3.3 Lock (part 1)

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Agenouillé devant un baquet, Jaem prit de l'eau et s'aspergea le visage. La tiédeur du liquide ainsi que son aspect poisseux trahissaient qu'il n'était pas le premier à s'en servir pour ses ablutions, mais ce court instant ne constituait pas moins un véritable réconfort. Il se sentait plus propre et, par extension, plus humain.

— Lève le visage, gronda Potrek.

Arraché à sa consolation, l'esclave obtempéra. Le maître de maison approcha alors la lame de son couteau, puis entreprit de raser méthodiquement chaque poil sur ses joues. Une tâche dans laquelle, étonnamment, l'obèse excellait. Quelques instants plus tard, lorsque Jaem regarda son reflet, il découvrit une peau parfaitement glabre. Ses cheveux, gras, mal coupés, disposés négligemment, bénéficiaient de moins de soin.

Il se laissait encore surprendre par ce visage qu'il ne reconnaissait pas. Plus pâle que jamais, ses joues s'étaient creusées et de profonds cernes marquaient le dessous de ses yeux. Depuis quand n'avait-il plus bénéficié de six heures de sommeil consécutives ? S'attardant sur ses iris, Jaem eut l'impression que même eux s'étaient éclaircis. Comme si tout ce qu'il avait été perdait de sa substance.

Le jeune homme passa sa main sur la balafre qui marquait la moitié de son visage, ces deux griffes qui faisaient désormais partie de lui. Sous ses doigts, les profonds sillons avaient fini par cicatriser. Assurément, aucun de ses condisciples de l'Académie suprême n'aurait pu reconnaître en lui l'illustre Ravik Abelam.

Si tant est qu'ils s'abaissent à regarder en face un esclave miteux et puant, soupira le jeune homme.

Une étincelle continuait pourtant de brûler en lui, là où résonnaient ces mots griffonnés pour lui une semaine plus tôt. Ce soir-là, il avait humé la senteur fruitée qui se dégageait du parchemin jusqu'à qu'il n'en reste rien. Il s'agissait d'un parfum féminin, sans le moindre doute. Qui pouvait lui avoir adressé ce paquet salvateur ? Un nom revenait comme une évidence : Jamila. Elle ne l'avait pas oublié.

Tu te fais des illusions ! marmonna-t-il.

— Tu as dit quelque chose ? réagit Potrek.

— Non, Maître.

— Alors debout. Il est temps de rejoindre le jeune seigneur, l'aube est déjà là.

Comme chaque jour, sans un mot, Jaem suivit le maître de maison au travers du corridor qui donnait accès aux appartements de la famille Asuran.

Le baron en titre ne quittait plus sa chambre depuis des années, affaibli par de multiples infections et rendu incapable de se déplacer par des crises de goutte. La seule fois où l'esclave s'était trouvé en sa présence, il s'était étonné qu'un homme puisse survivre si maigre, avec une peau plus violette que blanche. En réalité, tout le monde savait que le dirigeant de la Maison était d’ores et déjà son héritier, le jeune seigneur Lock.

La tête baissée sur ses pieds meurtris, Jaem se demandait quelle nouvelle humiliation il devrait affronter. Devenu l'esclave personnel du jeune seigneur, il faisait face à tout ce que Lock pouvait imaginer. Et force était de reconnaitre que le seigneur Asuran savait se montrer inventif.

Le premier jour, il avait été expédié à l'Académie suprême au motif de récupérer des papiers oubliés. Evidemment, après avoir défilé la tête basse devant de nombreux visages connus, Jaem s'était vu répondre par Maître Salvak en personne - qui pinçait le nez et refusait de le regarder - que le jeune Asuran devait s'être trompé.

Le lendemain, il lui avait fallu servir de messager au manoir Léande afin de déposer une demande en mariage de la part de Lock - la pauvre Jamila étant libérée de ses engagements par le décès de son fiancé. Évidemment, jamais les Léande ne consentiraient à une union avec une Maison aussi insignifiante que les Asuran, mais tout était bon pour rappeler à Jaem l'étendue de sa disgrâce.

Arrivé devant la porte du jeune noble, Potrek se posta sur le côté et attendit. Jaem s'avança, frappa trois coups avant d'imiter le maître de maison. Une voix ensommeillée l'invita à entrer. La pièce, plongée dans l'obscurité, sentait la transpiration et le somak - cette épice qui vous plongeait dans un état de transe et dont la jeunesse dorée de Del'Ashaan abusait allègrement. La soirée précédente avait dû être festive. Atteindre les fenêtres sans écraser quelque chose exigea toute l'agilité de l'esclave. Il écarta les grands rideaux bleutés, brodés des armoiries de la famille Asuran - un lézard des sables doré.

La lumière du jour révéla - en partie - l'ampleur de la sauterie. Une bibliothèque gisait à terre, son contenu renversé sur le sol. Les autres meubles avaient été repoussés contre les murs pour laisser place à un enchevêtrement de silhouettes partiellement recouvertes par des draperies multicolores. Une chance qu'il se soit abstenu d'écraser l'un de ces obstacles !

Les fêtards n'étant que partiellement couverts, Jaem reconnut plusieurs des compagnons habituels du nobliau et deux fois plus de jeunes femmes. Certaines pouvaient appartenir à la basse noblesse, la plupart étaient assurément des courtisanes. Il s'éclaircit la voix.

— Le jeune seigneur souhaitait être réveillé à l'aube, précisa-t-il.

Un concert de murmures ensommeillés lui répondit, les convives se tortillant sous le tissu. Jaem s'efforça de ne regarder que Lock qui se redressait dans son lit. Le jeune seigneur sourit en apercevant son esclave.

— Allons, mes amis, ce brave Jaem a raison, il est temps pour vous tous de prendre congé ! clama-t-il. J'ai beaucoup à faire aujourd'hui !

En parlant, Lock rejeta les draps qui le dissimulaient lui et deux jeunes femmes dans toute leur nudité. L'une de ses compagnes, une sublime blonde, jeta un bref coup œil en direction de Jaem, puis se précipita sur un bout d'étoffe qu'elle utilisa pour dissimuler sa féminité. Le jeune Asuran, vif comme un serpent, l'en délesta aussitôt.

— Allons, Doni, ce n'est qu'un esclave, pas même la moitié d'un homme. Quant à nous autres, il n'y a rien que nous n'ayons déjà vu !

Des rires ponctuèrent sa saillie dans la pièce, mais la dénommée Doni se dégagea de plus belle et, cachant de son mieux son intimité, courut vers le couloir. Avant de quitter les lieux, elle lança un regard accusateur à Jaem, comme si celui-ci la reluquait effrontément alors qu'il s'efforçait au contraire de regarder partout ailleurs. Malheureusement pour lui, il semblait difficile de poser les yeux sur un endroit qui ne dévoile pas un bout de hanche ou des seins.

— Elle est charmante, ricana Lock après le départ de Doni. Mais bien moins que ma colombe, tu ne penses pas, Jaem ? Allons, ne sois pas timide, regarde comme elle est magnifique !

Sachant ce qu'il lui coûterait de refuser d'obéir à un ordre direct, l'esclave porta son regard sur la seconde amante de Lock. Cette très jolie femme lui sourit à pleines dent et prit tout son temps pour se redresser sur son séant, non sans écarter ses longues jambes. Sans la moindre pudeur, elle lui offrit, à lui et à l'ensemble des fêtards lubriques, une opportunité sans pareille d'admirer son teint cuivré, ses courbes raffinées. Impossible, également, de ne pas noter que chacun des poils de son corps - jusqu'aux plus secrets - avaient été teints dans un bleu éclatant.

Naturellement, Jaem ne pouvait pas rester de marbre devant pareil spectacle. Des rires et des doigts pointés saluèrent le désir ardent qui montait en lui. Sa tunique miteuse ne dissimulait rien, l'offrant en spectacle pour les fêtards qui n'attendaient que ça pour se gausser bêtement.

Si c'est tout ce que tu as trouvé aujourd'hui, ce sera loin de suffire ! songea Jaem. J'ai organisé des orgies à côté desquelles ta sauterie me semble bien chaste. Et j'ai traversé la ville de bon matin sans un vêtement sur le dos !

Malgré tout, il ne pouvait empêcher son sang de bouillir. Les moments de honte qu'il s'était imposés étaient une chose, ceux qu’on lui infligeait une autre. La colère grandissait et, inconsciemment, il calculait ses chances d'atteindre Lock avant que ses compagnons ne l'arrêtent. Ensuite, il mourrait. Il serait battu, écrasé par des êtres dépravés, à moitié drogués et complètements nus. Il s'éteindrait dans la déchéance la plus absolue. Alors, il lutta. Le jeune homme se tint fixement et, ultime bravade, parvint à sourire. Il ne détourna pas un instant les yeux de la séductrice, qui laissait à présent glisser ses doigts sur sa voluptueuse poitrine et jusqu'au creux de ses reins.

— Elle est somptueuse, Jeune Seigneur, flatta Jaem.

Un petit pli entre ses yeux trahit un instant la contrariété de Lock, mais ce dernier se reprit vite et caressa sensuellement la joue de sa compagne, qui posa la tête sur son épaule osseuse.

— J'ai trouvé cette douce Alludra au marché des plaisirs il y a trois jours, raconta-t-il. Je ne m'en lasse pas. Elle sait faire des choses merveilleuses et me procure des sensations nouvelles, des émotions qu'aucune autre ne m’avait permis d'explorer. Quel dommage que mon bon ami Ravik ne soit plus là, je sais combien il se serait délecté d'elle. Savez-vous combien j'ai été proche du jeune Abelam ? L'annonce de sa mort m'a vraiment plongé dans un abîme de tristesse.

Des soupirs de sollicitude - aussi faux que les paroles de l'hôte - résonnèrent autour d'eux. En parlant, l'attention du jeune seigneur ne quitta pas Jaem. Tendu à l'extrême, l'esclave fit de son mieux pour demeurer impassible.

— Mais j'y pense, reprit Lock, il y a une autre personne ici qui a bien connu ce bon Ravik, n'est-ce pas Suli ?

Le corps de Jaem fut frappé par la foudre. Une crinière rousse se dégagea de draps situés non loin du lit. C'était bien elle, la jolie Suli. Celle qui les avait fait fondre, Haqim et lui. Celle qui hantait encore parfois ses rêves. Un instant, il fut sûr qu'elle allait le reconnaitre, ouvrir grands ses beaux yeux émeraude et plaquer ses mains sur ses lèvres langoureuses. Mais le regard de la belle passa sur lui comme sur un meuble.

— Ce n'est pas une si grande perte, soupira la jeune femme. C'était un rustre. Et un amant pitoyable.

De nouveaux éclats saluèrent la déclaration de la jeune femme et, cette fois Jaem, se sentit profondément touché. Des larmes menaçaient de couler, sans qu'il ne sache plus lui-même s'il s'agissait de détresse ou de colère.

— Assez parlé du passé, trancha enfin Lock. Allons, mes amis, tout le monde dehors !

Nobles et courtisannes s'activèrent dans un bel ensemble, partant à la recherche de leurs vêtements éparpillés sur le sol et les meubles. Alludra ne faisant pas exception, Jaem s'estima libéré de l'ordre de son maître et s'empressa de porter son regard sur le sol.

Un mouvement différent finit toutefois par attirer l'attention de Jaem sur un coin de la chambre. Un chat du désert émergea d'une pile de vêtement et s'ébroua, vite suivi par le goupil blanc de Lock. L'esclave frissonna, non sans raison : ces deux créatures mystiques auraient pu le tailler en pièces avant qu'il n'ait fait trois pas vers le maître des lieux. Ce dernier les avait-il cachées là à dessein ? Pour le piéger et le tuer ? Cela n'avait pas de sens, car si Lock s'était lassé de son jeu, il pouvait se débarrasser de n'importe quel esclave sans avoir à se justifier. Et pourtant...

Le félin s'était approché. En ronronnant, il vint se frotter à la jambe du jeune esclave. Jaem recula précipitamment et le chat leva sur lui ses yeux ronds comme des billes. Que lui arrivait-il ? La menace n'était plus d'actualité, il ne s'agissait que d'un simple chat du désert trop affectueux. Jaem connaissait bien cette espèce, celle à laquelle appartenait Goliath, le compagnon bestial d'Haqim. Ce spécimen était par ailleurs bien moins imposant que celui de son défunt ami. Alors pourquoi son cœur s'emballait-il ainsi ? Pourquoi une peur irrépressible venait-elle le tenailler dès qu'une créature mystique l'approchait ?

— Un problème ? questionna Lock tandis que le chat prenait la direction du couloir.

Le nobliau se tenait juste devant lui et le fixait bizarrement. Jaem se rendit compte qu'il tremblait comme une feuille. Il s'efforça de pratiquer les exercices de respiration que Maître Loën lui avait enseignés dans une autre vie. À l'époque, il s'en moquait, trouvant qu'il s'agissait de temps perdu. Pourtant, quelques instants de pratique suffirent pour qu'il se reprenne. Lock continuait de le jauger du regard.

— Tout va très bien, Jeune Seigneur, assura Jaem dès qu'il fut capable de parler.

Son maître le regarda encore un instant, puis hocha la tête. Un sourire naquit sur ses lèvres.

— Dans ce cas, tu vas m'accompagner. Nous allons nous promener un peu, tous les deux.

— Nous promener ? Vous voulez dire : dans les jardins ?

— Je veux dire en ville, bien sûr ! Demande donc à Potrek des vêtements plus convenables. Nous nous retrouvons dans un instant à la porte principale.

— Bien, Jeune Seigneur.

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