OCÉAN

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Un riff de guitare déchira le silence, couvrant, l’espace d’un instant, le ronronnement feutré des motopompes. Alec, qui contrôlait une série de manomètres disposés à intervalles réguliers le long d’un couloir, se redressa brusquement, heurtant durement de la tête la coursive supérieure. Les cadrans scintillants, soudainement multipliés, mirent plusieurs secondes à réintégrer leur position sur la paroi métallique, tandis qu’une douleur pulsatile envahissait l’arrière de son crâne.

Il massa brièvement son cuir chevelu en esquissant une grimace et grommela un juron. Quelques secondes plus tard, il grimpait quatre à quatre les échelons qui le séparaient du pont supérieur. Dans cet espace confiné, une course éperdue n’avait aucune élégance, et ressemblait plus à des tortillements de ver de terre qu’à un sprint aérien. Il heurta à plusieurs reprises des panneaux de métal et des barreaux d’échelles qui lui laisseraient certainement des hématomes. Un rictus se forma sur ses lèvres à l’idée du savon qu’il allait passer à l’inconscient, alors qu’il accélérait en serrant les dents.

La scène qu’il découvrit en débouchant sur la passerelle lui arracha un sourire malgré lui, sa soudaine colère s’éteignit aussitôt et tous ses efforts pour la raviver demeurèrent vains. La musique était maintenant à peine plus audible qu’un murmure et un grand dadais, qui devait bien faire le double de sa taille, se dandinait de façon tantôt féline tantôt pachydermique au rythme d’un morceau qui devait dater d’au moins cent cinquante ans.

La silhouette du jeune I se détachait en ombre chinoise sur le panorama grandiose qui s’étendait derrière l’énorme coupole vitrée du poste de commandement. Alec le regarda arpenter les trente mètres du pont : il sautait à présent sur son talon droit, la jambe gauche tendue en avant, tandis que la senestre serrait un instrument imaginaire sur lequel l’autre main s’affolait dans un va-et-vient frénétique. Il se rappelait avoir vu une vieille vidéo dans laquelle un petit homme en bermuda parcourait une scène, avec le même genre de déplacement grotesque que celui qu’il avait sous les yeux, tout en secouant sa tête chevelue. La différence, c’est que ce petit homme, ce nain, pour ainsi dire, si on le comparait à la créature qui gesticulait devant lui, martyrisait une guitare électrique d’où s’échappaient les sonorités agressives qui l’avaient attiré sur le pont supérieur. Les pieds calés sur un barreau de l’échelle, il libéra ses bras de l’étroit passage, posa ses coudes sur le plancher métallique et assura son menton sur le dos de sa main gauche qu’il avait empilée sur la droite.

Alec considéra un instant l’énergumène qui s’agitait devant lui, tandis que des pensées fugitives traversaient son esprit : la cinquième génération n’était sans doute plus très loin de l’aboutissement, car depuis quelque temps, les modifications intrinsèques à Io avaient notablement ralenti. En dehors des dimensions proprement dites, il y avait quelque chose d’indéfinissablement différent du schéma corporel originel : chaque portion du corps prise isolément paraissait presque massive, mais l’ensemble dégageait une impression d’équilibre et de fluidité quasi féline. Son compagnon se mouvait avec une grâce hypnotique et une vitesse qui le disputait à la précision des mouvements. Il songea qu’en dépit de sa taille, Dem se coulait bien plus facilement que lui dans les entrailles du vaisseau. Le voir évoluer dans l’enchevêtrement des coursives et des échelles donnait le sentiment d’assister à un véritable ballet.

À l’instant où il allait apostropher le navigateur, une lumière rouge inonda l’espace, tandis qu’une trépidation mettait en résonance l’ensemble du bâtiment. Le sol, l’échelle, jusqu’à l’air autour de lui, se mirent à frissonner comme si un colosse avait frappé sur un gong de métal. Avant que la vibration de l’alarme ne se soit dissipée dans un amortissement graduel, Dem avait bondi, presque trop vite pour qu’Alec puisse le suivre des yeux. Dans la lumière monochrome, on aurait dit qu’un diable rougeâtre avait fusé d’un bout à l’autre du pupitre de navigation, laissant le cerveau du commandant analyser avec retard l’enchaînement des opérations.

Plus aucune musique ne filtrait dans la salle de commande : un silence et une immobilité quasi religieux avaient succédé à l’agitation. Moins de deux secondes après le début de l’alerte, Dem avait localisé le petit appareil surgi du maelstrom de nuages à environ dix heures de leur position.

Le centre de l’œil les avait dépassés depuis onze minutes. Compte tenu de son diamètre, la distance à l’intrus devait donc avoisiner les trente kilomètres. Dem confirma les informations : avion à réaction, dix heures huit minutes et quinze secondes, distance 29 531 mètres, direction est/sud-est, Mach un point cinq. Il pianota rapidement sur le clavier virtuel matérialisé devant lui. Aussitôt, la vue de la falaise nuageuse située à trente kilomètres s’agrandit dans un zoom fluide et sans tremblement. On aurait dit qu’une énorme loupe, centrée sur l’appareil, se déplaçait en même temps que lui.

Alec monta les derniers degrés et s’approcha de Dem, les yeux fixés sur l’écran. Les deux I détaillèrent l’aéronef qui se détachait sur un fond indistinct d’un gris cotonneux, traversé par instant de brefs éclats orangés. C’était un biréacteur hypersonique fraîchement sorti des usines Boeing d’Everett. L’avant bulbeux était prolongé d’un rostre qui ne laissait planer aucun doute sur sa mission.

« Appareil de surveillance météo », lâcha le navigateur.

Alec discerna des souffles de soulagement derrière lui et constata du coin de l’œil que tout l’équipage avait rejoint le poste de pilotage dans un parfait silence. S’il n’avait pas entendu arriver ses compagnons, ce n’était pas uniquement en raison des sourdes pulsations cardiaques qui emplissaient ses oreilles : l’apprentissage de la discrétion faisait partie de l’entraînement de l’équipage du Poséidon, et la qualité de cet entraînement était proportionnelle à ce que le vaisseau représentait pour la nation Ioienne. Autant dire que de ces I triés sur le volet, on n’attendait rien de moins que la perfection. Il partageait leur soulagement : l’intrusion d’un appareil de combat dans cette zone précise, au-dessus de l’océan, n’aurait pu signifier qu’une chose, qui aurait sans doute obéré pour longtemps la possibilité d’opérer des approvisionnements sur cette bonne vieille planète.

Alec détailla ses compagnons, en s’attardant un instant sur Sylv, pour essayer de capter son regard. Le I n’avait d’yeux que pour Dem, et ses lèvres soudées en un mince trait ne disaient rien de bon au commandant. Il reporta son attention sur l’appareil qui avait amorcé un virage avant d’atteindre le front nuageux.

« Il finira par nous rentrer dedans ».

Sylv avait prononcé ces mots à voix basse, les dents serrées, le regard rivé sur la nuque du navigateur. Ce dernier contracta imperceptiblement les épaules, mais il ne répondit pas à la provocation. Il savait que cette fois il ne couperait pas à la confrontation. Lorsque le danger serait écarté, le chemin du retour leur laisserait tout le temps nécessaire pour régler leurs comptes. Dem se maudit intérieurement d’avoir donné à Sylv l’occasion rêvée de le provoquer sans enfreindre le règlement. Il n’avait pas le moindre doute sur l’issue du combat, mais son engagement envers la communauté était total et il comprenait, aussi bien que le commandant, les responsabilités dont l’équipage avait la charge.

Dem se considérait comme un outil au service de la race, un outil affûté par des années de formation, et qui n’avait pas le droit d’échouer, car le devenir de la colonie dépendait en partie de la réussite de cette mission. Du fait de sa filiation, il s’était toujours efforcé d’être exemplaire : il savait que les jeunes Ioiens le prenaient souvent comme modèle, de sorte que son comportement déjà ascétique s’était encore accru, à l’exception de son goût immodéré pour la vieille musique. Le navigateur évita soigneusement de penser à son père et se concentra sur les évolutions de l’appareil. Un coup d’œil à sa droite lui renvoya l’image d’Alec : lui aussi était concentré sur l’avion qui se rapprochait dangereusement.

De quelques mouvements agiles de ses doigts, le commandant demanda les rapports. Les Ioiens répondirent de la même façon rapide et silencieuse : les soutes étaient pleines à ras bord du précieux liquide. Sans ce fâcheux contretemps, le vaisseau se serait envolé dans la seconde.

Alec donna la marche à suivre en langage des signes : ils devaient laisser passer l’avion, puis prendre le risque de décoller dès qu’il se serait éloigné. L’importun serait peut-être pris dans les remous provoqués par les réacteurs de leur astronef, mais si l’on se tenait suffisamment proche du bord de l’œil, les occupants du Boeing croiraient peut-être à un effet du vortex cyclonique. Il ordonna à chacun de rejoindre son poste et à Dem d’exécuter une manœuvre pour amener le vaisseau en dehors de la route prévisible de l’avion, lorsque ce dernier aurait fait volte-face depuis le front nuageux. Les membres de l’équipage disparurent dans les entrailles du bâtiment sans faire plus de bruit que des ombres. Alec et Dem demeurèrent seuls sur la passerelle, aussi immobiles que des statues.

L’avion, qui avait effectué un large demi-tour, filait désormais plein ouest. Dem attendait le moment, maintenant proche, où il pourrait libérer la fureur des réacteurs hadroniques dont la puissance arracherait la gigantesque masse de l’astronef à l’attraction terrestre. Un éclair fugace, provoqué par la réverbération du soleil sur le fuselage, l’avertit que l’aéronef venait subitement de modifier sa trajectoire. Virant rapidement sur l’aile, il pointa son rostre vers la zone occupée par le vaisseau et se mit à grandir sur l’écran de contrôle. Les deux I s’interrogèrent du regard. Les terriennes avaient-elles repéré leur astronef ? Si c’était le cas, ils devraient réduire cet avion à néant pour ne laisser aucun témoin de leur passage.

Après un court instant de réflexion, Alec renonça à armer les canons à hadrons : aucune personne sensée n’aurait lancé de façon délibérée un petit aéronef de surveillance météorologique vers une masse aussi prodigieuse que leur vaisseau. Il ordonna au navigateur de faire reculer le bâtiment dans la zone nuageuse, puis il reporta toute son attention sur l’appareil. Dem pianota rapidement sur le clavier. Le grand vaisseau se mit à reculer, passant de l’immobilité la plus totale à une vitesse subsonique, calculée de telle sorte que l’astronef serait caché dans les nuages au moment où l’avion atteindrait de nouveau le bord de l’œil.

L’écran de contrôle donnait maintenant une vue détaillée du cockpit de l’appareil et de ses occupants. Ils étaient au nombre de trois : à l’avant se tenaient les deux pilotes, et à leur grande surprise un individu de sexe masculin, assis en arrière, surveillait manifestement une série d’instruments. De leur côté, les intrus ne voyaient que le mur de nuages et leurs matériels de détection ne relevaient que d’imperceptibles variations dans la réflexion des trains d’ondes qu’ils lançaient dans toutes les directions, comme autant de palpeurs destinés à analyser leur environnement. Ces variations, pourtant infimes, avaient dû intriguer les terriens qui se hâtaient maintenant dans leur direction, sans imaginer un seul instant qu’ils se précipitaient vers une masse aussi imposante qu’une montagne.

Une partie de la puissance de l’énorme vaisseau servait à alimenter les calculateurs qui traitaient les données représentant l’énergie reçue par chaque micromètre carré de l’enveloppe dans toutes les longueurs d’onde habituelles du spectre électromagnétique, selon des incidences séparées de 43.10-6 seconde d’arc. Chaque train d’ondes reçu était réémis de l’autre côté du bâtiment avec l’incidence voulue, ce qui le rendait complètement transparent non seulement pour les yeux humains, mais également pour les appareils de détection utilisant des ondes électromagnétiques. Les concepteurs de l’astronef l’avaient pareillement protégé des techniques d’écholocalisation, en se fondant sur un principe identique, mais appliqué aux ondes sonores.

L’évident aveuglement des trois terriens et de leurs machines semblait donner raison à la technologie Ioienne, mais si le vaisseau était invisible, les effets qu’il produisait sur son environnement ne l’étaient pas. Dem savait que les milliers de réacteurs hadroniques, soutenant l’énorme carcasse, provoquaient des remous titanesques. Il savait aussi que s’ils s’approchaient trop près des flots, les réacteurs creuseraient autant de petites dépressions dans la surface agitée de l’océan.

Ces dépressions, qui grandiraient avec la descente, finiraient par se rejoindre, délimitant une seule dépression de la taille de l’astronef, et il n’y avait aucune chance pour que les occupants du Boeing attribuent la vision d’un cratère liquide à un phénomène naturel.

Dem engagea le vaisseau aussi prudemment que possible dans le maelstrom, tandis que les calculateurs de bord dosaient la puissance des réacteurs pour contrecarrer l’effet giratoire des vents qui se mirent à fouetter les flancs de la gigantesque soucoupe. Le bruit provoqué par le glissement des masses d’air humide sur la coque du bâtiment enfla rapidement, alors qu’une légère vibration apparaissait dans le plancher de la passerelle. Les indicateurs de puissance des réacteurs tribord augmentèrent graduellement, à mesure que l’astronef disparaissait dans la zone tourmentée. Le grondement de l’ouragan croissait de seconde en seconde et les vibrations s’accentuaient dangereusement, mais les deux I ne se préoccupaient que de la vue qu’ils avaient devant eux et gardaient leurs yeux fixés sur l’appareil qui bondissait à leur rencontre.

Le vaisseau, aux trois quarts immergé dans le front nuageux, était secoué par des rafales de plus en plus violentes, ponctuées par les impacts sur la coque des débris charriés par la tempête. Le rugissement des réacteurs, qui étaient presque à pleine puissance, ajoutait sa fureur à celle des masses d’air déchaînées. Le volume sonore, porté à une intensité douloureuse, déchirait les tympans, mais ni Dem ni Alec ne songèrent à enfiler leurs équipements de protection. Ils communiquaient par gestes, et toute leur attention concentrée sur les indicateurs de marche du vaisseau ainsi que sur l’approche de l’avion, ne leur laissait pas le loisir de penser à eux-mêmes.

L’astronef, comme pris dans la gueule d’un chien titanesque qui aurait secoué un vulgaire chiffon, était agité de trépidations désordonnées. La puissance de l’ouragan, plus importante que ce qu’ils avaient estimé, les obligeait à manœuvrer très lentement, leur faisant perdre de précieuses secondes.

L’avion, de son côté, avait forcé son allure, sans doute en réponse à leur propre mouvement et l’ordinateur de bord conjectura que l’impact se produirait avant que le vaisseau n’ait eu le temps de se mettre à l’abri. Le commandant libéra les commandes des canons à hadrons. Il enrageait en silence de devoir détruire cet avion qui les talonnait de quelques centaines de mètres, alors qu’ils étaient maintenant si près du but. Dans une fraction de seconde, Alec ouvrirait le feu, il anéantirait l’appareil ennemi et par le même coup la relative tranquillité des opérations Ioiennes sur terre…

Dem poussa soudainement les réacteurs de proue à leur maximum, avec une pensée fugitive pour les I disséminés dans le ventre de l’astronef. Le vaisseau fit instantanément un bond en arrière, et s’engloutit dans le front de l’ouragan.

Alec, qui n’avait pas anticipé la manœuvre, décolla comme une plume. Il fit un vol plané d’une dizaine de mètres, puis il heurta durement la paroi à l’endroit même où se trouvait l’image de l’avion un instant plus tôt. Le navigateur eut à peine le temps de jeter un coup d’œil inquiet vers son commandant, avant que les alarmes ne se déclenchent et que le bâtiment, pris dans des vents furieux de près de 400 km/heure, ne se mette à donner de la bande. Les réacteurs, portés à leur maximum, ne parvenaient pas à conserver l’assiette, et le pont penchait dangereusement, mais cela ne parut pas avoir le moindre effet sur le grand I qui poursuivit les opérations avec calme et détermination.

Le vaisseau dérapait lentement : entraîné par le mouvement giratoire du typhon, il accomplissait dans le même temps une laborieuse descente vers la surface liquide qu’il atteindrait par le tribord. Dem, crânement campé sur ses jambes, commandait la descente de l’appareil dont la gîte s’accentuait de façon alarmante, malgré l’inversion de poussée des propulseurs bâbord.

L’absence de mouvement d’Alec n’était pas encourageante, et le pilote n’osait pas penser au sort de ses compagnons perdus dans les coursives, au moment où il avait effectué sa manœuvre désespérée. Subitement, il lui sembla que le temps ralentissait dans une réalité devenue cotonneuse. Il se mit à opérer dans un état second, tandis que son esprit dédoublé s’observait, exécutant les manœuvres. Cet état de détachement lui était suffisamment familier pour qu’il redoute le moment où débuterait une introspection dont il ne supporterait pas les critiques.

Enfant déjà, il n’acceptait pas de perdre le moindre contrôle sur lui-même, et c’est avec ce qui ressemblait à un début de panique qu’il s’empressa de recourir aux techniques mentales qu’il avait mises au point depuis longtemps. Il s’imagina rocher, seul sujet solide et immobile au centre d’un maelstrom hurlant, d’un cataclysme de laves en fusion, d’icebergs se fracassant en milliers d’éclats translucides et tranchants, propulsés par les courants furieux d’inconcevables océans. Le visage dur, les yeux fixés devant lui, il répéta inlassablement son intime litanie hypnotique : « Îiôôômmm… Îiôôômmm… Îiôôômmm… Îiôôômmm… »

La mélopée diphonique, qu’on aurait crue tout droit sortie des steppes mongoles, agit comme un tranquillisant. Son esprit, protégé par le mantra, recouvra sa plénitude au bout de plusieurs minutes qui lui avaient semblé des heures, et la réalité reprit sa netteté comme au sortir d’un rêve. Le typhon, le vrai, était de nouveau présent dans toute sa violence. D’une puissance phénoménale, il déplaçait la masse de leur vaisseau pesant plusieurs millions de tonnes.

L’engin, qui avait malgré tout perdu de la hauteur, n’était plus qu’à quelques dizaines de mètres de la surface, et l’inclinaison s’étant beaucoup accentuée au cours de la descente, Alec avait glissé progressivement contre la cloison, comme un pantin désarticulé. En dépit de ses craintes, Dem devait cependant attendre que le bâtiment soit à l’abri sous les flots avant de tenter de secourir son camarade. Il donnait, de temps en temps, de petits coups d’œil rapides vers le tas misérable qui gisait à la jonction du plancher et de la paroi, mais il ne parvenait pas à distinguer correctement le corps noyé dans la pénombre rougeâtre qui avait envahi la passerelle au déclenchement de l’alerte.

L’astronef toucha la surface par tribord et d’énormes vagues vinrent s’écraser avec violence sur la coque, ajoutant une nouvelle torture à celles que subissait déjà la structure de l’appareil. La résistance de la masse liquide couplée à la force de l’ouragan accentua encore la gîte du vaisseau. Tous ses sens en alerte, Dem attendait le moment où, en raison de l’inclinaison devenue trop forte, les semelles de ses chaussures lâcheraient prise. Un saut carpé suivi d’un atterrissage en règle, en fléchissant les jambes, lui éviterait d’être précipité contre la paroi où gisait son infortuné compagnon.

*

Assis en arrière des deux pilotes, Ploum265 n’avait qu’une vue partielle du front nuageux où les étranges ondulations qui avaient attiré son attention s’étaient évanouies quelques instants plus tôt. Le front en sueur et les mains moites, il scrutait inlassablement les écrans de contrôle de ses appareils de détection, priant pour que les singulières perturbations électromagnétiques fassent leur réapparition. Il se maudissait intérieurement d’avoir éveillé la curiosité des deux femmes.

D’un tempérament angoissé, son esprit élaborait sans cesse différents scénarios qui allaient d’une légère moquerie à un châtiment immédiat, assorti d’une dénonciation en règle. Cela faisait plusieurs minutes qu’il se tenait coi, n’osant pas prendre la parole pour annoncer que la sensationnelle découverte d’un nouveau phénomène naturel, n’était en fait qu’un mirage.

« Alors Ploum, ça dit quoi ?

‒ Je n’ai pas voulu vous déranger, ma commandante, parce que, justement, maintenant… Ben, ça ne dit plus rien ! »

Les deux pilotes se retournèrent de concert et fixèrent l’opérateur météo à travers le verre fumé de leur visière. Il y eut un instant de silence pendant lequel Ploum265 vit passer dans son esprit toute la gamme des sanctions réalisables à l’aide du collier.

Subitement, les aéronautes éclatèrent de rire.

« Quelle tête tu fais, mon pauvre Ploum, tu devrais te voir, on dirait que tu as avalé un cactus de travers ».

La commandante en second affichait un sourire béat. Ses lèvres en gondole, rehaussées d’un léger gloss, dévoilaient des gencives fraîches, plantées d’une rangée de dents éclatantes qui valaient sans aucun doute le premier prix de miss dentifrice. Avec son casque équipé d’une visière qui lui faisait deux gros yeux ambrés, son corps souple marqué à la taille et aux membres déliés, elle lui faisait penser à une guêpe. Une très jolie guêpe, au demeurant, dont les appâts, mis en valeur par une combinaison particulièrement ajustée, attiraient irrésistiblement son attention. Avec une habitude consommée qui lui était une seconde nature, il laissa glisser ses yeux sur l’anatomie de son interlocutrice dans une sorte de nystagmus fébrile.

La jeune femme se détourna de l’opérateur, qui arborait l’habituel regard fuyant de ses contemporains lorsqu’ils étaient confrontés à une créature du sexe opposé, sans imaginer qu’elle était en réalité l’objet d’un examen attentif. Les images qu’il glanait en douce s’incrustaient dans une mémoire auxiliaire, et il les rappellerait à volonté dans ses moments de solitude, lorsque seul, en sécurité avec lui-même, il pourrait s’autoriser sans risque un instant de relâchement.

« Je ne sais pas ce qu’il prend, mais ça doit être fort…

Dis donc, petit cachottier, tu ne prendrais pas des produits illicites ? » insinua la commandante.

Ploum sentit son visage s’empourprer, ce qui redoubla les rires de ses acolytes. Il avait appris très tôt qu’en général, les dénégations ne faisaient qu’empirer l’acharnement des moqueurs. Plus les efforts qu’il faisait étaient importants, plus il donnait de matière à ses contradicteurs. Dans un passé encore récent il s’était retrouvé plusieurs fois dans la situation de devoir se défendre contre des accusations complètement imaginaires, aussi préféra-t-il conserver le silence. Il fit semblant d’être intensément concentré sur ses appareils, ce qui avait le double avantage de justifier sa surdité sélective et de lui éviter de croiser le regard des pilotes.

Lorsque l’instant lui parut favorable, après que les gloussements eurent baissé en intensité, il débita une série de phrases émaillées d’un jargon technique qui, l’espérait-il, lui permettraient de sauver la face. Il n’oublia pas d’accuser au passage les problèmes de fiabilité de l’appareillage et de s’excuser platement à plusieurs reprises pour le temps perdu. Après un court silence, à peine troublé par le ronronnement des appareils, la commandante reprit la parole d’une voix calme : « Bon, OK, fini la rigolade. On termine notre tour et on rentre. Si on fait fissa, on sera de retour avant vingt heures ».

Ploum265 poussa un soupir de soulagement silencieux : l’incident n’aurait pas de conséquences fâcheuses. Il se jura de ne plus intervenir de façon aussi spontanée, dût-il observer un vortex électromagnétique en plein océan. Pourtant, il était certain de ne pas avoir rêvé, et maintenant que le danger était écarté, son esprit revenait sans cesse sur l’étrange phénomène.

N’y tenant plus, il activa l’une de ses mémoires, en évitant celle qui servait de réceptacle à ses fantasmes, pour y transférer les données enregistrées par les appareils : ses moments oniriques avec Natacha lui laissaient malgré tout suffisamment de soirées solitaires à occuper, et cela le changerait avantageusement des retransmissions de foot qu’affectionnaient ses colocataires.

*

Accroupi au pied de la paroi, Dem serrait dans ses bras un commandant aussi flasque qu’une poupée de son. Des sondages rapides l’avaient médiocrement renseigné sur l’état de santé d’Alec. Une chose était sûre cependant, le pouls était présent, peu marqué, mais présent : c’était déjà beaucoup.

La situation de l’astronef s’était finalement arrangée d’elle-même un instant auparavant, alors qu’elle semblait devoir encore empirer. L’immersion dans l’océan avait progressivement soustrait le vaisseau à l’action du maelstrom, ce qui avait rendu leur efficacité aux réacteurs. L’engin avait sombré lentement et flottait maintenant à cent mètres sous la surface, un silence de cathédrale ayant succédé à la frénésie de la tempête. La zone du Pacifique dans laquelle ils opéraient avait été choisie pour prévenir tout risque d’échouage. De fait, malgré la taille de leur appareil, avec plusieurs kilomètres d’eau sous leurs pieds, les occupants de l’astronef n’avaient aucun souci à se faire de ce côté-là.

Après avoir rapidement transporté son compagnon à l’infirmerie de bord, Dem l’allongea sur la couchette du medscan sans prendre la peine de le dévêtir, ni même de retirer le sang qui avait coagulé en divers endroits. Il activa la machine et resta debout, cherchant à deviner une réaction sur le visage d’Alec, pendant que la partie mobile du scanner balayait le corps inerte. Dem suivit du regard la progression de l’analyse matérialisée par un trait lumineux qui disparut après avoir effleuré le bout des pieds puis un petit jingle sonore indiqua au pilote que le rapport médical était prêt. Il tourna ses yeux en direction de la projection holographique avec un pincement au creux de l’estomac.

Le I se détendit, l’air subitement plus léger gonfla ses poumons et une sourde joie envahit ses artères. Les fonctions vitales n’avaient pas été touchées : l’état du commandant était plus impressionnant que véritablement alarmant. Une coupure au niveau du cuir chevelu avait inondé son visage de sang, mais la commotion cérébrale dont il souffrait ne laisserait probablement pas de séquelles.

Le souvenir de ses autres compagnons ramena Dem à la réalité. Il fusa dans le couloir et partit à leur recherche avec la célérité qui forçait l’admiration d’Alec, parcourant en quelques minutes les étroites coursives qui s’entrelaçaient dans la partie supérieure de l’appareil, le reste étant constitué d’un ensemble de cellules hexagonales extensibles, pleines de ce liquide si précieux pour la survie de la colonie.

Ils étaient chacun à leur poste, impassibles, effectuant leurs manœuvres comme des mécaniques bien huilées. Aucun de ses camarades ne présentait de blessures visibles, mais à l’exception du benjamin de l’équipe, ils lui manifestèrent un accueil assez froid. Sylv fut imperturbable, ce qui indiquait qu’il était maintenant certain d’avoir rallié la majorité de l’équipage à sa cause.

Dem regretta presque d’avoir abandonné son commandant pour secourir le reste des I. Il aurait dû se douter qu’ils n’avaient pas subi la même épreuve que leur chef, en raison de l’étroitesse des couloirs. De surcroît, ils étaient presque tous des pratiquants acharnés du sport roi de Io, une soule spectaculaire qui entraînait des contacts aussi rudes que fréquents. Seule la vitesse avec laquelle Alec avait heurté la paroi permettait d’expliquer ses blessures.

Dem décida de ne pas évoquer l’accident, jusqu’à ce que le vaisseau soit sur le chemin du retour et à distance suffisante de la Terre. Cela provoquerait certainement de nouveaux problèmes, mais le plus urgent était d’arriver à quitter cette maudite planète. Il annonça en quelques mots que l’astronef était maintenant sous les flots, et qu’il prendrait son envol vers les étoiles dès que l’appareil ennemi aurait disparu. Après leur avoir intimé l’ordre de rester à leur poste, il reprit la direction du pont supérieur, soulagé que Sylv n’ait soulevé aucune objection.

Comme à son habitude, Dem fit le trajet en un temps record, déboulant comme une fusée sur la passerelle sans qu’une goutte de sueur ou la moindre altération de sa respiration ne trahissent l’effort qu’il venait de faire. Il se sentait bien, son corps répondait à merveille et son cerveau était à l’unisson. Le contraste avec les difficultés passées était tellement important qu’il en aurait presque crié de joie. Il prit le temps de faire plusieurs inspirations dans le calme de la coupole où une lueur bleuâtre avait remplacé le rouge de l’alerte, puis il activa les systèmes de détection.

Dem avait une vision précise de tout ce qui était immergé sur des dizaines de kilomètres alentour : poissons, mammifères marins, navires voguant à la surface ou au milieu des flots, relief du fond océanique et même forme des vagues. Cependant, l’interface entre l’eau et l’atmosphère constituait une barrière infranchissable pour les détecteurs, qui rendait le I aveugle à tout ce qui se passait dans le ciel. Il résolut donc de regagner l’aplomb du centre de l’œil, puis de s’approcher de la surface avant de déployer le périscope dont les concepteurs du vaisseau avaient doté l’appareil dans l’éventualité d’une immersion. « La prudence est mère de sûreté », aimait à répéter son père ; de fait, l’anticipation était une vertu particulièrement cultivée sur Io.

Les propulseurs de poupe crachèrent de minces filets hadroniques, qui lancèrent l’astronef en une longue glissade silencieuse dans l’immensité bleutée de l’océan. Dem savoura cet instant de tranquillité, mais son esprit juvénile s’évada rapidement vers les rythmes endiablés qui emplirent son âme d’une envie irrésistible de se précipiter dans une folle sarabande. Il se contint à grand-peine, conscient que l’absence du commandant rendait périlleuse toute nouvelle provocation en direction de Sylv.

L’astronef, transformé en gigantesque submersible, faisait fuir les bancs de poissons et de mammifères marins, car la masse liquide déplacée par l’appareil engendrait des courants inhabituels qui alarmaient ces animaux sensibles. La trajectoire de l’ouragan facilita la tâche du jeune I, et bientôt, les instruments de bord lui indiquèrent qu’il approchait du centre de l’œil. Dem prit une profonde inspiration et tapota quelques ordres brefs sur la console virtuelle.

L’image renvoyée par le périscope, qui montrait des algues flottant entre deux eaux, fut rapidement laissée en arrière par le mouvement du tube extensible. Le mince conduit optique, ressemblant à une liane, s’approcha de la surface et la creva aussitôt : de monstrueuses vagues, maculées d’écume, masquaient l’horizon.

Dem décida d’effectuer une inspection circulaire en partant du zénith : il fit tournoyer le périscope plusieurs fois sur lui-même afin de balayer le ciel dans un mouvement hélicoïdal. Il fallait s’assurer que l’espace était dégagé avant de faire prendre son envol au vaisseau, lesté de sa précieuse cargaison.

*

Le curieux tentacule souple tournait lentement en s’étirant au-dessus des flots, jusqu’à dépasser la crête des vagues. Ploum observait, fasciné, la reconstitution qu’avait opérée l’ordinateur de bord à partir des images vidéo qu’il avait prises de la surface de l’océan quelques instants auparavant.

C’était un coup de chance extraordinaire : tandis qu’il balayait du regard la masse liquide une dernière fois, alors que l’avion s’apprêtait à s’extraire du maelstrom pour rejoindre la base, il s’était rendu compte que la houle dessinait un motif inhabituel, délimitant une aire immense à l’aplomb du centre de l’œil de l’ouragan, et il avait eu l’idée de filmer cette zone en zoomant au maximum.

Il vit des rubans d’algues curieusement emberlificotés, qui s’élevaient en tournoyant et en s’étirant au-dessus des vagues. Ploum n’en croyait pas ses yeux : il avait la preuve que quelque chose était là, tapi dans les profondeurs de l’océan, quelque chose dont le souffle avait lancé des algues à trente mètres au-dessus des flots. Il intégra la vidéo dans son logiciel d’analyse pour modéliser le flux ascendant, puis l’ordinateur produisit une séquence en images de synthèse.

La simulation révélait la présence d’une sorte de tentacule, de la grosseur d’un bras humain, qui émergeait du creux des vagues, avant de s’étirer en virevoltant, l’extrémité tournée vers le ciel comme la tête d’un monstrueux lombric qui aurait cherché à humer les nuages. Conformément à sa résolution, il ne prit pas le risque de signaler sa découverte aux deux femmes assises devant lui.

Tandis que l’avion l’emportait, il jeta un regard perplexe en arrière, espérant jusqu’au dernier moment voir jaillir un fantastique mastodonte du cœur de l’élément liquide, mais ils quittèrent la zone sans qu’il ait aperçu la moindre partie du Léviathan.

Ploum enregistra la séquence dans sa mémoire, à côté des données qu’il avait déjà recueillies, puis il la supprima de celle de l’ordinateur de bord : on ne pourrait pas lui reprocher d’avoir « oublié » de parler de ce nouvel incident. Ploum n’était pas veule à proprement parler, mais son conditionnement, la continuelle faiblesse dans laquelle il était maintenu, avaient marqué son esprit qui réagissait instinctivement en occultant, dès qu’il le pouvait, tout ce qui était susceptible de lui valoir une punition.

Il se renversa en arrière et ferma les yeux. Le vol durerait à peine soixante minutes, les données seraient déversées dans le centre de calcul météo, puis il filerait rejoindre son bloc. Les deux pilotes retourneraient vers les quartiers huppés aux villas immaculées qui faisaient des taches claires dans les immenses pelouses délimitées par les larges avenues où se posaient les avions privés.

*

Dem scrutait le ciel fiévreusement : la confiance qu’il témoignait à la technologie Ioienne n’excluait pas un contrôle visuel. Il fut rapidement certain que l’espace avait été déserté, aussi décida-t-il d’engager la procédure de retour sans attendre. Les réacteurs, placés sous l’énorme structure, crachèrent leurs flux de hadrons qui mirent instantanément en ébullition des masses colossales d’eau salée.

L’engin remonta lentement à la surface. L’eau glissa sur la forme invisible en traçant d’innombrables ruisselets qui semblaient sourdre dans le vide comme par magie, avant de rejoindre la limite d’un cercle qui formait, au milieu des vagues, une barrière transparente sur laquelle se brisait l’élément liquide. Le cercle s’élargit de plus en plus, jusqu’à atteindre une taille phénoménale, puis il diminua, laissant la place à des centaines, puis des milliers de petits cratères où le fluide s’évaporait sous la fureur des propulseurs. Le vaisseau s’éleva, majestueux, environné par le cirque de nuages qui lui faisait comme un écrin.

Dem prépara l’astronef à prendre son envol. Il programma une dérive latérale pour conserver la position au centre de l’œil et verrouilla les systèmes inertiels, puis il quitta son poste pour rendre une dernière visite à Alec. Celui-ci dormait paisiblement. Les équipements médicaux automatiques avaient nettoyé le corps, entièrement dévêtu, qui reposait sur une couchette immaculée et une perfusion gouttait dans le silence de l’infirmerie.

Dem, rassuré sur le sort de son commandant, vérifia par habitude les sangles qui maintenaient le I sur la couchette et fit demi-tour. Ces sangles archaïques avaient souvent été critiquées depuis que la gravitation contrôlée équipait les vaisseaux, mais Dem ne voulait pas courir de nouveaux risques. Il songea que si le poste de commandement avait été équipé de ceintures, comme les anciennes automobiles qui peuplaient les vieux films qu’il affectionnait, Alec n’aurait pas été allongé inconscient au milieu de toute cette ouate. Il jeta un dernier regard sur les traits reposés de son ami, puis il reprit la direction de la passerelle.

Après avoir déployé la console virtuelle, il informa l’équipage de l’imminence du décollage. Les Ioiens confirmèrent le bon fonctionnement de la machinerie complexe du vaisseau, puis ils firent leur apparition en silence sous la coupole. Chacun prit place dans l’alcôve qui lui était réservée afin d’effectuer l’inspection de routine, laissant libres celles du chef de l’expédition et du navigateur, traditionnellement installés côte à côte. Dem resterait seul aux commandes, jusqu’à ce que l’astronef ait quitté l’atmosphère et qu’il se soit frayé un passage vers le firmament.

Le grand I pianota les paramètres d’envol sans jeter un coup d’œil derrière lui, alors que Sylv chuchotait quelques mots à l’adresse de ses compagnons. Une légère vibration agita la structure quand les propulseurs libérèrent les flots d’énergie furieuse qui arrachèrent la masse du vaisseau à l’attraction terrestre. Il monta comme un ascenseur le long de la paroi de nuages dans une accélération continue, tandis que l’écran de contrôle s’emplissait progressivement d’un bleu très clair, dégagé de toute traînée nuageuse.

Le poste tout entier s’immergea dans cette lueur bleutée, qui s’assombrit avec l’ascension. Bientôt, les premières étoiles apparurent à travers les dernières couches de l’atmosphère. Ils atteignirent rapidement la zone poubelle, où un ensemble hétéroclite de morceaux de satellites et de déchets expulsés des stations orbitales tournoyaient sans fin autour de la Terre.

Depuis le début de l’astronautique, la situation avait empiré à tel point qu’on avait dû recourir à des nettoyeurs de ciel pour essayer de limiter la fréquence des accidents, qui étaient devenus monnaie courante au 21e siècle, entre les millions de déchets qui ceinturaient la planète et les vaisseaux qui tentaient d’atteindre l’orbite. Malgré cela, il y avait toujours de nombreux débris, avec lesquels la rencontre pouvait se révéler catastrophique. Les canons à hadrons étaient donc déployés en mode automatique pour parer à toute éventualité, mais il valait mieux contourner toutes ces saletés sans avoir à les pulvériser, pour éviter d’être repérés par les terriennes.

La navigation autonome fit décrire un chemin compliqué, qui se déroula en douces arabesques dans la zone géostationnaire, et comme lors du voyage aller, le grand vaisseau se faufila au milieu de cette mer mouvante d’immondices.

Le spectacle du vide sidéral qui s’ouvrit devant la proue, pourtant déjà observé à l’aller, laissa les I admiratifs un court instant, car sur Io, on n’avait pas le loisir de contempler l’univers dans toute sa magnificence. Ils s’émerveillèrent du chatoiement des étoiles lointaines, de la beauté des galaxies tentaculaires, de celle de la Terre, cette bille bleutée enchâssée dans le velours de la nuit stellaire, dont une portion lumineuse emplissait le tiers inférieur de la coupole-écran.

Dem pianota sur le clavier virtuel, et l’écran changea de perspective, présentant le système solaire et la trajectoire que l’astronef allait suivre pour rejoindre sa base. Chacun connaissait par cœur ce qui avait été décidé : l’éventualité que le grand vaisseau soit repéré par les forces terriennes était suffisamment significative pour que le retour se fasse dans des conditions qui préserveraient au maximum le secret de sa destination. Le début du périple serait par conséquent orienté vers une portion d’espace où il y avait peu de corps stellaires observables.

Étant donné la position de l’appareil, le calculateur de bord proposa une zone située près de la queue du dragon, une constellation faiblement lumineuse, bien connue depuis l’antiquité. Peu d’instruments terrestres seraient dirigés vers cette portion du ciel et cela minimiserait le risque d’être découvert par hasard. Ensuite, le vaisseau quitterait le centre du système solaire selon un périple quasi aléatoire, en utilisant les marées gravitationnelles engendrées par les planètes.

Durant la traversée, les détecteurs dont il était équipé balaieraient l’espace pour vérifier qu’il n’était pas suivi. La trajectoire l’amènerait dans la zone d’occultation de Jupiter, et quand deux semaines se seraient écoulées il regagnerait Io, où son chargement était attendu avec impatience.s. Alec, qui contrôlait une série de manomètres disposés à intervalles réguliers le long d’un couloir, se redressa brusquement, heurtant durement de la tête la coursive supérieure. Les cadrans scintillants, soudainement multipliés, mirent plusieurs secondes à réintégrer leur position sur la paroi métallique, tandis qu’une douleur pulsatile envahissait l’arrière de son crâne.

Il massa brièvement son cuir chevelu en esquissant une grimace et grommela un juron. Quelques secondes plus tard, il grimpait quatre à quatre les échelons qui le séparaient du pont supérieur. Dans cet espace confiné, une course éperdue n’avait aucune élégance, et ressemblait plus à des tortillements de ver de terre qu’à un sprint aérien. Il heurta à plusieurs reprises des panneaux de métal et des barreaux d’échelles qui lui laisseraient certainement des hématomes. Un rictus se forma sur ses lèvres à l’idée du savon qu’il allait passer à l’inconscient, alors qu’il accélérait en serrant les dents.

La scène qu’il découvrit en débouchant sur la passerelle lui arracha un sourire malgré lui, sa soudaine colère s’éteignit aussitôt et tous ses efforts pour la raviver demeurèrent vains. La musique était maintenant à peine plus audible qu’un murmure et un grand dadais, qui devait bien faire le double de sa taille, se dandinait de façon tantôt féline tantôt pachydermique au rythme d’un morceau qui devait dater d’au moins cent cinquante ans.

La silhouette du jeune I se détachait en ombre chinoise sur le panorama grandiose qui s’étendait derrière l’énorme coupole vitrée du poste de commandement. Alec le regarda arpenter les trente mètres du pont : il sautait à présent sur son talon droit, la jambe gauche tendue en avant, tandis que la senestre serrait un instrument imaginaire sur lequel l’autre main s’affolait dans un va-et-vient frénétique. Il se rappelait avoir vu une vieille vidéo dans laquelle un petit homme en bermuda parcourait une scène, avec le même genre de déplacement grotesque que celui qu’il avait sous les yeux, tout en secouant sa tête chevelue. La différence, c’est que ce petit homme, ce nain, pour ainsi dire, si on le comparait à la créature qui gesticulait devant lui, martyrisait une guitare électrique d’où s’échappaient les sonorités agressives qui l’avaient attiré sur le pont supérieur. Les pieds calés sur un barreau de l’échelle, il libéra ses bras de l’étroit passage, posa ses coudes sur le plancher métallique et assura son menton sur le dos de sa main gauche qu’il avait empilée sur la droite.

Alec considéra un instant l’énergumène qui s’agitait devant lui, tandis que des pensées fugitives traversaient son esprit : la cinquième génération n’était sans doute plus très loin de l’aboutissement, car depuis quelque temps, les modifications intrinsèques à Io avaient notablement ralenti. En dehors des dimensions proprement dites, il y avait quelque chose d’indéfinissablement différent du schéma corporel originel : chaque portion du corps prise isolément paraissait presque massive, mais l’ensemble dégageait une impression d’équilibre et de fluidité quasi féline. Son compagnon se mouvait avec une grâce hypnotique et une vitesse qui le disputait à la précision des mouvements. Il songea qu’en dépit de sa taille, Dem se coulait bien plus facilement que lui dans les entrailles du vaisseau. Le voir évoluer dans l’enchevêtrement des coursives et des échelles donnait le sentiment d’assister à un véritable ballet.

À l’instant où il allait apostropher le navigateur, une lumière rouge inonda l’espace, tandis qu’une trépidation mettait en résonance l’ensemble du bâtiment. Le sol, l’échelle, jusqu’à l’air autour de lui, se mirent à frissonner comme si un colosse avait frappé sur un gong de métal. Avant que la vibration de l’alarme ne se soit dissipée dans un amortissement graduel, Dem avait bondi, presque trop vite pour qu’Alec puisse le suivre des yeux. Dans la lumière monochrome, on aurait dit qu’un diable rougeâtre avait fusé d’un bout à l’autre du pupitre de navigation, laissant le cerveau du commandant analyser avec retard l’enchaînement des opérations.

Plus aucune musique ne filtrait dans la salle de commande : un silence et une immobilité quasi religieux avaient succédé à l’agitation. Moins de deux secondes après le début de l’alerte, Dem avait localisé le petit appareil surgi du maelstrom de nuages à environ dix heures de leur position.

Le centre de l’œil les avait dépassés depuis onze minutes. Compte tenu de son diamètre, la distance à l’intrus devait donc avoisiner les trente kilomètres. Dem confirma les informations : avion à réaction, dix heures huit minutes et quinze secondes, distance 29 531 mètres, direction est/sud-est, Mach un point cinq. Il pianota rapidement sur le clavier virtuel matérialisé devant lui. Aussitôt, la vue de la falaise nuageuse située à trente kilomètres s’agrandit dans un zoom fluide et sans tremblement. On aurait dit qu’une énorme loupe, centrée sur l’appareil, se déplaçait en même temps que lui.

Alec monta les derniers degrés et s’approcha de Dem, les yeux fixés sur l’écran. Les deux I détaillèrent l’aéronef qui se détachait sur un fond indistinct d’un gris cotonneux, traversé par instant de brefs éclats orangés. C’était un biréacteur hypersonique fraîchement sorti des usines Boeing d’Everett. L’avant bulbeux était prolongé d’un rostre qui ne laissait planer aucun doute sur sa mission.

« Appareil de surveillance météo », lâcha le navigateur.

Alec discerna des souffles de soulagement derrière lui et constata du coin de l’œil que tout l’équipage avait rejoint le poste de pilotage dans un parfait silence. S’il n’avait pas entendu arriver ses compagnons, ce n’était pas uniquement en raison des sourdes pulsations cardiaques qui emplissaient ses oreilles : l’apprentissage de la discrétion faisait partie de l’entraînement de l’équipage du Poséidon, et la qualité de cet entraînement était proportionnelle à ce que le vaisseau représentait pour la nation Ioienne. Autant dire que de ces I triés sur le volet, on n’attendait rien de moins que la perfection. Il partageait leur soulagement : l’intrusion d’un appareil de combat dans cette zone précise, au-dessus de l’océan, n’aurait pu signifier qu’une chose, qui aurait sans doute obéré pour longtemps la possibilité d’opérer des approvisionnements sur cette bonne vieille planète.

Alec détailla ses compagnons, en s’attardant un instant sur Sylv, pour essayer de capter son regard. Le I n’avait d’yeux que pour Dem, et ses lèvres soudées en un mince trait ne disaient rien de bon au commandant. Il reporta son attention sur l’appareil qui avait amorcé un virage avant d’atteindre le front nuageux.

« Il finira par nous rentrer dedans ».

Sylv avait prononcé ces mots à voix basse, les dents serrées, le regard rivé sur la nuque du navigateur. Ce dernier contracta imperceptiblement les épaules, mais il ne répondit pas à la provocation. Il savait que cette fois il ne couperait pas à la confrontation. Lorsque le danger serait écarté, le chemin du retour leur laisserait tout le temps nécessaire pour régler leurs comptes. Dem se maudit intérieurement d’avoir donné à Sylv l’occasion rêvée de le provoquer sans enfreindre le règlement. Il n’avait pas le moindre doute sur l’issue du combat, mais son engagement envers la communauté était total et il comprenait, aussi bien que le commandant, les responsabilités dont l’équipage avait la charge.

Dem se considérait comme un outil au service de la race, un outil affûté par des années de formation, et qui n’avait pas le droit d’échouer, car le devenir de la colonie dépendait en partie de la réussite de cette mission. Du fait de sa filiation, il s’était toujours efforcé d’être exemplaire : il savait que les jeunes Ioiens le prenaient souvent comme modèle, de sorte que son comportement déjà ascétique s’était encore accru, à l’exception de son goût immodéré pour la vieille musique. Le navigateur évita soigneusement de penser à son père et se concentra sur les évolutions de l’appareil. Un coup d’œil à sa droite lui renvoya l’image d’Alec : lui aussi était concentré sur l’avion qui se rapprochait dangereusement.

De quelques mouvements agiles de ses doigts, le commandant demanda les rapports. Les Ioiens répondirent de la même façon rapide et silencieuse : les soutes étaient pleines à ras bord du précieux liquide. Sans ce fâcheux contretemps, le vaisseau se serait envolé dans la seconde.

Alec donna la marche à suivre en langage des signes : ils devaient laisser passer l’avion, puis prendre le risque de décoller dès qu’il se serait éloigné. L’importun serait peut-être pris dans les remous provoqués par les réacteurs de leur astronef, mais si l’on se tenait suffisamment proche du bord de l’œil, les occupants du Boeing croiraient peut-être à un effet du vortex cyclonique. Il ordonna à chacun de rejoindre son poste et à Dem d’exécuter une manœuvre pour amener le vaisseau en dehors de la route prévisible de l’avion, lorsque ce dernier aurait fait volte-face depuis le front nuageux. Les membres de l’équipage disparurent dans les entrailles du bâtiment sans faire plus de bruit que des ombres. Alec et Dem demeurèrent seuls sur la passerelle, aussi immobiles que des statues.

L’avion, qui avait effectué un large demi-tour, filait désormais plein ouest. Dem attendait le moment, maintenant proche, où il pourrait libérer la fureur des réacteurs hadroniques dont la puissance arracherait la gigantesque masse de l’astronef à l’attraction terrestre. Un éclair fugace, provoqué par la réverbération du soleil sur le fuselage, l’avertit que l’aéronef venait subitement de modifier sa trajectoire. Virant rapidement sur l’aile, il pointa son rostre vers la zone occupée par le vaisseau et se mit à grandir sur l’écran de contrôle. Les deux I s’interrogèrent du regard. Les terriennes avaient-elles repéré leur astronef ? Si c’était le cas, ils devraient réduire cet avion à néant pour ne laisser aucun témoin de leur passage.

Après un court instant de réflexion, Alec renonça à armer les canons à hadrons : aucune personne sensée n’aurait lancé de façon délibérée un petit aéronef de surveillance météorologique vers une masse aussi prodigieuse que leur vaisseau. Il ordonna au navigateur de faire reculer le bâtiment dans la zone nuageuse, puis il reporta toute son attention sur l’appareil. Dem pianota rapidement sur le clavier. Le grand vaisseau se mit à reculer, passant de l’immobilité la plus totale à une vitesse subsonique, calculée de telle sorte que l’astronef serait caché dans les nuages au moment où l’avion atteindrait de nouveau le bord de l’œil.

L’écran de contrôle donnait maintenant une vue détaillée du cockpit de l’appareil et de ses occupants. Ils étaient au nombre de trois : à l’avant se tenaient les deux pilotes, et à leur grande surprise un individu de sexe masculin, assis en arrière, surveillait manifestement une série d’instruments. De leur côté, les intrus ne voyaient que le mur de nuages et leurs matériels de détection ne relevaient que d’imperceptibles variations dans la réflexion des trains d’ondes qu’ils lançaient dans toutes les directions, comme autant de palpeurs destinés à analyser leur environnement. Ces variations, pourtant infimes, avaient dû intriguer les terriens qui se hâtaient maintenant dans leur direction, sans imaginer un seul instant qu’ils se précipitaient vers une masse aussi imposante qu’une montagne.

Une partie de la puissance de l’énorme vaisseau servait à alimenter les calculateurs qui traitaient les données représentant l’énergie reçue par chaque micromètre carré de l’enveloppe dans toutes les longueurs d’onde habituelles du spectre électromagnétique, selon des incidences séparées de 43.10-6 seconde d’arc. Chaque train d’ondes reçu était réémis de l’autre côté du bâtiment avec l’incidence voulue, ce qui le rendait complètement transparent non seulement pour les yeux humains, mais également pour les appareils de détection utilisant des ondes électromagnétiques. Les concepteurs de l’astronef l’avaient pareillement protégé des techniques d’écholocalisation, en se fondant sur un principe identique, mais appliqué aux ondes sonores.

L’évident aveuglement des trois terriens et de leurs machines semblait donner raison à la technologie Ioienne, mais si le vaisseau était invisible, les effets qu’il produisait sur son environnement ne l’étaient pas. Dem savait que les milliers de réacteurs hadroniques, soutenant l’énorme carcasse, provoquaient des remous titanesques. Il savait aussi que s’ils s’approchaient trop près des flots, les réacteurs creuseraient autant de petites dépressions dans la surface agitée de l’océan.

Ces dépressions, qui grandiraient avec la descente, finiraient par se rejoindre, délimitant une seule dépression de la taille de l’astronef, et il n’y avait aucune chance pour que les occupants du Boeing attribuent la vision d’un cratère liquide à un phénomène naturel.

Dem engagea le vaisseau aussi prudemment que possible dans le maelstrom, tandis que les calculateurs de bord dosaient la puissance des réacteurs pour contrecarrer l’effet giratoire des vents qui se mirent à fouetter les flancs de la gigantesque soucoupe. Le bruit provoqué par le glissement des masses d’air humide sur la coque du bâtiment enfla rapidement, alors qu’une légère vibration apparaissait dans le plancher de la passerelle. Les indicateurs de puissance des réacteurs tribord augmentèrent graduellement, à mesure que l’astronef disparaissait dans la zone tourmentée. Le grondement de l’ouragan croissait de seconde en seconde et les vibrations s’accentuaient dangereusement, mais les deux I ne se préoccupaient que de la vue qu’ils avaient devant eux et gardaient leurs yeux fixés sur l’appareil qui bondissait à leur rencontre.

Le vaisseau, aux trois quarts immergé dans le front nuageux, était secoué par des rafales de plus en plus violentes, ponctuées par les impacts sur la coque des débris charriés par la tempête. Le rugissement des réacteurs, qui étaient presque à pleine puissance, ajoutait sa fureur à celle des masses d’air déchaînées. Le volume sonore, porté à une intensité douloureuse, déchirait les tympans, mais ni Dem ni Alec ne songèrent à enfiler leurs équipements de protection. Ils communiquaient par gestes, et toute leur attention concentrée sur les indicateurs de marche du vaisseau ainsi que sur l’approche de l’avion, ne leur laissait pas le loisir de penser à eux-mêmes.

L’astronef, comme pris dans la gueule d’un chien titanesque qui aurait secoué un vulgaire chiffon, était agité de trépidations désordonnées. La puissance de l’ouragan, plus importante que ce qu’ils avaient estimé, les obligeait à manœuvrer très lentement, leur faisant perdre de précieuses secondes.

L’avion, de son côté, avait forcé son allure, sans doute en réponse à leur propre mouvement et l’ordinateur de bord conjectura que l’impact se produirait avant que le vaisseau n’ait eu le temps de se mettre à l’abri. Le commandant libéra les commandes des canons à hadrons. Il enrageait en silence de devoir détruire cet avion qui les talonnait de quelques centaines de mètres, alors qu’ils étaient maintenant si près du but. Dans une fraction de seconde, Alec ouvrirait le feu, il anéantirait l’appareil ennemi et par le même coup la relative tranquillité des opérations Ioiennes sur terre…

Dem poussa soudainement les réacteurs de proue à leur maximum, avec une pensée fugitive pour les I disséminés dans le ventre de l’astronef. Le vaisseau fit instantanément un bond en arrière, et s’engloutit dans le front de l’ouragan.

Alec, qui n’avait pas anticipé la manœuvre, décolla comme une plume. Il fit un vol plané d’une dizaine de mètres, puis il heurta durement la paroi à l’endroit même où se trouvait l’image de l’avion un instant plus tôt. Le navigateur eut à peine le temps de jeter un coup d’œil inquiet vers son commandant, avant que les alarmes ne se déclenchent et que le bâtiment, pris dans des vents furieux de près de 400 km/heure, ne se mette à donner de la bande. Les réacteurs, portés à leur maximum, ne parvenaient pas à conserver l’assiette, et le pont penchait dangereusement, mais cela ne parut pas avoir le moindre effet sur le grand I qui poursuivit les opérations avec calme et détermination.

Le vaisseau dérapait lentement : entraîné par le mouvement giratoire du typhon, il accomplissait dans le même temps une laborieuse descente vers la surface liquide qu’il atteindrait par le tribord. Dem, crânement campé sur ses jambes, commandait la descente de l’appareil dont la gîte s’accentuait de façon alarmante, malgré l’inversion de poussée des propulseurs bâbord.

L’absence de mouvement d’Alec n’était pas encourageante, et le pilote n’osait pas penser au sort de ses compagnons perdus dans les coursives, au moment où il avait effectué sa manœuvre désespérée. Subitement, il lui sembla que le temps ralentissait dans une réalité devenue cotonneuse. Il se mit à opérer dans un état second, tandis que son esprit dédoublé s’observait, exécutant les manœuvres. Cet état de détachement lui était suffisamment familier pour qu’il redoute le moment où débuterait une introspection dont il ne supporterait pas les critiques.

Enfant déjà, il n’acceptait pas de perdre le moindre contrôle sur lui-même, et c’est avec ce qui ressemblait à un début de panique qu’il s’empressa de recourir aux techniques mentales qu’il avait mises au point depuis longtemps. Il s’imagina rocher, seul sujet solide et immobile au centre d’un maelstrom hurlant, d’un cataclysme de laves en fusion, d’icebergs se fracassant en milliers d’éclats translucides et tranchants, propulsés par les courants furieux d’inconcevables océans. Le visage dur, les yeux fixés devant lui, il répéta inlassablement son intime litanie hypnotique : « Îiôôômmm… Îiôôômmm… Îiôôômmm… Îiôôômmm… »

La mélopée diphonique, qu’on aurait crue tout droit sortie des steppes mongoles, agit comme un tranquillisant. Son esprit, protégé par le mantra, recouvra sa plénitude au bout de plusieurs minutes qui lui avaient semblé des heures, et la réalité reprit sa netteté comme au sortir d’un rêve. Le typhon, le vrai, était de nouveau présent dans toute sa violence. D’une puissance phénoménale, il déplaçait la masse de leur vaisseau pesant plusieurs millions de tonnes.

L’engin, qui avait malgré tout perdu de la hauteur, n’était plus qu’à quelques dizaines de mètres de la surface, et l’inclinaison s’étant beaucoup accentuée au cours de la descente, Alec avait glissé progressivement contre la cloison, comme un pantin désarticulé. En dépit de ses craintes, Dem devait cependant attendre que le bâtiment soit à l’abri sous les flots avant de tenter de secourir son camarade. Il donnait, de temps en temps, de petits coups d’œil rapides vers le tas misérable qui gisait à la jonction du plancher et de la paroi, mais il ne parvenait pas à distinguer correctement le corps noyé dans la pénombre rougeâtre qui avait envahi la passerelle au déclenchement de l’alerte.

L’astronef toucha la surface par tribord et d’énormes vagues vinrent s’écraser avec violence sur la coque, ajoutant une nouvelle torture à celles que subissait déjà la structure de l’appareil. La résistance de la masse liquide couplée à la force de l’ouragan accentua encore la gîte du vaisseau. Tous ses sens en alerte, Dem attendait le moment où, en raison de l’inclinaison devenue trop forte, les semelles de ses chaussures lâcheraient prise. Un saut carpé suivi d’un atterrissage en règle, en fléchissant les jambes, lui éviterait d’être précipité contre la paroi où gisait son infortuné compagnon.

*

Assis en arrière des deux pilotes, Ploum265 n’avait qu’une vue partielle du front nuageux où les étranges ondulations qui avaient attiré son attention s’étaient évanouies quelques instants plus tôt. Le front en sueur et les mains moites, il scrutait inlassablement les écrans de contrôle de ses appareils de détection, priant pour que les singulières perturbations électromagnétiques fassent leur réapparition. Il se maudissait intérieurement d’avoir éveillé la curiosité des deux femmes.

D’un tempérament angoissé, son esprit élaborait sans cesse différents scénarios qui allaient d’une légère moquerie à un châtiment immédiat, assorti d’une dénonciation en règle. Cela faisait plusieurs minutes qu’il se tenait coi, n’osant pas prendre la parole pour annoncer que la sensationnelle découverte d’un nouveau phénomène naturel, n’était en fait qu’un mirage.

« Alors Ploum, ça dit quoi ?

‒ Je n’ai pas voulu vous déranger, ma commandante, parce que, justement, maintenant… Ben, ça ne dit plus rien ! »

Les deux pilotes se retournèrent de concert et fixèrent l’opérateur météo à travers le verre fumé de leurs visières. Il y eut un instant de silence pendant lequel Ploum265 vit passer dans son esprit toute la gamme des sanctions réalisables à l’aide du collier.

Subitement, les aéronautes éclatèrent de rire.

« Quelle tête tu fais, mon pauvre Ploum, tu devrais te voir, on dirait que tu as avalé un cactus de travers ».

La commandante en second affichait un sourire béat. Ses lèvres en gondole, rehaussée d’un léger gloss, dévoilaient des gencives fraîches, plantées d’une rangée de dents éclatantes qui valaient sans aucun doute le premier prix de miss dentifrice. Avec son casque équipé d’une visière qui lui faisait deux gros yeux ambrés, son corps souple marqué à la taille et aux membres déliés, elle lui faisait penser à une guêpe. Une très jolie guêpe, au demeurant, dont les appâts, mis en valeur par une combinaison particulièrement ajustée, attiraient irrésistiblement son attention. Avec une habitude consommée qui lui était une seconde nature, il laissa glisser ses yeux sur l’anatomie de son interlocutrice dans une sorte de nystagmus fébrile.

La jeune femme se détourna de l’opérateur, qui arborait l’habituel regard fuyant de ses contemporains, lorsqu’ils étaient confrontés à une créature du sexe opposé, sans imaginer qu’elle était en réalité l’objet d’un examen attentif. Les images qu’il glanait en douce s’incrustaient dans une mémoire auxiliaire, et il les rappellerait à volonté dans ses moments de solitude, lorsque seul, en sécurité avec lui-même, il pourrait s’autoriser sans risque un instant de relâchement.

« Je ne sais pas ce qu’il prend, mais ça doit être fort…

Dis donc, petit cachottier, tu ne prendrais pas des produits illicites ? » insinua la commandante.

Ploum sentit son visage s’empourprer, ce qui redoubla les rires de ses acolytes. Il avait appris très tôt qu’en général, les dénégations ne faisaient qu’empirer l’acharnement des moqueurs. Plus les efforts qu’il faisait étaient importants, plus il donnait de matière à ses contradicteurs. Dans un passé encore récent il s’était retrouvé plusieurs fois dans la situation de devoir se défendre contre des accusations complètement imaginaires, aussi préféra-t-il conserver le silence. Il fit semblant d’être intensément concentré sur ses appareils, ce qui avait le double avantage de justifier sa surdité sélective et de lui éviter de croiser le regard des pilotes.

Lorsque l’instant lui parut favorable, après que les gloussements aient baissé en intensité, il débita une série de phrases émaillées d’un jargon technique qui, l’espérait-il, lui permettraient de sauver la face. Il n’oublia pas d’accuser au passage les problèmes de fiabilité de l’appareillage et de s’excuser platement à plusieurs reprises pour le temps perdu. Après un court silence, à peine troublé par le ronronnement des appareils, la commandante reprit la parole d’une voix calme : « Bon, OK, fini la rigolade. On termine notre tour et on rentre. Si on fait fissa, on sera de retour avant vingt heures ».

Ploum265 poussa un soupir de soulagement silencieux : l’incident n’aurait pas de conséquences fâcheuses. Il se jura de ne plus intervenir de façon aussi spontanée, dût-il observer un vortex électromagnétique en plein océan. Pourtant, il était certain de ne pas avoir rêvé, et maintenant que le danger était écarté, son esprit revenait sans cesse sur l’étrange phénomène.

N’y tenant plus, il activa l’une de ses mémoires, en évitant celle qui servait de réceptacle à ses fantasmes, pour y transférer les données enregistrées par les appareils : ses moments oniriques avec Natacha lui laissaient malgré tout suffisamment de soirées solitaires à occuper, et cela le changerait avantageusement des retransmissions de foot qu’affectionnaient ses colocataires.

*

Accroupi au pied de la paroi, Dem serrait dans ses bras un commandant aussi flasque qu’une poupée de son. Des sondages rapides l’avaient médiocrement renseigné sur l’état de santé d’Alec. Une chose était sûre cependant, le pouls était présent, peu marqué, mais présent : c’était déjà beaucoup.

La situation de l’astronef s’était finalement arrangée d’elle-même un instant auparavant, alors qu’elle semblait devoir encore empirer. L’immersion dans l’océan avait progressivement soustrait le vaisseau à l’action du maelstrom, ce qui avait rendu leur efficacité aux réacteurs. L’engin avait sombré lentement et flottait maintenant à cent mètres sous la surface, un silence de cathédrale ayant succédé à la frénésie de la tempête. La zone du Pacifique dans laquelle ils opéraient avait été choisie pour prévenir tout risque d’échouage. De fait, malgré la taille de leur appareil, avec plusieurs kilomètres d’eau sous leurs pieds, les occupants de l’astronef n’avaient aucun souci à se faire de ce côté-là.

Après avoir rapidement transporté son compagnon à l’infirmerie de bord, Dem l’allongea sur la couchette du medscan sans prendre la peine de le dévêtir, ni même de retirer le sang qui avait coagulé en divers endroits. Il activa la machine et resta debout, cherchant à deviner une réaction sur le visage d’Alec, pendant que la partie mobile du scanner balayait le corps inerte. Dem suivit du regard la progression de l’analyse matérialisée par un trait lumineux qui disparut après avoir effleuré le bout des pieds puis un petit jingle sonore indiqua au pilote que le rapport médical était prêt. Il tourna ses yeux en direction de la projection holographique avec un pincement au creux de l’estomac.

Le I se détendit, l’air subitement plus léger gonfla ses poumons et une sourde joie envahit ses artères. Les fonctions vitales n’avaient pas été touchées : l’état du commandant était plus impressionnant que véritablement alarmant. Une coupure au niveau du cuir chevelu avait inondé son visage de sang, mais la commotion cérébrale dont il souffrait ne laisserait probablement pas de séquelles.

Le souvenir de ses autres compagnons ramena Dem à la réalité. Il fusa dans le couloir et partit à leur recherche avec la célérité qui forçait l’admiration d’Alec, parcourant en quelques minutes les étroites coursives qui s’entrelaçaient dans la partie supérieure de l’appareil, le reste étant constitué d’un ensemble de cellules hexagonales extensibles, pleines de ce liquide si précieux pour la survie de la colonie.

Ils étaient chacun à leurs postes, impassibles, effectuant leurs manœuvres comme des mécaniques bien huilées. Aucun de ses camarades ne présentait de blessures visibles, mais à l’exception du benjamin de l’équipe, ils lui manifestèrent un accueil assez froid. Sylv fut imperturbable, ce qui indiquait qu’il était maintenant certain d’avoir rallié la majorité de l’équipage à sa cause.

Dem regretta presque d’avoir abandonné son commandant pour secourir le reste des I. Il aurait dû se douter qu’ils n’avaient pas subi la même épreuve que leur chef, en raison de l’étroitesse des couloirs. De surcroît, ils étaient presque tous des pratiquants acharnés du sport roi de Io, une soule spectaculaire au cours de laquelle les contacts étaient aussi rudes que fréquents. Seule la vitesse avec laquelle Alec avait heurté la paroi permettait d’expliquer ses blessures.

Dem décida de ne pas leur parler de l’accident, jusqu’à ce que le vaisseau soit sur le chemin du retour et à distance suffisante de la Terre. Cela provoquerait certainement de nouveaux problèmes, mais le plus urgent était d’arriver à quitter cette maudite planète. Il leur annonça en quelques mots que l’astronef était maintenant sous les flots, et qu’il prendrait son envol vers les étoiles dès que l’appareil ennemi aurait disparu. Après leur avoir intimé l’ordre de rester à leur poste, il reprit la direction du pont supérieur, soulagé que Sylv n’ait soulevé aucune objection.

Comme à son habitude, Dem fit le trajet en un temps record, déboulant comme une fusée sur la passerelle sans qu’une goutte de sueur ou la moindre altération de sa respiration ne trahissent l’effort qu’il venait de faire. Il se sentait bien, son corps répondait à merveille et son cerveau était à l’unisson. Le contraste avec les difficultés passées était tellement important qu’il en aurait presque crié de joie. Il prit le temps de faire plusieurs inspirations dans le calme de la coupole où une lueur bleuâtre avait remplacé le rouge de l’alerte, puis il activa les systèmes de détection.

Dem avait une vision précise de tout ce qui était immergé sur des dizaines de kilomètres autour de l’astronef : poissons, mammifères marins, navires navigants à la surface ou au milieu des flots, relief du fond océanique et même forme des vagues. Cependant, l’interface entre l’eau et l’atmosphère constituait une barrière infranchissable pour les détecteurs, qui rendait le I aveugle à tout ce qui se passait dans le ciel. Il résolut donc de regagner l’aplomb du centre de l’œil, puis de s’approcher la surface avant de déployer le périscope dont les concepteurs du vaisseau avaient doté l’appareil dans l’éventualité d’une immersion. « La prudence est mère de sûreté », aimait à répéter son père ; de fait, l’anticipation était une vertu particulièrement cultivée sur Io.

Les propulseurs de poupe crachèrent de minces filets hadroniques, qui lancèrent l’astronef en une longue glissade silencieuse dans l’immensité bleutée de l’océan. Dem savoura cet instant de tranquillité, mais son esprit juvénile s’évada rapidement vers les rythmes endiablés qui emplirent son âme d’une envie irrésistible de se précipiter dans une folle sarabande. Il se contint à grand-peine, conscient que l’absence du commandant rendait périlleuse toute nouvelle provocation en direction de Sylv.

L’astronef, transformé en gigantesque submersible, faisait fuir les bancs de poissons et de mammifères marins, car la masse liquide déplacée par l’appareil engendrait des courants inhabituels qui alarmaient ces animaux sensibles. La trajectoire de l’ouragan facilita la tâche du jeune I, et bientôt, les instruments de bord lui indiquèrent qu’il approchait du centre de l’œil. Dem prit une profonde inspiration et tapota quelques ordres brefs sur la console virtuelle.

L’image renvoyée par le périscope, qui montrait des algues flottant entre deux eaux, fut rapidement laissée en arrière par le mouvement du tube extensible. Le mince conduit optique, ressemblant à une liane, s’approcha de la surface et la creva aussitôt : de monstrueuses vagues, maculées d’écume, masquaient l’horizon.

Dem décida de faire une inspection circulaire en partant du zénith : il fit tournoyer le périscope plusieurs fois sur lui-même afin de balayer le ciel dans un mouvement hélicoïdal. Il fallait s’assurer que l’espace était dégagé avant de faire prendre son envol au vaisseau, lesté de sa précieuse cargaison.

*

Le curieux tentacule souple tournait lentement en s’étirant au-dessus des flots, jusqu’à dépasser la crête des vagues. Ploum observait, fasciné, la reconstitution qu’avait opérée l’ordinateur de bord à partir des images vidéo qu’il avait prises de la surface de l’océan quelques instants auparavant.

C’était un coup de chance extraordinaire : tandis qu’il balayait du regard la masse liquide une dernière fois, alors que l’avion s’apprêtait à s’extraire du maelstrom pour rejoindre la base, il s’était rendu compte que la houle dessinait un motif inhabituel, délimitant une aire immense à l’aplomb du centre de l’œil de l’ouragan, et il avait eu l’idée de filmer cette zone en zoomant au maximum.

Il vit des rubans d’algues curieusement emberlificotés, qui s’élevaient en tournoyant et en s’étirant au-dessus des vagues. Ploum n’en croyait pas ses yeux : il avait la preuve que quelque chose était là, tapi dans les profondeurs de l’océan, quelque chose dont le souffle avait lancé des algues à trente mètres au-dessus des flots. Il intégra la vidéo dans son logiciel d’analyse pour modéliser le flux ascendant, puis l’ordinateur produisit une séquence en images de synthèse.

La simulation révélait la présence d’une sorte de tentacule, de la grosseur d’un bras humain, qui émergeait du creux des vagues, avant de s’étirer en virevoltant, l’extrémité tournée vers le ciel comme la tête d’un monstrueux lombric qui aurait cherché à humer les nuages. Conformément à sa résolution, il ne prit pas le risque de signaler sa découverte aux deux femmes assises devant lui.

Comme l’avion l’emportait, il jeta un regard perplexe en arrière, espérant jusqu’au dernier moment voir jaillir un fantastique mastodonte du cœur de l’élément liquide, mais ils quittèrent la zone sans qu’il ait aperçu la moindre partie du Léviathan.

Ploum enregistra la séquence dans sa mémoire, à côté des données qu’il avait déjà recueillies, puis il la supprima de celle de l’ordinateur de bord : on ne pourrait pas lui reprocher d’avoir « oublié » de parler de ce nouvel incident. Ploum n’était pas veule à proprement parler, mais son conditionnement, la continuelle faiblesse dans laquelle il était maintenu, avaient marqué son esprit qui réagissait instinctivement en occultant, dès qu’il le pouvait, tout ce qui était susceptible de lui valoir une punition.

Il se renversa en arrière et ferma les yeux. Le vol durerait à peine soixante minutes, les données seraient déversées dans le centre de calcul météo, puis il filerait rejoindre son bloc. Les deux pilotes retourneraient vers les quartiers huppés aux villas immaculées qui faisaient des taches claires dans les immenses pelouses délimitées par les larges avenues où se posaient les avions privés.

*

Dem scrutait le ciel fiévreusement : la confiance qu’il témoignait à la technologie Ioienne n’excluait pas un contrôle visuel. Il fut rapidement certain que l’espace avait été déserté, aussi décida-t-il d’engager la procédure de retour sans attendre. Les réacteurs, placés sous l’énorme structure, crachèrent leurs flux de hadrons qui mirent instantanément en ébullition des masses colossales d’eau salée.

L’engin remonta lentement à la surface. L’eau glissa sur la forme invisible en traçant d’innombrables ruisselets qui semblaient sourdre dans le vide comme par magie, avant de rejoindre la limite d’un cercle qui formait, au milieu des vagues, une barrière transparente sur laquelle se brisait l’élément liquide. Le cercle s’élargit de plus en plus, jusqu’à atteindre une taille phénoménale, puis il diminua, laissant la place à des centaines, puis des milliers de petits cratères où le fluide s’évaporait sous la fureur des propulseurs. Le vaisseau s’éleva, majestueux, environné par le cirque de nuages qui lui faisait comme un écrin.

Dem prépara l’astronef à prendre son envol. Il programma une dérive latérale pour conserver la position au centre de l’œil et verrouilla les systèmes inertiels, puis il quitta son poste pour rendre une dernière visite à Alec. Celui-ci dormait paisiblement. Les équipements médicaux automatiques avaient nettoyé le corps, entièrement dévêtu, qui reposait sur une couchette immaculée et une perfusion gouttait dans le silence de l’infirmerie.

Dem, rassuré sur le sort de son commandant, vérifia par habitude les sangles qui maintenaient le I sur la couchette et fit demi-tour. Ces sangles archaïques avaient souvent été critiquées depuis que la gravitation contrôlée équipait les vaisseaux, mais Dem ne voulait pas courir de nouveaux risques. Il songea que si le poste de commandement avait été équipé de ceintures, comme les anciennes automobiles qui peuplaient les vieux films qu’il affectionnait, Alec n’aurait pas été allongé inconscient au milieu de toute cette ouate. Il jeta un dernier regard sur les traits reposés de son ami, puis il reprit la direction de la passerelle.

Après avoir déployé la console virtuelle, il informa l’équipage de l’imminence du décollage. Les Ioiens confirmèrent le bon fonctionnement de la machinerie complexe du vaisseau, puis ils firent leur apparition en silence sous la coupole. Chacun prit place dans l’alcôve qui lui était réservée afin d’effectuer l’inspection de routine, laissant libres celles du chef de l’expédition et du navigateur, traditionnellement installés côte à côte. Dem resterait seul aux commandes, jusqu’à ce que l’astronef ait quitté l’atmosphère et qu’il se soit frayé un passage vers le firmament.

Le grand I pianota les paramètres d’envol sans jeter un coup d’œil derrière lui, alors que Sylv chuchotait quelques mots à l’adresse de ses compagnons. Une légère vibration agita la structure quand les propulseurs libérèrent les flots d’énergie furieuse qui arrachèrent la masse du vaisseau à l’attraction terrestre. Il monta comme un ascenseur le long de la paroi de nuages dans une accélération continue, tandis que l’écran de contrôle s’emplissait progressivement d’un bleu très clair, dégagé de toute traînée nuageuse.

Le poste tout entier s’immergea dans cette lueur bleutée, qui s’assombrit avec l’ascension. Bientôt, les premières étoiles apparurent à travers les dernières couches de l’atmosphère. Ils atteignirent rapidement la zone poubelle, où un ensemble hétéroclite de morceaux de satellites et de déchets expulsés des stations orbitales tournoyaient sans fin autour de la Terre.

Depuis le début de l’astronautique, la situation avait empiré à tel point qu’on avait dû recourir à des nettoyeurs de ciel pour essayer de limiter la fréquence des accidents, qui étaient devenus monnaie courante au 21e siècle, entre les millions de déchets qui ceinturaient la planète et les vaisseaux qui tentaient d’atteindre l’orbite. Malgré cela, il y avait toujours de nombreux débris, avec lesquels la rencontre pouvait se révéler catastrophique. Les canons à hadrons étaient donc déployés en mode automatique pour parer à toute éventualité, mais il valait mieux contourner toutes ces saletés sans avoir à les pulvériser, pour éviter d’être repérés par les terriennes.

La navigation autonome fit décrire un chemin compliqué, qui se déroula en douces arabesques dans la zone géostationnaire, et comme lors du voyage aller, le grand vaisseau se faufila au milieu de cette mer mouvante d’immondices.

Le spectacle du vide sidéral qui s’ouvrit devant la proue, pourtant déjà observé à l’aller, laissa les I admiratifs un court instant, car sur Io, on n’avait pas le loisir de contempler l’univers dans toute sa magnificence. Ils s’émerveillèrent du chatoiement des étoiles lointaines, de la beauté des galaxies tentaculaires, de celle de la Terre, cette bille bleutée enchâssée dans le velours de la nuit stellaire, dont une portion lumineuse emplissait le tiers inférieur de la coupole-écran.

Dem pianota sur le clavier virtuel, et l’écran changea de perspective, présentant le système solaire et la trajectoire que l’astronef allait suivre pour rejoindre sa base. Chacun connaissait par cœur ce qui avait été décidé : l’éventualité que le grand vaisseau soit repéré par les forces terriennes était suffisamment significative pour que le retour se fasse dans des conditions qui préserveraient au maximum le secret de sa destination. Le début du périple serait par conséquent orienté vers une portion d’espace où il y avait peu de corps stellaires observables.

Étant donné la position de l’appareil, le calculateur de bord proposa une zone située près de la queue du dragon, une constellation faiblement lumineuse, bien connue depuis l’antiquité. Peu d’instruments terrestres seraient dirigés vers cette portion du ciel et cela minimiserait le risque d’être découvert par hasard. Ensuite, le vaisseau quitterait le centre du système solaire selon un périple quasi aléatoire, en utilisant les marées gravitationnelles engendrées par les planètes.

Durant la traversée, les détecteurs dont il était équipé balaieraient l’espace pour vérifier qu’il n’était pas suivi. La trajectoire l’amènerait dans la zone d’occultation de Jupiter, et quand deux semaines se seraient écoulées il regagnerait Io, où son chargement était attendu avec impatience.

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