VI

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La vie bruissait à Temanggung, au rythme d’un trafic, de plus en plus dense chaque jour, de motocyclettes, scooters, autos et camions, sans compter les vélos et les cyclo-pousses. Tout cela dans un concert dissonant de klaxons, pétarades et coups de sifflet autoritaires des agents de la circulation.

De temps à autre, des musiques tonitruantes échappées de vitres ouvertes venaient couvrir de leurs basses exacerbées, ce fond sonore déjà élevé.

Les étals débordaient des échoppes et passants et touristes déambulaient autant sur la chaussée que sur le trottoir. À leurs risques et périls. Des chargements aussi hétéroclites qu’instables circulaient sur des vélos ou des motocyclettes d’un autre âge. Des familles entières s’entassaient sur des scooters… Les automobiles étaient encore réservées à la classe dirigeante, aux commerçants fortunés et aux expatriés.

Ce samedi matin-là, Ratih finissait de renouveler la carte mensuelle du restaurant lorsqu’elle vit débarquer au Sundoro Sunrise un groupe de trois personnes qu’elle ne s’attendait pas à revoir de sitôt : Karin, la scénariste, Garin et sa blonde épouse Ulla. John n’était pas encore revenu du marché. Elle s’avança donc vers eux, le sourire aux lèvres et une sourde inquiétude au cœur.

— Soyez les bienvenus ! Qu’est-ce qui me vaut cette délégation matinale ? Pas une mauvaise nouvelle, j’espère ?

— Non, non, Ratih, rassurez-vous, au contraire, enfin, je veux le croire, dit Garin, en s’inclinant à l’indonésienne, la main sur le cœur. Est-ce que vous pourriez nous consacrer un moment ?

— Oui, oui, bien sûr.

Elle passa en cuisine donner diverses instructions sur le ton sans réplique qu’elle avait appris à utiliser avec ses subordonnés, puis revint vers ses hôtes.

— Venez par ici.

Elle les fit asseoir autour d’une table ronde isolée derrière un paravent, prit place à son tour et dit :

— Alors, que se passe-t-il ? Que voulez-vous de moi.

Karin prit la parole.

— Voilà un mois que nous sommes à la recherche d’une actrice pour tenir votre rôle, Ratih, et nous ne trouvons personne à nous convenir. Nous vous avons amené les bouts d’essai pour que vous donniez votre avis.

— OK, d’accord.

Karin sortit un ordinateur portable de son élégant sac Dicota Lady Success et l’ouvrit devant Ratih, puis lança la première vidéo.

Ratih vit avec stupeur et consternation des filles de toute beauté jouer dans un style bollywoodien les premières scènes de son histoire. On n’y croyait absolument pas ou du moins, elle ne se reconnaissait pas un instant dans ces personnages.

Pourtant, les indications de Karin étaient claires et correspondaient à ses états d’âme d’alors. Alors, quoi ?

Lorsqu’elle eut achevé de visionner les essais les moins mauvais que Garin et Karin avaient sélectionnés pour elle, elle leva un regard désappointé vers eux.

— Aucune ne convient, vous êtes sûrs ? interrogea-t-elle, sur un ton désabusé qui manifestait clairement qu’elle connaissait déjà la réponse.

— Absolument et c’est pourquoi nous sommes ici pour… vous demander de tenir votre propre rôle.

— Quoi ? Mais je ne suis pas actrice, moi, vous êtes fous…

— Vous n’êtes pas actrice, mais vous connaissez l’histoire par cœur, vous l’avez vécue, nulle mieux que vous ne saura trouver les gestes, les regards, les intonations qui conviennent…

— Non, non, j’aurais trop peur… je vais bafouiller, rougir, me tromper… Il n’en est pas question !

Garin reprit :

— Vous aurez tout le temps d’apprendre, Ratih, le cinéma est une longue école de patience, vous savez, on attend et on recommence beaucoup.

Derrière le groupe se profilait à présent John, revenu du marché. La dernière réplique de Garin le mit tout de suite au courant du problème posé, mais c’est Ratih, l’apercevant, qui parla la première :

— Aucune des actrices pressenties ne convient, ils veulent que je joue le rôle, tu te rends compte, c’est complètement fou ! Comme si je pouvais faire l’actrice ! Et puis, il y a le restaurant. C’est doublement impossible !

Garin intervint :

— La production prendra en charge le salaire de votre remplaçant, le temps de votre absence, pour que le restaurant puisse continuer à fonctionner. Vous aurez un mois pour le former.

John parla enfin :

— On dirait que vous avez prévu toutes les objections, mais vous imaginez bien qu’il n’est pas question que nous vous donnions une réponse sur-le-champ.

— La nuit porte conseil, à ce qu’on dit, reprirent à l’unisson Karin, Garin et Ulla, trahissant davantage encore un plan prémédité, mais nous vous laissons tout le week-end pour réfléchir et consulter vos enfants. Nous vous demandons de nous donner une réponse de principe lundi et si elle est positive, vous recevrez une proposition de contrat chiffrée sous huitaine.

— Et si elle est négative, chuchota Ratih ?

— Dans, ce cas, je crains devoir renoncer à ce projet, hélas ! Ce serait la mort dans l’âme, mais s’il n’y a pas d’autre solution satisfaisante… Je m’y résoudrai… Bon, nous allons vous laisser maintenant. À lundi, au téléphone, d’accord ?

John et sa compagne esquissèrent un signe d’assentiment empreint d’inquiétude.

Ulla et Karin embrassèrent Ratih, Garin lui donna une poignée de main appuyée et tous trois sortirent du restaurant, laissant Ratih et John en proie à un tumulte de pensées contradictoires.

(à suivre)

© Pierre-Alain GASSE, 2017.


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