yeux, de croiser son regard, mais tandis qu'on le forcer à avancer, il la perdit bientôt de vue. Déçu, il remarqua qu'ils arrivaient devant un gros bâtiment en brique. Une nouvelle fois, le jeune homme s'arrêta sur place. Il connaissait cet endroit : la ménagerie impériale, là où l'on menait toutes les créatures mystiques capturées avant d'être attribuées. Naturellement, Lock passa la porte et, sans nouvel avertissement, le capitaine força Jaem à lui emboîter le pas.

Une lourde porte les sépara de l'extérieur. En dépit de l'importance des lieux, l'accueil n'avait rien d'extraordinaire : une petite pièce sombre, ses fenêtres recouvertes par des tissus occultants. Pour tout ameublement, les lieux ne comportaient qu'un empilement de cages en ferrailles -vides - et un comptoir. Le tenancier des lieux était un homme d'âge moyen dont la longue chevelure était tressée et retombait sur ses épaules. Doté d'une bedaine particulièrement imposante, il exhibait des bras épais comme les cuisses d'un bœuf. Lorsqu'il braqua son regard sur Jaem, celui-ci se sentit jaugé comme une marchandise.

— Maître Benvik ! salua joyeusement Lock. J'espère que vous avez reçu mon billet ?

Le gros commerçant, qui ne quittait pas Jaem des yeux, hocha lentement la tête. Qu'il ne prenne pas la peine de débiter les platitudes habituellement destinées aux nobles en disait long. Cela provoqua un signal d'alerte dans l'esprit du jeune esclave.

— C'est lui, je suppose ? Larges épaules, posture remarquable pour esclave et, si j'en crois cette marque sur son visage, il doit avoir un peu d'expérience. Oui, je pourrais en faire quelque chose. Donnez-moi un six mois...

— Deux semaines, contra Lock.

Le colosse fronça les sourcils.

— Oubliez. Je ne le laisserais pas ruiner ma réputation.

— Dois-je vous rappeler la dette que vous avez envers mon père ? riposta le jeune seigneur.

— Deux mois.

— Un, et personne ne saura jamais qu'il est passé par chez vous. N'hésitez pas à lui mener la vie dure.

Une nouvelle fois, le tenancier jaugea Jaem. Le jeune esclave voulu ouvrir la bouche, mais le capitaine lui mis un coup dans les côtes.

— Très bien, très bien, confiez-le-moi, abdiqua le propriétaire.

Le soldat resté en retrait poussa Jaem en avant et ce dernier jeta un regard vers son maître. Lock lui sourit.

— Tu as beaucoup de chance, tu sais ? D'ordinaire, Maître Benvik ne forme pas les esclaves des Maisons ordinaires.

— Former à quoi ? s'inquiéta Jaem.

Il refusait de voir l'évidence. Lock ne se donna pas la peine d'ouvrir la bouche et il eut droit à un nouveau coup de la part capitaine. Puis le colosse fut devant lui et le saisit par l'épaule pour le redresser de force. Maître Benvik était un plus petit que lui, mais bien plus imposant.

— Suis-moi.

Tandis que Lock et ses hommes quittaient le local, l'esclave se résolu à emboîter le pas du tenancier. Quel autre choix avait-il ? Prendre la fuite ? Où ?

Il passa dans une nouvelle pièce où s'alignaient sur les murs toutes sortes d'outils qui lui évoquaient des instruments de torture. Outre diverses lames et pinces aux formes étranges, il y avait aussi des fouets et des pièces en cuir qui lui évoquaient les colliers utilisés par les marchands avec leurs bêtes de somme.

— Qu'est-ce que je fais ici ? s'inquiéta Jaem à haute voix.

— L'jeune Asuran t'as rien dis ? cracha Maître Benvik. T'vas vite le découvrir.

Lock partis, le colosse parlait différemment, avec un accent qui ne lui était pas familier. Il mâchait ses mots. Benvik tira sur un levier et un pan de mur recula avant de se décaler sur le côté. Derrière lui, une courte volée de marche donnait accès à une sorte de tunnel mal éclairé. La luminosité n'était pas nécessaire, cependant. L'odeur et le bruit suffisaient amplement. Devant Jaem s'ouvrait une longue succession de cages et, à l'intérieur de celles-ci, se trouvaient des créatures mystiques. Des dizaines, probablement des centaines de créatures mystiques.

— Bienvenue à la ménagerie impériale ! présenta Benvik. Enfin, ses bas-fonds. Tu ne verras jamais la salle de réception pour les clients. Qu'est-ce que t'attends ? Avance !

Le jeune esclave était cloué sur place, incapable d'esquisser un geste. Son regard passait de l'une à l'autre des créatures qu'il devinait dans les ténèbres, coassant ou rugissant...

Maître Benvik revint vers Jaem et posa ses larges paumes sur les épaules de l'esclave en le regardant attentivement.

— T'es blanc comme un linge, gamin. T'as peur ? Tant mieux. Ça t'évitera p't'être quelques bêtises.

— Qu'est-ce... Qu'est-ce que je suis venu faire ici ? questionna encore le jeune homme.

Sa voix était rauque et Benvik ricana.

— J'dois une jolie somme au vieux Baron Asuran. Les jeux, t'comprends ? En échange d'une ardoise vierge, j'vais faire de toi un dresseur mystique.

— Un quoi ?

— Ouais. J'sais pas c'que le le jeune baron a en tête, sa Maison a pas les moyens d'tenir une vraie ménagerie. Mais pas mon problème ça. T'sortiras d'ici capable de t'occuper de n'importe laquelle de ces horreurs. Moi, j'tâcherai d'te garder en un seul morceau. Enfin, il manquera sûrement un ou deux bouts, évidemment. Faut bien ça pour que l'métier rentre.

Benvik pouffa, comme s'il venait de faire une plaisanterie hilarante. Il mit ensuite sa main droite en évidence et, dans la clarté crépusculaire, Jaem constata qu'il lui manquait l'index et deux phalanges du majeur. La réaction du jeune homme dû le satisfaire, car le colosse éclata de rire pour de bon, avant de lui donner un grand coup dans le dos pour le forcer à entrer dans le couloir infernal.

— Pas l'temps d'm'occuper de toi maint'nant, p'tite tête, j'vais te confier à la nouvelle. Elle va t'montrer ta piaule et t'expliquer un peu ton boulot pour les premiers jours. Vivi ! Eh, Vivi ! Où tu t'cache ma bichette ?

Un bruit métallique retentit plus loin dans l'allée, puis Jaem vit apparaître une silouhette entre deux cages. Elle se dégagea puis claqua une grille derrière elle pour se diriger vers eux.

Dans une tunique lâche, ses cheveux en désordre et son visage crasseux, Jaem reconnu Assa.

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