1.1 Ravik Abelam

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« Lassé de l'injustice et des privations, Gaelak le Grand se dressa contre l'oppression imposée par les créatures mystiques. Parti seul, il leva les foules, rassembla une armée et hissa pour la première fois la bannière au Lion d'Argent. Le vent de la révolte souffla enfin pour l'humanité, qui se confronta fièrement à l'ennemi qui la tenait pour inférieure depuis cent générations. Contre le Pouvoir Mystique des créatures et de leurs adorateurs, la victoire demeura cependant impossible. Le plus grand guerrier de l'Histoire fut vaincu, contraint au Premier Exil. Mais le destin mit Fëalan le Sage sur sa route... »

Ravik Abelam bâilla aussi longuement que bruyamment, bercé par la voix monocorde de Maître Salvak. Ce vieil homme sans intérêt, prétendu spécialiste de l'Histoire antique, réussissait l’exploit de dépeindre des épopées épiques avec le même entrain que s’il comptait des billes. Le siège de Ravik grinça lorsqu'il se laissa aller à un mouvement de bascule. Situé au beau milieu des travées de l'amphithéâtre, il s'attira quelques regards agacés. Ses condisciples eurent toutefois assez de jugeote pour vite détourner les yeux. Le maître de conférences, lui-même, ne marqua pas la moindre pause.

« Liés par un pacte de sang, les deux héros mirent à profit les connaissances mystiques de Fëalan, ainsi que le courage de Gaelak. À eux deux, ils réalisèrent ce que d’aucuns jugeaient impossible : ils annihilèrent le lien qui unissait les créatures mystiques à leurs adorateurs. Les serviteurs humains de l'ennemi furent brisés à jamais, privés de leur capacité à ressentir le Pouvoir Mystique. Ils devinrent les Sanmajs, des humains inférieurs marqués par leurs yeux rouges, voués à errer travers le monde en expiation des péchés de leurs ancêtres. Cette victoire ne marquait cependant qu'une étape... »

Oui, une étape. La guérilla de Gaelak et Fëalan ne pouvait rien devant les plus puissantes créatures mystiques, celles qui avaient dominé le monde d'Obaran durant des millénaires. Acculés, contraints à un affrontement frontal sans espoir, les héros défaits durent prendre la fuite. Le Deuxième Exil les conduisit alors jusqu'à une oasis, au cœur du désert d'Ashaan. Ils y fondèrent la cité libre de Del'Ashaan, Gaelak en devint le Roi et Fäelan le Grand Pontife. Les Pères du peuple ashaan dirigèrent conjointement, établissant la tradition des deux Ordres régnants.

Ce récit constituait la genèse de la société ashaan. Deux siècles après ces évènements, les héritiers des deux héros découvrirent les pierres d'âme grâce auxquelles ils furent capables de soumettre des créatures mystiques, de les contrôler elles et leur Pouvoir. L'équilibre des forces renversé, l'ennemi fut enfin soumis et l'humanité libérée. Venait ensuite une longue série de conquêtes menant à la fondation du Grand Empire Sous le Ciel Ashaanide. Le problème, c'était que le dernier gamin des rues de Del'Ashaan connaissait tout ça. Pourquoi imposer de tels enseignements à des étudiants presque diplômés de l'Académie Suprême ? Pareille perte de temps dépassait l'entendement !

Le jeune homme cessa tout bonnement d'écouter et son regard vagabonda le long des vitraux qui illuminaient la salle. Ces images colorées représentaient supposément les plus importantes batailles antiques, mais les reconnaître exigeait une dose importante d'imagination. Dehors, l'astre solaire avait largement entamé sa chute. Le calvaire touchait à sa fin.

— Hé, Rav ! interpella-t-on à voix basse.

Le jeune noble dévisagea paresseusement Haqim, son voisin, qui lui ressemblait autant qu'un chien du désert pouvait se comparer à un lion.

L'héritier de la famille Abelam s'enorgueillissait de sa prestance naturelle, de sa taille supérieure à la moyenne et de ses larges épaules. Bien qu'il n'ait à rougir ni de sa force, ni de son charisme, Haqim faisait les frais de la comparaison. Un second coup d'œil ne les rapprochait pas davantage : aux cheveux noirs de jais de Ravik, Haqim répondait par des boucles d'un blond qui confinait au blanc. Ravik possédait des yeux noirs et des traits bruts, là où les prunelles d'Haqim étaient grises et ses traits fins et délicats. Pour aller plus loin encore, on pouvait mentionner la barbe soignée arborée par l'héritier Abelam, tandis que l'on comptait les poils sur les joues de son ami.

Le hasard avait voulu que les deux jeunes gens naissent un même jour, puis partagent la même nourrice. Frères de lait, ils ne s'étaient plus quittés. L'ancienneté et la noblesse de la Maison des Doran, la lignée d'Haqim, valait pratiquement celles des Abelam. En revanche, les Doran étaient pour le moins désargentés. En témoignait la toge délavée dont était affublé le condisciple de Ravik. Cette famille avait prospéré par le biais de l'excavation de gemmes d'âme, mais les mines s'étaient taries des décennies avant la naissance d'Haqim.

En dépit de ce second point — et devant l'insistance de Ravik —, le patriarche de la Maison Abelam n'avait pu qu'offrir sa bénédiction à la relation privilégiée établie par les deux jeunes gens.

— Suli regarde sans cesse dans ta direction, glissa Haqim sur un ton conspirateur. Je suis certain qu'elle a une idée en tête. Tu as vu sa robe, tout à l'heure ? Ce tissu qui lui colle aux hanches, ce décolleté...

Tournant son regard vers la partie basse des travées, Ravik fut vite aspiré par les prunelles émeraudes de la belle Suli, qui cherchait bel et bien son attention. Un joli brin de fille, assurément. Sa tignasse enflammée ne le laissait pas indifférent. Dès qu'elle fut assurée d'avoir capté son regard, un sourire enjôleur germa sur les lèvres pulpeuses de la séductrice.

— Une traînée, grinça celle qui occupait l'autre flanc de Ravik. Elle se trémousse comme une fille des bas-quartiers dès qu'un garçon lui passe devant, une honte pour sa lignée. Pour ta gouverne, Doran, ce tissu c'est du Jak, l'une des marchandises les plus précieuses de l'empire. Tu as intérêt à t'en souvenir, si tu comptes toujours "remettre ta famille à sa juste place". Et il y a tromperie sur la marchandise. Sa poitrine, c’est du toc ! Je l'ai vue aux bains, elle est aussi plate qu'une planche à pain.

— Toc ou non, je mettrais volontiers le nez dedans pour vérifier, ricana Haqim. Pas toi, Rav ?

Le jeune Abelam darda un regard lourd de menace sur son ami, le défiant de continuer sur cette voie. Comme à son habitude, Haqim joua l'innocence offusquée. Sans aucune autre échappatoire, Ravik ignora sciemment Suli pour reporter son attention sur Maître Salvak. Le professeur s'échinait à déplier une carte des royaumes antiques, antérieure à l'établissement de l'Empire.

Se retenant de sourire, Ravik songea que cette manœuvre ne suffirait pas à détourner l'attention de Jamila, il lui fallait aller plus loin.  

— Tu peux essayer de l'attraper, si elle te tente tant, glissa-t-il à Haqim sur un ton détaché. Tant que je ne vous retrouve pas dans l'une de mes chambres. Comme la dernière fois, avec cette fille... comment s'appelait-elle déjà ?

Un regard évasif vers sa voisine l'avertit de la réussite toute relative de sa tentative. Jamila maintenait sur lui ce regard ardent qui lui était propre, celui qui clamait haut et fort l'acte de propriété qu'elle détenait sur Ravik. Cette expression le mettait clairement au défi de professer de l'intérêt à une autre qu'elle. Les Leande avaient accepté depuis peu les exigences des Abelam. Leurs fiançailles seraient officielles dès leur promotion et ni l'un ni l'autre n’avait plus son mot à dire.

En vérité, ce mariage, ils ne le devraient à nul autre que Jamila elle-même. Intégrer la Maison Abelam constituait une opportunité en or d'assouvir les ambitions de la jeune femme. Lorsqu'elle plantait ses griffes dans une proie, nul ne la faisait lâcher. Ravik la fréquentait depuis toujours, aussi n'ignorait-il rien de la nature profonde des sentiments qu'elle lui vouait.

Le jeune homme s'accommodait fort bien de la situation, cela-dit. S'il nourrissait en premier lieu l'espoir que Jamila relâche la pression, une fois la position qu'elle convoitait obtenue, ce mariage le libérerait aussi de la pression des autres Maisons. Pour ne rien gâter, être l'objet de la jalousie de la rose la plus étincelante de leur promotion n'avait rien de désagréable. Car Jamila méritait amplement ce titre, avec son teint de porcelaine — caractéristique extrêmement rare à Del'Ashaan, où la rareté primait—, ses lèvres fines et brillantes, son nez délicat, ses yeux d'un indigo parfait, le tout sublimé par une longue chevelure blonde : une femme aux pieds de laquelle tout homme se jetterait pour un unique sourire lascif. Une arme dont la demoiselle savait parfaitement se servir.

Ravik prit une résolution : se tenir quelques semaines le plus loin possible de la jolie Suli. En tout état de cause, il connaissait la réponse au questionnement de Haqim : la veille, il avait examiné de très près les attributs de la charmante créature. Jamila disait vrai au sujet de sa poitrine. En revanche, savait-elle que Suli l'enduisait quotidiennement d'une huile qui donnait à ses tétons un goût de fraise ?

Dommage, tout de même, qu'il doive se priver de ce plaisir. 

« Il est temps pour vous de rejoindre la cour. Maître Loen vous attend avec vos créatures mystiques », annonça Maître Salvak.

Ravik laissa échapper un profond soupir de soulagement. Il était temps !

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