5 - DECISION

11 minutes de lecture

19 Décembre 2556 (J-2 avant le Grand Transfert)

 A deux jours du départ, toute la ville est devenu un désert apocalyptique. Tout est en ruine. Tout est sale. Tout est vide. Les assauts répétés des groupes se sont terminés il y a une semaine, et on a tous enfin pu souffler. La moitié des autorités ont été remercié afin qu'ils rejoignent leur famille. Ou, le cas échéant, commence à penser à leur nouvelle vie. L'autre moitié, pour la plupart des volontaires, est encore en faction pour coordonner et améliorer la vie dans les Refuges, qui ne sont pas encore ce qu'on pourrait appeler des havres de paix.

 Et il reste une poignée d'hommes à qui une mission spéciale a été confiée. Celle de patrouiller dans les rues abandonnées de Wall City, à la recherche de survivants, de personnes blessées ou dans l'incapacité de se déplacer seul. Je fais partie de cette équipe. Plus qu'un souhait, c'est le besoin qui m'a poussé à faire ça.

 Avant de partir, il est pour moi important, crucial même, que je fasse mes adieux à ma ville. Toute ma vie à déambuler dans ces rues bondées, à sentir les fortes odeurs des cuisines alentour, à me marrer devant ces gigantesques Visio-pub qui me pointaient du doigt en prononçant mon nom. Je pouvais décemment pas quitter cet endroit avant un dernier tour.

 Avant sa destruction totale.

 Très peu de choses m'ont rendu triste dans ma vie. La mort de mes parents ne m'a pas vraiment atteint. La séparation physique et morale avec mon frère m'a plus rendu hors de moi qu'attristé. Tout juste si j'ai sombré quelques jours quand ma femme m'a quitté. Non, j'ai jamais vraiment été pris de chagrin pour quoi que ce soit. Mais ce sentiment commence étrangement à germer en moi. Une émotion que j'arrive pas à réfréner.

 Je suis pourtant l'un des seuls à avoir le privilège incontestable de pouvoir choisir ma future vie, où je veux. Et pourtant, ce choix m'attriste encore plus. Peut-être qu'au fond, je sens que ce choix n'en est pas réellement un...

 En l'occurrence, Yon, qui a enfin pris sa putain de Dose, s'est avéré être dans le même Refuge que sa femme et sa fille. C'était la première fois que je le voyais pleurer. Ses larmes ne s'arrêtaient pas, et il n'arrivait plus à parler. Le lendemain j'ai demandé sa mutation au Sud, qui a été accordé dans la seconde. En un rien de temps, je pourrais le rejoindre en m'injectant la Dose de Remplacement, que bizarrement je garde précieusement sur moi. Ce serait de bon coeur, car ce crétin commence à me manquer. De surcroît, je serais plus obligé de supporter Noco et ses opinions insupportables. Je pourrais définitivement tirer un trait sur ce passé pas très réjouissant.

 Seulement voilà, j'ai pas le sentiment de choisir une vie, mais la personne qui m'importe le plus au monde. Et que je rejoigne Yon pour avoir une vie quasi similaire, ou aller de l'autre côté avec mon frère pour que les fantômes du passé reste éperdument accroché à moi, j'ai pas l'impression de faire un choix qui soit pire ou meilleur que maintenant.

 Nom de Dieu, pourquoi Noco m'a filé cette Dose ? Avant ça, j'avais pas le choix bordel. J'étais exaspéré de partir, mais je devais partir dans une direction qu'on m'imposait. Mon destin était tout tracé. Maintenant je suis déchiré par des détails qui m'embrouillent la tête.

Noco, t'as jamais été là pour m'aider. Jamais.

 En faisant une ronde à une dizaine de kilomètres du Refuge, à l'affût du moindre petit bruit suspect, mon équipe et moi entendons un verre se briser dans l'une des maisons sur notre gauche, encore en bon état par rapport au voisinage. Doucement, nous entrons dans le jardin, fusil en avant, prêt à s'en servir à la moindre occasion. Notre mission première est certes d'aider notre prochain, nous ne sommes tout de même pas à l'abri d'un détraqué qui ferait tout pour rester confiné chez lui et tirer sur tous ceux qui passent.

 Deux hommes à moi font le tour, deux autres pénètrent dans la maison et je reste en renfort juste derrière eux. Le spectacle qui s'offre à nous est des plus curieusement banal. Une petite mamie est sur les genoux, utilisant une pelle et une balayette pour ramasser des bouts de verre par terre. Son mari est assis sur la banquette, un livre à la main. Tous deux nous regardent avec une certaine sérénité.

 Nous baissons tous nos armes après avoir fait le tour de la maison, et essayons tant bien que mal à les faire venir avec nous. Ils ne veulent rien savoir, et nous répondent en toute politesse mais fermeté. Après bien des essais, je fais sortir tous mes hommes et leur demande d'avancer dans le quartier.

 - Vous n'avez pas envie de profiter de vos derniers moments de vie ailleurs ? dis-je en désespoir de cause.

 - Nous vivons nos derniers instants à la perfection monsieur, merci, répond la vieille dame.

 - Vous n'avez plus que deux jours, c'est dommage. Vous pourriez jouir de plus de temps en allant dans votre Refuge.

 - Jeune homme, continue-t-elle, nous n'avons pas besoin de ça. Cela fait cinquante-huit ans que nous sommes ici. J'y ai passé les plus beaux moments de ma vie. Les plus tristes aussi. Au nom de quoi je devrais quitter ces murs qui font partie de moi ?

 - Vous avez vécu des choses, mais elles appartiennent au passé. Voyez ce que vous pourriez faire maintenant.

 A ce moment, le grand papi se lève, et s'approche de moi.

 - Vous ne comprenez pas mon ami. Avant hier, mes deux enfants et nos cinq petits-enfants sont venus passer toute la journée avec nous pour nous faire leurs adieux. Ce fut une journée pleine d'émotion. Nous sommes passés des rires aux larmes. Nous avons évoqué le passé et l'avenir. Et chaque minute que Dieu faisait, le regard de tous ces fils, filles et gamins nous implorait de les suivre. Mais pas une fois ils nous l'ont demandé ouvertement. Vous savez pourquoi ? Parce qu'ils ont tous compris une chose essentielle. Une chose qui, une fois assimilée, clôt les discussions sur le sujet. Je n'ai qu'un seul et unique souhait : mourir en ces lieux, avec ma femme. Rien ne m'intéresse autre que ça. Proposez moi d'avoir trente ans de moins, promettez moi d'être auprès des miens jusqu'à la fin, donnez moi des millions pour ne manquer de rien : je refuserais tout. Nous sommes trop émotionnellement attaché à cette Mégalopole. Alors même si nous savons ce qu'il va advenir de cet endroit, nous resterons jusqu'à la fin. Rare sont les personnes âgées comme nous qui puissent choisir l'endroit et leur façon de... mourir.

 - Pas de ce mot sous ce toit, Kidov ! s'exclame la dame.

 Il me lance un sourire, une tape sur l'épaule et attrape une couverture sur un fauteuil pour la poser sur les genoux de sa femme. Puis il s'approche d'elle et lui mord le lobe l'oreille. Elle le repousse en lui mettant une gifle.

 - Continu à faire ton petit jeune, tu feras moins le malin quand tu devras aller chercher ton dentier par terre.

 Le vieil homme hausse les épaules en me regardant et lâche :

 - Ceci dit, je fais probablement le mauvais choix de vouloir rester avec cette vieille bique.

 Je souris à mon tour, un sourire pas du tout convaincant, et sort. Mon équipe est loin devant, mais je marche tranquillement pour ne pas les rejoindre trop vite. Tous ceux que je vois depuis la Scission sont heureux de mourir. Qu'est-ce qui se passe nom de Dieu ! Y'a un virus dans l'air et je suis immunisé ou quoi ? Qu'ils essayent de trouver une solution à cette merde est tout à leur honneur. Mais putain faut se résigner au bout d'un moment. A quoi ça sert d'insister si c'est pour crever ici. Je suis incapable de...

 BAM !

 La tête ailleurs, j'avais même pas remarqué le mec à ma gauche qui courait. Lui non plus d'ailleurs puisqu'il me rentre dedans de toutes ses forces. On s'étale tous les deux par terre, mais je suis debout une seconde plus tard, mon fusil pointé sur sa tête. C'est un jeune de vingt-deux ans, tout au plus, gratifié d'un t-shirt dégueulasse avec inscrit Star Wars LIX : Le Jedi déchu. Cette secte Star Wars était vraiment ridicule à Wall City.

 - Me tuez pas ! Me tuez pas ! S'il vous plaît ! Je veux rien vous faire !

 - La ferme ducon ! Lève-toi ! Qu'est-ce que tu fous ici ? Comment tu t'appelles ?

 Les mains croisés sur sa tête, je repère le Code sur son bras : Refuge du Sud. Bien loin de chez lui.

 - Je m'appelle Lans monsieur ! Je vais au Refuge du Nord ! Désolé, je vous avez pas vu ! J'ai pas fait attention !

 - Au Nord ? Tu te goures puceau, c'est au Sud que tu dois aller.

 - Je... J'en ai rien à foutre du Sud monsieur. Il faut que j'aille au Nord.

 - T'es con ou quoi ? Si tu vas au Nord, tu vas te faire jeter par la Garde.

 - Je vais quand même tenter. Peut-être qu'ils vont me laisser rentrer, on sait jamais. Désolé encore !

 - Non tu comprends pas. Tu vas rien pouvoir faire. Même si on te laisse, les Portails ne peuvent pas s'arrêter. Y'en a trois à passer, et ils détectent tous le Code. Tu vas te faire cramer en un instant.

 - Je sais que c'est dur à concevoir, mais je n'ai pas le choix. Ma copine se trouve de l'autre côté. A cause d'un concours de circonstances, je n'ai pas pu y aller plus tôt. Mais là elle m'attend !

 - Putain, j'en ai vu des bornés dans ma vie, mais toi tu tiens la palme. Quoique ces derniers temps, vous êtes quand même tous bien atteint ! En tout cas, je vois pas là une raison valable. Tout au plus une motivation qui te pousse à un suicide que t'attends depuis des lustres.

 - Je veux l'épouser...

 Sa réplique m'énerve : on dirait qu'il écoute rien !

 - Mais qu'est-ce que tu racontes ? Je comprends toujours pas pourquoi vous allez à l'encontre de ce qu'on vous dit, sachant que c'est la fin pour vous si vous désobéissez ! Pourquoi se donner tant de mal pour mourir ?

 - Je me donne pas de mal pour mourir, mais pour vivre.

 - Tu sais que tu vivras pas ! Tes chances sont de 0% ! Tu en as conscience ? Ou alors tu es complètement fou !

 - J'en ai conscience oui. Mais je dirais que mes chances sont de 2%. J'ai l'espoir qui me guide. L'espoir de la retrouver, qu'on vive longtemps ensemble, l'espoir d'avoir une vie, une vraie, comme j'avais avant la Scission.

 Je me retiens de vomir car le mot Espoir me donne toujours autant la nausée. Et surtout, il me rappelle les sempiternelles monologues désabusés de mon paternel.

 - L'espoir guide les hommes pour les mener à leur perte la plupart du temps...

 - Vous voyez la vie d'une terrible façon. Sans ça, vous n'êtes rien. Juste un robot qu'on trimballe d'un endroit à un autre, qui s'articule en réalisant des tâches dictées par des gens qui rêvent, des gens qui espèrent, qui aiment. Des gens qui ont foi en quelque chose.

 - J'ai foi en rien. Je croyais à des choses avant, mais j'ai très vite déchanté. Mon père a toujours eu raison. Et la Scission confirme tout. Que j'aille dans une ville ou dans l'autre, tout sera pareil. Rien ne va changer au final. Les hommes resterons les mêmes, nous allons créer d'autres rues, d'autres maisons, d'autres résolutions pour que tout soit mieux...

 Je prends une grosse bouffée d'air et souffle longuement. La ville est effondrée, brûlée. Elle ne ressemble plus à rien. Elle est pourtant encore si belle à mes yeux.

 - Pourquoi sommes-nous obligé de tout détruire pour recommencer encore et encore ?

 - Qui vous l'a dit ?

 - Comment ça ?

 - Qui vous a dit que tout sera détruit ? Les personnes qui contrôlent ce monde ? Vous êtes absolument persuadé de ce qui va advenir de Wall City ?

 Je fronce les sourcils. Bien sûr que j'en suis certain. Tout se passe comme ils le disent après tout. Doucement, Lans baisse les bras, et me regarde droit dans les yeux.

 - Je vais vous dire, monsieur. Je préfère mourir en tentant de faire ce qui me rend vivant, plutôt que vivre une vie insipide qui me dicte tout. Peu importe l'endroit où je suis. Je pourrai me retrouver en Enfer s'il le faut. Ce qui compte pour moi, et seulement pour moi, c'est d'être avec elle. Le reste n'est que détail. Pour votre part, je ne pense pas que ce soit une personne qui compte à vos yeux.

 Je le dévisage, et j'ai une terrible sensation. L'impression que le temps s'est arrêté tout autour de moi. Une impression de détenir une vérité ultime, celle qui me manquait pour changer l'intégralité de ma vie. Je bouge pas d'un millimètre, mais je me sens partir loin.

 Je saisis. J'ai le recul nécessaire pour déchiffrer un peu les pensées que je croyais stupides de tous ces hommes. Je comprends pourquoi ils étaient heureux de mourir. Ou plutôt d'exister, de se battre pour avoir le choix.

 Je sens la Dose de Remplacement dans ma poche, et je la prends. En la regardant, je me dis qu'absolument rien ne va changer. Nord, Sud. Yon, Noco. Ma vie sera tout aussi plate dans les deux cas. Mais je n'avais jamais songé au troisième cas. Celui qui peut vous faire paraître pour un fou, mais qui peut s'avérer incroyable s'il s'avère vrai.

 Et si... Et si Wall City ne se faisait pas détruire. Si une bombe ne ravageait pas ce sublime endroit, qu'il restait encore debout par je ne sais quel miracle ? Il suffit d'y croire. Un peu. Après tout, rien ne m'attend. Rien ni personne. Pourquoi persister à choisir dans des voies qu'on considère mauvaises, ou du moins qui ne nous conviennent pas, alors que sous nos yeux, avec un peu de recul, d'autres options s'offrent à nous.

 Je dévisage Lans. Il sourit, puis se tourne et continu son chemin.

 - Attends !

 Je crie de toutes mes forces, et pourtant mon corps a toujours du mal à bouger. Lans revient vers moi, sceptique.

 - Je te jure que tu n'y arriveras pas. Tu ne passeras pas la Garde, tu vas mourir lamentablement.

 - Je vous l'ai dit...

 - Non écoute. Voila ce que tu vas faire. En arrivant là-bas, tu vas demander un Propulseur à Injection. Ils en ont pleins. Tu vas sortir, et tu vas t'injecter ça.

 Je lui tends la Dose de Remplacement. Perplexe, il la prend quand même.

 - Qu'est-ce que c'est ?

 - Tu t'injectes cette Dose, tu regardes ton Code, et tu comprendras. Tu as raison de garder espoir. On ne sait pas de quoi est fait l'avenir. Mais si on ne provoque rien, on a rien.

 Lans me regarde, complètement abasourdi, puis dit :

 - Je sais pas ce que vous essayez de faire ou ce qui se passe dans votre tête, vous me faites même un peu flipper, mais... je suppose que je dois vous dire... merci ?

 - Non Lans. C'est moi qui te remercie. Allez, va-t'en, ta femme doit être morte d'inquiétude.

 Sans demander son reste, le jeune homme court en direction du Refuge. J'observe la rue vide, les bâtiments délabrés, les morts et les véhicules qui traînent partout, et dans cette désolation la plus totale, la plus macabre, j'arrive à sourire. Je ne sais pas de quoi sera fait demain, et encore moins dans deux jours, mais je me sens bien. Simplement bien.

 Je reviens dans la maison du couple de vieux, ouvre la porte, puis la referme. Tout est silencieux. Tout est calme.

Annotations

Vous aimez lire Djack ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0