3.2 Les écuries

11 minutes de lecture

« Jaem ! »

Le cri de Potrek se répercuta dans tout le cellier. Le jeune esclave l'entendait s'égosiller ainsi à longueur de temps depuis deux lunes, trop peu pour s'habituer à une voix atroce, chevrotante et en même temps empreinte de gravité. Dans son sursaut, il déséquilibra la pile de grain soigneusement trié devant lui et celle-ci s'effondra, se mélangeant au reste.

— Félicitation ! grinça le maître de maison de la famille Asuran. Tu auras le droit de tout recommencer tout à l'heure. Pas de repas tant que tous les grains germés n’auront pas été écartés !

— Quoi ? Mais c'est vous qui...

En dépit de son tas de graisse, Potrek se déplaçait étonnement vite. Une claque monumentale expédia Jaem au beau milieu de son ouvrage. Sonné, il leva les yeux sur le vieil obèse qui souriait à pleine dent. Un spectacle cauchemardesque : des chicots jaunâtres, un triple menton, des bajoues tombantes et un crâne d'œuf. L'absence de sourcils sur le visage de ce mastodonte achevait de donner lui conférer un air inhumain, lunaire. Mais le vrai problème, c'était que cette brute était constamment sur les nerfs et qu'il lui fallait quelqu'un pour se défouler. Lui, par exemple.

— De quel droit oses-tu répondre ? tonna Potrek. Tu joues de nouveau ton rôle de noble ashaan ? Petite raclure, oser usurper l'identité d'un homme aussi remarquable que le seigneur Abelam ! Je le connaissais, tu sais ? Et tu ne lui ressemble pas du tout !

Cette diatribe, elle ressortait chaque jour, comme un mantra. Jaem garda le silence et la tête basse. Il n'était pas stupide et avait fait taire son orgueil depuis longtemps. Les muscles de sa mâchoire endoloris et une ou deux côtes déplacées constituaient de solides rappels du résultat d'une révolte, le cas échéant.

Pour faire bonne mesure, le maître de cuisine entreprit tout de même de lui offrir un nouveau pense-bête au niveau de l'estomac, connaissant son point faible. Coincé entre des tonneaux de spiritueux et les sacs de grains, il ne réussit qu'à se prendre les pieds dans sa propre toge et se rattrapa de justesse à un étal. Potrek se redressa aussitôt, scrutant l'expression de Jaem d'un air soupçonneux, mais le jeune homme demeura impassible.

Encore une fois, il connaissait le prix d'un simple sourire. On apprenait étonnement vite en se faisant rosser par un être doté d'une force aussi gargantuesque que celle de Potrek. Car celui-ci ne se contentait pas de profiter des avantages de son embonpoint, il tirait aussi le meilleur de son lien avec un bronto ! Cette créature mystique - qui ressemblait à un gros bœuf couvert d'une carapace - était lente et stupide, mais il n'existait rien de plus dévastateur que sa charge. Le lien confirmé avec une telle bête offrait Potrek un avantage physique considérable. Même s'il n'avait rien de comparables aux gains retirés d'un lien avec un tigre bleu à crinière dorée...

Jaem repoussa cette pensée dans les tréfonds de son être. Tout ce qu'il devait garder à l'esprit, c'était qu'un ashaan adulte était supposément toujours plus fort que lui.

— Eh bien, tu attends quoi ? rugit encore Potrek. Je t'ai dit que j'ai du boulot pour toi ! Et n'oublie pas que tu devras revenir en finir ici par la suite !

— Bien, Maître.

Jaem se redressa, s'efforçant de paraître le plus servile possible. Derrière son dos, il serrait le poing.

Tu ne m'as rien dis du tout, baleine !

Un coup d'œil sur le côté informa le jeune homme qu'il lui restait une dizaine de sacs de céréales à trier. Attentivement, car s'il laissait un seul grain germé dans le bon tas, la claque précédente passerait pour une douce caresse.

Trois sacs lui avaient pris pratiquement toute la matinée, combien de temps lui faudrait-il pour dix ?

— Suis-moi ! ordonna Potrek. Ce matin, le jeune seigneur est enfin rentré d'Al'Qian. Et il a déjà une tâche spécialement pour toi ! J'ignore ce que tu as pu faire pour mériter pareil honneur !

Le jeune esclave fronça les sourcils. La réponse s'imposait : rien. Il ne connaissait pas ce "jeune seigneur". Depuis qu'on l'avait expédié au service de cette Maison mineure, le seul auquel il ait eu à faire était Potrek. Même les autres serviteurs et esclaves l'évitaient de leur mieux, probablement sur ordre.

Suivant le maître de maison en silence, Jaem traversa les caves de la propriété seigneuriale et émergea finalement en plein air. Ébloui, il n'en frémit pas moins de plaisir en sentant le soleil sur sa peau. La cellule moisie qu'on lui avait attribuée se trouvait en sous-sol et elle était dépourvue d'ouverture sur l'extérieur. Cela faisait trois jours qu'il n'était plus sorti !

— Arrête de lambiner ! râla Potrek en assenant une taloche sur le crâne de l'esclave.

Le maître de maison savait-il parler normalement ? Jaem lui emboîta hâtivement le pas en se massant l'arrière de la tête, songeant combien il lui aurait été aisé d'éviter ce coup. Sauf qu'il n'y aurait gagné qu'une mandale deux fois plus forte. Oui, il apprenait vite, et même un peu trop vite. Sa satisfaction se mua en dégoût de lui-même.

Les pas de Potrek les menèrent vers un grand bâtiment, à l'écart de la demeure seigneuriale. Comme la plupart des propriétés périphériques de Del'Ashaan, celle de la Maison Asuran disposait d'un vaste terrain. Jaem identifia des étables à la hauteur des portes, mais avant même de les franchir, il fut frappé par l'odeur. Quelque chose empestait furieusement dans le coin. En entrant, une vision de l'enfer s'imposa à lui : tout, dans ces lieux, n'était qu'immondice. C'était comme si on avait rassemblé là toutes les déjections de Del'Ashaan ! Ce fumier, ces crottins, tout semblait frais. Il doutait que l'ensemble des montures de la garnison impériale soient capables d'en produire autant en une journée !

— Qu'est-ce qui s'est...

Une lueur dans le regard de Potrek l'avertit de ne pas aller au bout de sa phase. Il baissa la tête, pour faire bonne mesure.

— Qu'attendez-vous de moi, exactement ? se corrigea-t-il.

Même avec sa tête baissée, il devinait le sourire qui illuminait la face immonde de Potrek.

— N'est-ce pas évident ? Nettoie tout ! Demain, sa Seigneurie reçoit des invités pour une partie de chasse. Quel déshonneur ce serait si ses amis trouvaient les écuries dans cet état ! Il y a du matériel dans le coin. Le puits est au centre de la cour, mais ça tu le sais déjà. Maintenant, au travail ! Et n'oublie pas le grain quand tu auras fini !

— Je dois faire tout ça tout seul ? laissa échapper Jaem.

Rien que les allers-retours vers le puits lui prendraient un temps considérable. Au vu de l'état des lieux, il lui en faudrait une centaine !

Potrek sembla sur le point de frapper, mais se ravisa finalement. Peut-être que même lui jugeait inutile d'enfoncer encore le clou.

— Tu n'as tout de même pas besoin qu'on te tienne la main pour si peu ? ricana-t-il. Au boulot !

Resté seul au milieu de l'allée pestilentielle, Jaem demeura un instant interdit, incapable de déterminer par où il devait commencer. Finalement, empoignant deux sceaux, il entreprit une succession épuisante d'aller-retours pour rincer à grande eau le principal et rassembler ce qui pouvait l'être. L'un des sceaux s'évérant troué, il lui fallut commencer par le colmater de son mieux. Il se découvrait souvent de nouvelles compétences.

En commençant enfin à frotter le sol, le jeune homme était déjà épuisé et couvert d'excréments. Pour ne rien arranger, le soleil approchait déjà de la ligne d'horizon. Les effluves dans lesquels il nageait imprégnaient tout son être, lui donnaient le tournis. Plusieurs fois, pris de nausée, il déversa le peu qu'il gardait dans son estomac. Pourrait-il un jour se débarrasser du souvenir de cette odeur ?

Régulièrement, il manquait d'abandonner, de s'avouer vaincu. Prêt à supplier qu'on mette un terme à son calvaire. Mais il savait ce qui l'attendrait alors. Dès les premiers jours de sa nouvelle vie, on le lui avait fait comprendre : il n'était pas un esclave comme les autres. Tout ce qu'il adviendrait, ce serait des coups. On le battrait jusqu'à ce qu'il supplie qu'on le laisse retourner à sa tâche. Il retenait ses leçons. Oui, il les retenait.

Un instant, Jaem s'immobilisa. Cette étable ne manquait pas de cordages et de poutre. Potrek ne viendrait pas vérifier son œuvre avant plusieurs heures encore. Il pouvait en finir facilement. Là encore, ce n'était pas la première fois qu'il songeait à une manière d'en finir par lui-même. Comment pouvait-il continuer ainsi ? Sans but, sans espoir de meilleur lendemain ? Il ne lui restait plus rien. Une fois de plus, il détourna les yeux. Il se convainquit que si quelqu'un arrivait par hasard et le voyait faire, on lui ferait encore plus mal. Un mensonge parfait pour un lâche comme lui.

Lorsque le jour tomba pour de bon, Jaem frottait encore. L'étable demeurait sale et miteuse, mais il n'y avait presque plus trace de fange. Il avait tout rassemblé à l'extérieur, sur un grand tas, lorsqu'il entendit des voix. Se redressant de son mieux, ignorant son dos qui se révoltait, il vit approcher trois gardes de la maisonnée.

Chacun de ces hommes tirait derrière lui un cheval qu'il s'efforçait de le faire marcher droit, objectif complexe avec trois chiens du désert qui s'amusaient comme des fous autour des équidés. Ces créatures mystiques étaient de loin les compagnons bestiaux les plus communs. Il y avait une bonne raison à cela : leur espèce était la seule que les ashaans soient parvenus à élever, à faire se reproduire en captivité.

Au second coup d'œil, Jaem constata que ces créatures n'étaient en réalité pas seules responsables de la démarche hésitante des chevaux. Les soldats eux-mêmes avançaient en riant comme des ivrognes, s'échangeant régulièrement un cruchon. Ils finirent tout de même par atteindre les portes du bâtiment devant lequel ils s'immobilisèrent brutalement.

— Pouah, quelle odeur ! s'écria l'un des soldats. D'où ça vient ?

— Sûrement de cet esclave, vous avez vu dans quel état il est ? riposta son camarade.

Jaem baissa la tête servilement devant les rires des trois soûlards. Il supplia le ciel pour que ces hommes fassent demi-tour, passent leur chemin. Mais l'un d'eux vint se planter juste devant lui.

— Toi ! Peux-tu me dire où est passé le fourrage et l'avoine ? Nos montures ont mérité leur pitance, elles !

Sans autre option, le jeune esclave leva les yeux sur le soldat. Ce dernier portait des galons de capitaine, il s'agissait probablement du chef de la garde familiale. Une Maison mineure disposait rarement de plusieurs officiers.

— J'ai dû tout jeter, tout était infecté, expliqua-t-il.

Il aurait dû le voir venir. Épuisé comme il était, Jaem ne comprit ce qui lui arrivait qu'une fois à terre, en crachant du sang. Après l'avoir frappé d'une main gantée, le capitaine le saisit par les cheveux pour le forcer lever les yeux.

— De quel droit me parles-tu sur ce ton, esclave ? hurla-il.

Peut-être un cousin de Patrok, celui-là, songea brièvement Jaem.

Derrière le soldat, ses compagnons ricanaient ouvertement.

— Mes excuse, messire, je... bafouilla le jeune homme.

— Vas chercher du fourrage. Sur le champ ! ordonna le capitaine en propulsant Jaem à terre.

— C'est que, je... Je ne sais pas où...

À quatre pattes, l'esclave fut fauché par un coup de genoux dans les côtes qui éveilla aussitôt ses vieilles blessures. Il tomba à la renverse, le souffle coupé par la douleur. Levant ses yeux piquants de larmes sur la botte du militaire, il tomba nez à nez avec deux pupilles fendues et une langue pendante.

Une profonde terreur surgit en lui qui surpassa tout, même la douleur. Il se jeta en arrière, rampa sur ses coudes pour s'éloigner au plus vite. Le chien du désert le regarda d'un air curieux tandis que les deux soldats en retrait se pliaient en deux. Leur supérieur, lui, ne sembla pas amusé.

— Debout ! cria-t-il en approchant.

Mais Jaem ne pouvait pas se lever. Il en était incapable. Tous ses membres tremblaient, il ne se contrôlait plus.

— Tu te moques de moi ? insista le capitaine.

Le soldat se baissa et saisit le jeune esclave par le col. Il lui envoya une gifle puis le jeta en arrière, enchainant par un nouveau coup de pied. Jaem se recroquevilla sur lui-même, alors le soldat insista, vite rejoint par ses camarades qui s'en donnèrent à cœur joie. Les chiens du désert aboyaient joyeusement en courant autour d'eux. Les coups pleuvaient et Jaem ne pouvait rien faire, sinon se protéger la tête de son mieux. La souffrance était partout, il se sentait lentement partir... Ce qui constituait finalement une délivrance. Avec un peu de chance, il ne se réveillerait jamais.

— Ça suffit ! Qu'est-ce qu'il se passe ici ? tonna une nouvelle voix.

Les coups cessèrent aussi soudainement qu'ils avaient commencé. Les soldats s'écartèrent, laissant Jaem à son agonie. Ouvrant péniblement les yeux, l'esclave aperçut une silhouette dans l'embrasure de la porte, le soleil couchant dans son dos. Un jeune homme se dressait là, sa blonde crinière flottant aux vents.

Haqim ?

Son sauveur entra dans le bâtiment, s'approcha du malheureux. Haqim n'était pas si grand, il avait de plus larges épaules.

Haqim...

— Jeune Seigneur, cet esclave nous a manqué de respect, justifia le capitaine.

— Et c'est suffisant pour le battre à mort ? Souhaitez-vous que vos prochaines soldes servent à le remplacer, Jeor ? Avez-vous une idée de la valeur d'un esclave aussi jeune et en bonne santé ?

— Non, Jeune Seigneur. Mes excuses pour mon emportement... et celui de mes hommes, Jeune Seigneur.

— Vous allez me le ramener dans sa cellule, tout de suite !

— Naturellement, Jeune Seigneur.

Incapable de bouger - encore moins de se débattre -, Jaem se laissa soulever par les soldats. Il n'eut pas davantage de contrôle sur les gémissements plaintifs qui lui échappèrent durant tout le trajet jusqu'à la demeure seigneuriale. Les hommes d'armes le portèrent à bout de bras, répugnant à le toucher. Toujours à la limite de l'évanouissement, le jeune esclave remarqua qu'une nouvelle créature tournait autour d'eux. Plus petite qu'un chien du désert, celle-ci avait un poil d'un roux très pâle.

On le jeta finalement sur sa paillasse, sans le moindre ménagement. Les soldats prirent congé aussitôt, bredouillant de nouvelles excuses à leur "Jeune Seigneur", mais sans un regard pour leur victime. Reprenant son souffle, il fallut un instant à Jaem pour réaliser que la porte de sa cellule n'avait pas été refermée. Son nouveau maître était toujours là, penché sur lui.

— Eh bien, eh bien, nous nous retrouvons enfin, souffla ce dernier juste devant le visage de l'esclave. Pouah, tu empeste vraiment ! Mais dis-moi, me reconnais-tu ?

L'esclave s'efforça de se concentrer sur le visage flou de l'inconnu, ce qui lui demanda déjà un grand effort. Les traits du noble s'avéraient très ordinaires, quelconques même. L'avoir pris pour Haqim faisait offense à la mémoire de son ami. La petite créature flamboyante continuait de tourner autour de son maître. C'est elle qu'il identifia en premier, finalement : un goupil blanc. Un goupil qui boîtait.

Le regard de l'esclave revint sur ce visage pas si méconnu que cela et le jeune seigneur sourit en se redressant.

— Voilà, ça te revient maintenant. Content de faire ta connaissance... Jaem. Je suis Lock Asuran, ton nouveau maître. Je vais bien m'occuper de toi.

Le jeune noble autrefois sans importance, humilié dans une autre vie par Ravik Abelam et dont le compagnon mystique avait été brisé, cet homme quitta la pièce sur ces paroles. Jaem se laissa retomber sur le dos, lâchant un hoquet de souffrance.

Il sait tout.

Alors que les larmes coulaient enfin, dévalaient ses joues creusées par le manque de nourriture et les sévices permanents, Jaem remarqua que quelque chose le dérangeait sur sa couche, une bosse. Au prix d'un effort presque insurmontable, il parvint à se redresser assez pour tendre le bras et chercher en-dessous. Il ramena un petit paquet emballé dans un tissu trop noble et coloré pour pareil environnement. Une fois la ficelle retirée, trois oranges lui tombèrent entre les mains, accompagnées d'un petit parchemin. Sur ce dernier, griffonés à la hâte, trois mots :

« Tiens bon Ravik. »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Borghan ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0