ÉTOILE

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Sa silhouette masculine se découpait sur l’immense baie vitrée, à l’aplomb d’une vue vertigineuse. Derrière lui, la ville tentaculaire déployait ses artères et ses gratte-ciels à perte de vue. Il étira longuement les muscles parfaits d’un corps jeune et svelte, moulé dans le nylon et la soie dont il se parait à chaque représentation mais qu’elle aimait qu’il porte en tenue d’intérieur.

Cet après-midi, sa prestation lui avait valu une nouvelle fois les ovations du public. Un sourire amusé joua sur ses lèvres à l’évocation de ce souvenir : elle était là, parmi la foule, ne ratant rien de ses entrechats, de ses grands jetés à deux mètres de haut et de la grâce consommée de ses réceptions. Le lac des cygnes… Il ne se lasserait jamais de ces instants de bonheur où il se dilatait dans l’espace, où il devenait musique et mouvement. Il avait joué avec le public, le faisant vibrer jusqu’à l’extase. Elle avait vibré elle aussi, dans l’ombre de sa loge, fière de sa possession et éperdue de désir.

La vitre épaisse le séparant du vide de plusieurs centaines de mètres qui se déployait à ses pieds lui renvoyait son reflet. Un visage fin aux pommettes hautes, le nez droit, des yeux noisette, des yeux tellement clairs qu’ils donnaient l’impression d’être transparents, de dévoiler l’âme au-delà de la chair. Il jouait souvent de ce regard qui mettait ses interlocuteurs mal à l’aise.

C’est comme ça qu’il l’avait captivée, malgré son importance et tout son pouvoir. Et puis grâce à son corps aussi… il sourit franchement au souvenir de leurs ébats. Elle était absolument folle de lui, et il faisait tout ce qui était nécessaire pour entretenir cette dépendance, la sidération qu’il exerçait sur elle.

Ses yeux se posèrent sur le collier qui ceignait sa gorge, épousant sa peau claire plus intimement que les collants qui mettaient en valeur ses jambes fuselées et ses fesses musclées.

Il consulta sa montre-bracelet, présent très coûteux qu’elle lui avait offert pour son anniversaire. Il se souvint de la bijouterie et des regards effarés des vendeuses. Il était rare qu’un homme s’aventure dans les luxueuses boutiques réservées à l’élite, mais quand elles comprirent que le cadeau était pour lui, elles avaient arboré un petit sourire amusé. Elles se doutaient bien du service qu’il devait rendre à la femme élégante et autoritaire qu’il accompagnait.

Dans un recoin de son esprit, une alarme s’alluma. Un souvenir irritant se fraya un passage jusqu’à sa conscience : elle lui avait annoncé une visite en fin d’après-midi. Il poussa un long soupir : il devait se mettre au travail immédiatement. Des années d’obéissance, de surveillance acharnée de sa maîtresse, avaient fini par porter leurs fruits, mais maintenant il devait agir sans tarder. Demain, il serait libre ou il serait perdu. Il se retourna et traversa le luxueux salon en direction du bureau de sa compagne.

Une fois Till1004 installé devant le pupitre, la console virtuelle se déploya automatiquement, comme lorsqu’elle s’asseyait à cette même place pour vérifier la bonne marche des services de sécurité. L’homme savait que la liaison avec le système central de contrôle gouvernemental était entièrement sécurisée et que grâce aux codes qu’il avait volés à sa maîtresse, il pouvait s’y introduire en bénéficiant des droits les plus étendus. Les droits de la Directrice Générale de la Police Fédérale.

Il avait constaté à maintes reprises que le simple énoncé de ce titre faisait courber les têtes instinctivement. Pas celles des rares hommes qui se trouvaient parfois mêlés aux réceptions luxueuses, déjà trop occupés à la tenir baissée, mais celles de ses consœurs à elle, louve parmi les louves. Un rictus déforma ses lèvres. Si elles savaient combien elle est différente dans l’alcôve, contrainte dans des bras musclés, se débattant un instant, revêche, puis s’offrant, l’œil adoucit, implorante, réclamant sa déchéance et sa soumission, pensa-t-il.

Il avait fait de nombreuses incursions dans l’immense toile des divers sites ministériels, visitant une multitude d’endroits qui recelaient des informations sur lui. Il avait noté tous les détails qui le concernaient, tous les éléments qu’il devrait modifier pour disparaître de la surface du globe, pour n’avoir jamais existé. Mais devant l’ampleur de la tâche à accomplir, il était arrivé à la conclusion que seuls des bots intelligents pouvaient garantir la réussite de son projet. Il avait donc passé de longues nuits studieuses à étudier le fonctionnement des IA-bots, et sans prétendre être devenu un spécialiste en intelligence artificielle, il avait cependant réussi à créer plusieurs vers informatiques suffisamment adroits pour pénétrer furtivement l’ensemble du système.

Après avoir aspiré une partie des sites qui constituaient sa cible, il s’en était servi pour nourrir ses vers et en quelques mois, ses Iaworms avaient évolué de façon autonome, jusqu’à devenir des créatures indépendantes dont il ne saisissait plus ni le développement, ni les chemins tortueux qu’elles empruntaient pour parvenir au but qu’il leur avait fixé.

Lors des simulations, elles effaçaient parfois des données qui n’avaient pas de rapport avec lui, tout au moins selon sa compréhension des choses, ce qui le rendait perplexe. Mais le système expert de contrôle donnait invariablement raison aux bots, alors, il avait cessé de s’inquiéter à ce sujet et les avait laissés évoluer à leur guise.

Il regarda la clef qui contenait la dernière génération de vers, les imaginant, tournant sans cesse dans le nid irréel qui leur servait de cocon, et un frisson glacé lui parcourut l’épiderme. Ses doigts tremblaient légèrement lorsqu’il se mit à taper sur le clavier virtuel, de façon un peu hésitante.

La clef se connecta à l’interface.

Il ne lui restait plus qu’à ouvrir la porte virtuelle qui séparait le cocon de l’ensemble du système, et les créatures glisseraient en ondulant vers les entrailles de la toile pour dévorer sa vie.

Un ordre bref déclencha l’ouverture.

Cela faisait maintenant trois ans qu’il planifiait sa mort. Plusieurs secondes s’écoulèrent, puis l’écran du terminal de contrôle s’anima. D’abord inactiver le suivi du collier. Un ver s’acquitta de la tâche. Ensuite, le fichier central des naissances. Les créatures firent la modification en plusieurs étapes. En premier lieu, changer la date de naissance pour la placer dans le futur. Bien sûr, une alerte serait émise, mais lorsque, dans un second temps, elles effaceraient la fiche de naissance, l’alerte porterait sur une fiche inexistante. C’était sans importance, car il savait de source sûre que les suppressions d’événements à venir n’étaient pas tracées par le système. Les données le concernant seraient purement et simplement éliminées, y compris les sauvegardes, puisque la doctrine interdisait les technologies passives depuis le début du 21e siècle. Un ver valida la modification, il naquit instantanément une centaine d’années plus tard.

La fenêtre du site qui inventoriait les anomalies, les problèmes d’intégrité référentielle, enfin toutes les incohérences de la fantastique toile informatique qui stockait les renseignements sur chacun des individus de la fédération, s’anima aussitôt. Il avait posé un filtre sur son identification, aussi l’écran fit-il apparaître la liste des liens qui répertoriaient autant d’informations le concernant dans les différentes bases de données. Un sourire carnassier éclaira son visage. Il avait glané les explications au fil des années : son amante, si peu communicative sur son activité au début de leur relation, était devenue prolixe au fil des mois, au rythme de son abandon dans l’alcôve. Elle était particulièrement fière de lui répéter que toutes les anomalies, toutes les discordances, même les plus infimes, étaient conservées dans l’immense mémoire du système.

« Tu ne peux pas m’échapper », lui disait-elle souvent.

« Tu crois être libre lorsque je te retire le collier, mais tu ne l’es pas. Des milliers de fils d’information tissent leur toile autour de toi, ils te retiennent serré dans leur cocon et m’assurent de ta loyauté aussi sûrement que le collier ».

Ces incantations la rassuraient. Elle, qui se sentait si vulnérable lorsqu’il était libre de ses mouvements, lorsque plus rien ne pouvait museler ses envies, qu’il pouvait exiger, avec la force que lui conférait son corps musclé. Elle jouait avec lui comme le dompteur avec son fauve ; cela participait du plaisir que leur relation lui procurait.

Les yeux perdus dans le vague, Till se remémora l’instant où il avait compris que le système était faillible, que le mécanisme de sécurité constituait en réalité son point faible, pour peu qu’on en ait la maîtrise, et que l’une des seules portes d’entrée était là, à portée de sa main. Le passé s’effaça, et il reprit contact avec le présent. Toutes les bases de données annexes dans lesquelles il était référencé emplissaient l’écran des liens qui permettaient de se connecter aux sites.

Les vers commencèrent par les plus critiques, celles qui étaient les plus surveillées et qui fournissaient des renseignements importants sur sa situation actuelle. Il pianota rapidement, comme il l’avait souvent vue faire à cette même place, tandis qu’il faisait semblant de ne rien comprendre, alors qu’elle étalait fièrement sa toute-puissance. En réalité, il notait scrupuleusement chacune des informations, il ingurgitait séance après séance, toutes les subtilités du système, ayant fini par connaître par cœur les méandres des milliers de pages qu’elle faisait défiler sous leurs yeux.

Il avait vu défiler les pages qui contrôlaient les mécanismes de surveillance des points de rechargement énergétique des colliers, des centres de naissance, des centres de dons, des établissements d’enseignement depuis la maternelle jusqu’aux écoles les plus prestigieuses, des centres de santé, de toutes les usines existantes produisant de l’énergie, des biens de consommation ou des éléments d’infrastructure, les centres nerveux des systèmes de communication, des organismes de loisir et les fédérations sportives, le site central de surveillance de tous les employeurs privés ou publics, les centres de distribution de toutes natures, les compagnies aériennes et ferroviaires…

La trace de son existence était présente dans de nombreux sites ; or les Iaworms devaient absolument terminer la première partie de son plan avant la nuit. Il prit une profonde inspiration, puis ses mains agiles se mirent à voler sur le clavier. Il aida ses vers du mieux qu’il le pouvait, en les orientant vers des zones qu’ils n’avaient pas encore visitées, en injectant des créatures supplémentaires à divers endroits du système. Les secondes s’égrenèrent lentement dans l’immense appartement silencieux, tandis que le ballet de ses doigts tissait la trame d’une nouvelle vie.

Parfois, des alertes remplissaient l’écran de nouveaux liens vers autant de lieux contenant des données, aussitôt dévorées par les vers. Ces apparitions, fréquentes au début, s’espacèrent graduellement. Les Iaworms continuaient à apprendre tout en délitant sa vie, ils anticipaient de mieux en mieux les interactions les plus insoupçonnables entre des informations disparates, noyées dans les yottaoctets du système. La masse de travail, qui avait commencé par croître, se mit à diminuer à partir du milieu de l’après-midi.

Dehors, la course du soleil déplaçait lentement l’ombre des gratte-ciels sur les surfaces vitrées. De temps en temps, un bruit se faisait entendre. Il s’interrompait et tendait l’oreille. Une sueur froide inondait alors ses reins, tandis que son cœur se mettait à battre la chamade… finalement, ça n’était rien : sans doute une bulle qui déposait quelqu’un à un autre étage, ou simplement le vent qui jouait sur la façade ou dans un conduit… elle serait absente jusqu’à tard dans la soirée et il lui avait parlé d’une longue répétition.

Il avait de nouveau oublié la visite, pourtant quelque part dans son esprit, une petite alarme ne cessait de faire entendre son irritant tintement. Il était certain de négliger une chose, mais quoi ?

Ses yeux se perdirent un instant sur la baie vitrée à sa gauche, qui lui renvoya l’image de son visage soucieux.

Huit cents mètres plus bas, une femme traversait la place, au pied des gratte-ciels de verre, de pierre et d’acier. La silhouette svelte, vêtue d’une veste fluide qui ondulait en accompagnant chacune de ses enjambées, donnait une impression d’insouciance, démentie par le chignon strict qui tirait ses cheveux en arrière.

Le visage encore enfantin, dont on distinguait à peine les yeux derrière une paire de lunettes légèrement fumées, aurait été agréable s’il n’avait pas été si fermé. Les talons de ses escarpins claquaient impérieusement sur le pavé, tandis qu’elle traçait sa route en azimut brutal vers l’entrée colossale du plus grand des immeubles. Elle arpenta la place sans s’occuper des badauds qui flânaient ou des coursiers qui s’affairaient, corsetés dans la livrée qui indiquait leur activité. Les femmes s’écartaient nonchalamment, les discussions des hommes s’éteignaient à son approche, les groupes se disloquaient comme des bancs d’alevins sous la menace d’un prédateur.

Alors qu’elle se dirigeait à pas pressés vers le bâtiment qui culminait près des nuages, elle s’arrêta subitement à environ cent mètres de l’entrée constituée d’une porte majestueuse de bois et de verre qui surplombait une volée de marches en marbre de Paros. Derrière la façade, toute en transparence, s’étendait une anfractuosité cyclopéenne dont les murs foisonnaient d’une végétation extravagante. Elle détailla un court moment le luxe de l’immeuble qui lui faisait face, puis elle consulta son bracelet-montre qui étincelait au soleil. Une ombre de contrariété traversa fugitivement son regard clair. Elle hésita, tournant la tête de tous les côtés. Son assurance s’était effritée un instant, mais elle reprit contenance rapidement. Elle n’avait pas pour habitude d’arriver en retard à ses rendez-vous, cependant, une demi-heure d’avance c’était sans doute un peu trop et sa supérieure saurait lui reprocher de ne pas organiser son planning avec suffisamment de précision. La jeune femme s’agaça : elle ne pouvait pas rester là, inactive et esseulée, peut-être sa cheffe l’observait-elle déjà du haut de son appartement. Cette pensée la poussa à agir. Elle reprit de l’assurance et jeta un regard circulaire autour d’elle.

Elle examina la grande place pavée, les immenses constructions qui la bordaient et qui grimpaient à l’assaut des nuages. Tout respirait le luxe : les parois de verre étincelantes sous le soleil, qui reflétaient le bleu du ciel dans les hauteurs ou les bâtiments situés en vis-à-vis, selon l’angle de vue. Les boutiques qui occupaient une partie des rez-de-chaussée. Les vêtements des femmes qui se pavanaient sur la place. Le nombre élevé de grooms qui s’affairaient dans leur livrée rouge-cramoisi rehaussée de boutons dorés.

Sur la gauche, à quelque distance, une longue file piétinait sourdement dans un brouhaha de conversations confuses. On aurait dit un serpent veule, murmurant dans des tons mâles que colorait parfois une exclamation enfantine étouffée. La foule avançait dans le raclement des souliers vers l’entrée béante du centre de rechargement. De chaque côté de l’ouverture, des gardes, armées de matraques électriques, surveillaient distraitement les opérations du haut de leurs échasses de combat. À l’approche de la porte, les mouvements se faisaient moins vifs, les voix devenaient soupir, la vie semblait se rétrécir, s’étriquer, comme si elle était prise dans un carcan.

Elle observa avec mépris les individus qui piétinaient lourdement. Son regard remonta la file, s’arrêtant un instant sur la tache plus claire d’un vêtement. Un geste moins sobre lui arracha un début de mécontentement. Elle scruta ces visages inconnus et graves sur lesquels, malgré la distance, elle lisait une résignation qui plaqua sur ses lèvres un demi-sourire de satisfaction. Pourtant, elle cherchait encore un motif d’insatisfaction, celui qui lui permettrait de sévir, de marquer de son empreinte cette tranche de vie. Ses yeux se posèrent à l’endroit où la file pénétrait dans le bâtiment. Elle examina les postures, en espérant trouver celle qui lui donnerait le goût d’agir.

Bien sûr, il lui était souvent arrivé d’intervenir sans raison, de plier à sa volonté le cours des existences, mais elle avait l’âme d’une puriste : confondre un individu, le forcer à reconnaître son erreur, sans échappatoire possible, était tellement plus agréable. Elle savait pouvoir obtenir sans coup férir un comportement docile, mais il était autrement plus savoureux de porter le fer dans l’esprit autant que dans la chair, de forcer les âmes à demander grâce, de les forcer à s’agenouiller en même temps que les corps.

Elle porta son attention sur les gardes postées qui toisaient la foule avec nonchalance et se souvint fugacement des longues heures passées à discipliner les files d’attente lors des stages de première année à l’école de police. Ce temps si lointain et pourtant si proche. La jeune femme avait gravi les échelons plus rapidement qu’aucune autre avant elle : sept ans seulement s’étaient écoulés depuis la remise de son insigne de cadet de la police IE, sept ans pour devenir inspectrice générale.

Son regard, qui s’était perdu dans la brume de ses souvenirs, retrouva soudainement son acuité. Là, à la lisière de sa vision, presque de sa conscience, une forme rampait le long de la masse informe. Une forme recroquevillée sur elle-même, qui doublait péniblement chaque modeste bâtonnet de ce fagot humain étiré sur le pavé. Elle observa le petit homme qui progressait prudemment : les cheveux blancs, maculés çà et là d’un gris crasseux, un visage flétri qui racontait les privations d’une vie de paria. Des vêtements sales ajoutèrent encore du dégoût au mépris qu’elle ressentait pour ce rebut. Ceux qu’il dépassait semblaient indifférents à son comportement : aucun ne le hélait, personne ne lui demandait de se mettre à la file et d’attendre son tour. Elle détailla encore une fois le bonhomme : la peau ridée faisait des fanons sur le cou.

Le cou !

Elle comprit soudainement, au mouvement de la tête que fit l’homme vers la droite : ce cou de tortue, ceint du collier qui l’étranglait… Il avait trop attendu pour se présenter aux bornes de rechargement, et le dispositif faisait implacablement son office. Minute par minute, il réduisait inexorablement sa longueur, s’incrustant dans la chair, diminuant progressivement le passage de l’air. Elle ferma les yeux un instant, se concentrant sur son ouïe pour entendre le sifflement caractéristique de la respiration contrariée. Un sourire carnassier étira ses lèvres juvéniles, tandis qu’elle se mettait en marche en direction du misérable.

Elle fondit sur sa proie d’un pas décidé en faisant sonner ses talons sur le pavé. Le claquement impérieux claironna comme un avertissement, les conversations s’interrompirent, les têtes se levèrent, observant à droite et à gauche. Des regards la fixaient et se détournaient promptement. Certains plus hardis la suivaient des yeux. Quelques-uns comprirent ce qu’il se passait et saisirent discrètement le vieillard par la manche pour l’avertir. Le vieil homme, obnubilé, n’entendit pas les chuchotements de plus en plus pressants qui s’espacèrent à l’approche de la forme menaçante. Il continua de progresser péniblement vers le salut qui se profilait derrière la porte grande ouverte.

Une fine matraque apparut devant son torse et avant même que son cerveau n’ait saisi les paroles impérieuses qui dominèrent le brouhaha, son corps avait réagi et s’était figé comme une marionnette docile. L’homme leva le regard vers la silhouette nerveuse qui le toisait. Les paroles sèches et noires firent remonter dans son esprit le souvenir d’innombrables situations qui l’avaient vu se terrer et se soumettre.

« Vous ! À la file ! »

Ses yeux, presque vitreux, reconnurent l’uniforme, synonyme de danger. Le bras levé indiquait le bout de la file, loin, très loin derrière lui. Il balbutia des mots sans consistance, sa bouche sèche ne laissant passer que des borborygmes incompréhensibles. L’air lui manquait. Cette forme altière ne pouvait pas le renvoyer au bout de la file, c’était trop loin. S’il repartait au fond, jamais il n’arriverait à temps aux bornes libératrices. Il leva des mains suppliantes. Une décharge plia son corps en deux, tandis que la voix se faisait doucereuse.

« Vous devez comprendre que la discipline est la base de toute société organisée. Sans la discipline, rien ne serait possible, vous donneriez libre cours à vos pulsions primaires. Nous vivrions dans un monde dépravé, livré aux passions des plus forts et des plus violents. À votre âge, vous devriez avoir intégré cela ! »

Elle fit une pause pour laisser à cet esprit débile le temps de s’imprégner de la signification de ses paroles, puis elle reprit : « Pour les personnes incapables de se conformer naturellement aux règles nécessaires, le collier est une deuxième conscience. Cette conscience s’est rappelée à votre raison et vous essayez d’ignorer ses admonitions salutaires. Allons, faites votre devoir, retournez au bout de la file et prenez votre tour. Montrez à tous que vous n’êtes pas un animal sans moralité ».

La foule se taisait.

L’activation de la matraque avait fait réagir les colliers, comme s’ils étaient animés d’une vie propre : sur chaque cou, des contractions en ondes dégressives avaient sonné comme des avertissements.

Les paroles de la jeune femme avaient bourdonné aux oreilles du vieillard trop égaré pour en saisir le sens. Il ne comprenait qu’une chose : cette femme lui ordonnait de repartir au bout de la file. Elle se dressait comme un rempart entre lui et l’air qui l’environnait, si proche et pourtant inaccessible. Son esprit s’affola, il eut la tentation de passer outre l’ordre reçu, passer outre la douleur qui ne manquerait pas de plier à nouveau son corps en deux. Mais les formes sombres qui gardaient les portes s’étaient approchées sur leurs échasses. Elles avaient entouré la jeune femme, formant un triptyque monstrueux, une bête maléfique qui le toisait de sa toute-puissance.

« Inspectrice, un souci ? »

Les deux gardes, perchées sur leurs échasses, attendirent respectueusement que la forme longiligne leur adresse une réponse. Un silence lourd, à peine troublé par le bruissement des pas de la foule soumise, laissait mal augurer de la suite. Les deux femmes rentrèrent imperceptiblement leur tête dans les épaules, dans l’attente d’une réprimande. La réponse tranchante leur donna peu d’espoir d’échapper tôt ou tard à une sanction.

« Je fais votre travail, mesdames. Que l’une de vous accompagne cet homme au bout de la file et veille à ce qu’il tienne son rang ».

La haute silhouette contourna sa cheffe de deux enjambées, puis elle poussa le vieil homme du bout de sa matraque.

« Allons, ne perdez pas de temps ! »

L’homme fit demi-tour, sa respiration sifflante accompagnant chacun de ses pas, tandis qu’il s’éloignait de son salut. L’inspectrice suivit la progression du couple improbable d’un air sévère. La deuxième garde avait regagné son poste et réprimandait plus sèchement qu’à son habitude les éclats de voix un peu trop hauts. La foule avançait lentement en s’écartant imperceptiblement de la jeune femme campée sur ses talons ; un espace naturel se créant par répulsion, comme entre deux pôles aimantés de même signe. Le temps s’écoula, ralenti par les trébuchements du bonhomme.

Après qu’elle eut contemplé la scène jusqu’à satiété, l’inspectrice fit un impeccable demi-tour et se dirigea à grands pas vers le bâtiment. Arrivée sur le seuil, elle s’immobilisa un instant et parcourut du regard l’espace de rechargement. La colonne, compacte, se séparait en deux files indiennes plus petites, entre lesquelles se répartissaient les hommes, jeunes et vieux, dans l’alignement des bornes. Ces dernières étaient constituées d’une seule bosse de métal patiné formant des excroissances dans la paroi, à environ quarante centimètres du sol. De cette manière, chacun pouvait porter le collier au contact de la surface de rechargement. Les jeunes et les nains se courbaient à peine, certains adultes se pliaient en deux, les mains appuyées au mur, mais la plupart se mettaient à quatre pattes pendant la minute que durait l’opération. La jeune femme apprécia le tableau, reconnaissant le bien-fondé de la disposition pensée par les conceptrices du système, les grandes figures du nouvel âge dont les préceptes avaient imprégné toute son enfance.

Le collier, l’invention majeure ayant permis l’avènement de la société nouvelle, du paradis tangible, avait appris l’humilité aux brutes et fait disparaître la violence faite aux femmes.

L’inspectrice consulta sa montre et un petit sourire étira ses lèvres minces, il était temps pour elle de reprendre le cours de sa visite. Elle toisa du regard la foule soumise, puis fit demi-tour sans bruit, avant que le claquement décroissant de ses talons ne ponctue de nouveau le silence. Elle traversa l’espace qu’elle avait parcouru quelques minutes auparavant dans le sens inverse, et rejoignit la façade où elle observa encore une fois la porte monumentale qui lui faisait face.

Là-bas, derrière elle, le vieil homme était tombé, les mains crispées sur le ruban qui épousait sa gorge. Les décharges de la matraque firent sursauter son corps maigre, sans lui donner l’élan qui l’aurait mis debout. Il ressemblait à un pantin gouverné par les fils invisibles d’un marionnettiste sénile. La foule, impassible, s’écoulait autour de lui comme l’eau d’un torrent évitant les rochers, tandis que la silhouette de la garde donnait l’impression qu’une mante religieuse malmenait un misérable insecte de la pointe de ses appendices. Le corps se recroquevillait sous les décharges de plus en plus violentes ; les jambes s’agitaient de façon désordonnée et heurtaient le pavé dans un bruissement semblable à celui que font les ailes d’un papillon pris contre un carreau de verre.

L’inspectrice monta les dernières marches et s’approcha de la porte d’un élan régulier. Le battant s’ouvrit dans un souffle, dévoilant une entrée à la mesure du luxe qu’elle avait imaginé. Une vue vertigineuse se déployait à l’intérieur du bâtiment : des arbres gigantesques partaient à l’assaut des murs végétaux, sur lesquels, les bulles ascenseurs, toutes de verre, déroulaient leurs sillons flamboyants.

Elle annonça sa destination à une bulle scintillante qui s’était portée à sa hauteur, puis, confortablement installée sur le siège moelleux, elle laissa la machine entamer sa ronde gracieuse. Le temps du trajet affiché en caractère lumineux qui flottait à quelques centimètres au-dessus de sa tête défilait régulièrement : dix minutes seraient nécessaires pour atteindre l’appartement de sa patronne. Sa bouche esquissa une petite moue de satisfaction : elle n’avait pas planifié ce délai, heureusement qu’elle avait conservé un peu d’avance. Elle avait, encore une fois, parfaitement organisé son affaire. La jeune inspectrice se sentit merveilleusement habile, d’une perfection qu’elle devrait masquer à sa supérieure, qui sans cela risquerait de comprendre ses desseins.

La profondeur des parois courbes cachait à sa vue la géométrie du lieu, de sorte que son sens de l’orientation fut rapidement pris en défaut. Elle cessa de tenter de deviner l’emplacement de l’appartement de la Directrice Générale, et se laissa guider dans le dédale de l’immense bâtiment, prenant plaisir à admirer la flore étonnante qui se déployait sur les murs.

Il y avait des virolas chargés de leurs fruits ternes, des vouacapoua americana, des vanilliers, des thévétias, des theobromas, des swietenias, des swartzias au bois précieux, des symphonia globulifera, des socratea exorrhiza, des roucous aux fleurs délicates, des quinquinas, des quararibea cordata, des pupunhas, des pterocarpus officinalis, des pourouma cecropiifolia, des platonias, des phalaris arundinacea, des pithecellobiums, des parkias aux feuilles frangées, des ocoteas, des myrciaria dubia, des muira puama dont les racines et l’écorce étaient prisées par les tribus amazoniennes pour leurs propriétés aphrodisiaques, des mauritias, des manikaras, des manguiers, des ingas, des hévéas, des hura crepitans au suc vénéneux, des hymenolobiums, des hymenaeas, des goupias, des gomphrenas, des ficus, des eperua falcata, des cupuaçus, des cordias, des plants de coca, des cedrelas, des carajurus, des carapas, des copaïers, des canneliers, des calycophyllums, des caesalpinia pulcherrima aux fleurs flamboyantes, des caféiers, des bombax aux fleurs épaisses, des bactris, des baccharis, des baumiers du Pérou, des astronium balansae, des attaleas, des astrocaryums, des aphandras, des annonas, des asniba rosaeodora, des albizias, des aechmea chantinii, des acioa edulis dont les fruits pressés fournissent de l’huile, des aguajes, des acérolas qui sont les cerisiers des tropiques, et de nombreuses autres sortes de plantes de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Toutes ces espèces étaient entrelacées de passiflores, d’uncaria tomentosa, de banisteriopsis caapi, de ciporoscas, de chondodendron tomentosum, et de mille autres variétés de lianes qui faisaient une dentelle ondulante mêlée aux frondaisons. La bulle ralentit en contournant un pilier gigantesque. Le paysage mouvant se figea un instant, et le regard de la jeune femme se posa sur une chose qui bougeait… Le lieu était habité ! Une énorme mante religieuse venait de fondre sur sa proie. Aussitôt, elle aperçut d’autres insectes, et là-bas, à quelques mètres, elle devina la présence de vertébrés. Elle ferma les yeux à moitié, se laissant porter par la bulle, s’imaginant dans un rêve éveillé qu’elle était dans une jungle du Sud.

Dans son demi-sommeil, elle vit une faune bigarrée défiler devant son regard. Il y avait des tatous au corps recouvert d’une armure d’écailles, des fourmiliers tamanoirs qui sont les plus imposants, mais aussi des tamanduas et des myrmidons arboricoles, des tapirs à la courte trompe, des pécaris qui sont de petits sangliers, des agoutis qui ont l’aspect de cochons d’Inde de la taille d’un lièvre, des cerfs et des chevreuils, des ocelots, des jaguars, des pumas, des paresseux qui vivent la tête en bas, des grenouilles de toutes les grosseurs, dont la coloration vive est souvent synonyme de danger. La classe des reptiles était représentée par une multitude d’espèces de toutes dimensions et de toutes conformations, il y avait des iguanes d’un vert éclatant et d’autres d’un gris terne, des anacondas qui sont des serpents constricteurs géants, des bothrops, des crotales, des lachesis et des micrurus venimeux, des vibora cuco qui sont des serpents sans yeux, mais munis d’ailes qui leur permettent de planer de branche en branche, des crocodiles, des caméléons, des tortues terrestres et des tortues aquatiques. Les animaux aériens n’étaient pas en reste. En premier lieu, les papillons de tous les genres, hedylidae, hesperiidae, lycaenidae, nymphalidae, papilionidae, pieridae, riodinidae, traçaient leur vol syncopé dans l’air odorant, à la recherche de tortues dont ils pourraient boire les larmes. En second lieu, la gent emplumée, aras et perroquets, colibris, toucans et ibis, déployait ses habits de carnaval sous l’œil sévère de quelques harpies féroces. Dans les frondaisons, tout un peuple bruyant menait la sarabande : des alouates, des tamarins, des douroucoulis, des singes araignées, des singes-écureuils, des ouistitis, des sapajous, des capucins…

Deux petits yeux brillants de malice la tirèrent de sa rêverie. Elle reprit brutalement contact avec la réalité, ce qui eut pour effet de faire fuir toute sa ménagerie onirique. La bulle était immobile. Les regards qu’elle jeta à droite et à gauche du palier ne rencontrèrent que la masse confuse de la végétation. Pourtant elle aurait juré qu’un petit singe, un de ces singes pas plus hauts que trois pommes qui accompagnent les orgues de barbarie, l’avait observée avec insistance, juste de l’autre côté de la paroi vitrée.

Le léger jingle, qui retentit dans le silence à peine ponctué des rares cliquetis qui matérialisaient l’activité de la souris virtuelle, résonna comme une alarme dans le cerveau de Till. Avant même que la voix douce n’annonce l’arrivée d’une visiteuse, il avait jailli de son siège et s’était dirigé à grands pas élastiques vers l’entrée de l’appartement, le cœur battant la chamade. Une douleur sourde tenaillait son ventre. Ainsi, elle était rentrée plus tôt que prévu. Il tenta de composer un visage apaisé, malgré la sueur qui inondait son dos et le malaise qui avait envahi son esprit.

L’appartement était grand, très grand.

Il ne ressemblait en rien à celui que son statut particulier lui avait permis d’obtenir, son studio, ou plutôt son nid, où il se sentait si bien, qu’il avait abandonné avec une pointe de regret plusieurs heures auparavant, et qu’il ne reverrait jamais. Il avait vendu tout ce qu’il possédait au marché noir, mais il avait aussi détruit jusqu’au plus petit signe de son passage. Par précaution, il avait gratté les murs et brûlé tout ce qui pouvait d’une manière ou d’une autre avoir été en contact avec lui. La loge, qu’il occupait en tant que danseur étoile, avait subi le même traitement, et un surcroît d’angoisse vint s’ajouter à celle qui le tenaillait, lorsqu’il pensa à la réaction du personnel d’entretien.

Ne risquait-on pas de donner l’alarme trop tôt et de le bloquer dans sa fuite ?

Un début de panique s’empara de lui, puis il se ravisa : personne n’était au courant de sa liaison avec la Directrice Générale de la Police Fédérale, de plus, il venait d’effacer tous les renseignements dont il faisait l’objet dans la myriade de bases de données qui le traquaient depuis son enfance.

Célia, la Directrice, où était-elle ?

Pourquoi le système amplificateur ne transmettait-il pas le léger babillage dont elle le gratifiait lorsqu’elle savait qu’il était là ?

L’angoisse monta de nouveau : elle avait été avertie !

Il existait des mécanismes cachés qui l’avaient alertée de ses manœuvres, et elle était revenue accompagnée de toute une escouade !

Elle allait le désigner comme un intrus, le faire arrêter, nier toute forme de relation entre eux et le vouer au supplice… Une décharge acide coula dans son ventre. Il tendit l’oreille, partagé entre l’envie de rebrousser chemin et l’espoir que la réalité fasse disparaître les chimères noires qui avaient envahi son esprit. Il traversa des pièces de tailles très différentes : des espaces intimes et d’autres plus grands ou carrément immenses. Ces derniers étaient destinés aux réceptions que donnait parfois la maîtresse des lieux à des VIP, triées sur le volet, et qu’elle voulait impressionner. Le hall d’entrée était de ceux-là : il était planté de buttes engazonnées couvertes de frondaisons, et pourvu d’une pièce d’eau conçue de telle sorte qu’on n’en devinait pas la fin, quel que fût l’angle de vue.

Après avoir contourné l’étendue liquide, la porte d’entrée lui apparut un peu plus loin. L’espace était entièrement vide ! Comment était ce possible ?

Il grimpa les marches menant au palier d’accueil. Les secondes s’écoulèrent… rien ne bougeait, le vantail restait obstinément clos. Il paniqua derechef, imaginant à nouveau que ses intrusions dans les systèmes de surveillance avaient été repérées, que des centaines de gardes massées tout autour de l’appartement allaient donner l’assaut. Till retint sa respiration et lança la visio. L’espace extérieur était vide lui aussi ! Les plantes déroulaient leur tronc, leurs tiges et leurs feuilles à perte de vue vers la gauche, vers la droite, vers le haut et vers le bas. Ses yeux scrutèrent dans tous les sens la clarté verte qui s’écoulait de l’orifice ouvert sur la jungle intérieure. Plusieurs minutes s’égrenèrent… Il n’avait pourtant pas rêvé ! Le majordome virtuel avait annoncé une arrivée, et Till était certain que personne n’était entré dans l’appartement. Il scruta encore une fois l’espace extérieur, fouillant de ses yeux tous les recoins. Ils se fixèrent soudainement sur une forme noire et longiligne qui déambulait patiemment à la limite du vide. Till l’observa qui contemplait le panorama. Elle semblait fascinée par la perspective qui se déroulait dans toutes les directions. Il la regarda, pensif. Comment avait-il pu ignorer cette forme ? Peut-être la fluidité des mouvements et la finesse du corps qui la faisaient ressembler à l’un des insectes des frondaisons ?

Un insecte, oui, c’était cela ! Cette ombre, qui s’agitait furtivement à quelques mètres de lui, avait la silhouette et les attitudes d’une mante religieuse. Les observations de la visiteuse semblaient l’avoir comblée. Elle fit demi-tour et se dirigea droit vers l’entrée de l’appartement, de sorte qu’il eut tout le loisir de détailler le visage qui lui faisait face : les pommettes hautes, les lèvres pincées, les cheveux rassemblés en un chignon luisant. Avant qu’il n’ait remarqué l’insigne ornant le revers de la veste, Till avait compris qui était cette femme. Le souvenir à demi oublié lui revint en mémoire : une simple subalterne de sa maîtresse dont elle lui avait annoncé la visite incidemment, plusieurs jours auparavant, au détour d’une nuit blême. Une nuit qui avait laissé son corps fourbu et son esprit embrumé.

Les battements de son cœur s’apaisèrent, tandis qu’un sourire fugace éclairait son visage de statue. D’un geste précis, il déclencha l’ouverture de la porte au troisième carillon. La jeune femme esquissa un léger recul en l’apercevant. Les fins sourcils s’arquèrent, accentuant l’expression étonnée des yeux agrandis par la surprise, mais la visiteuse se ressaisit très vite et le regard retrouva sa froideur.

« Je suis attendue ! ».

Le ton abrupt et la sécheresse des paroles le firent sourire intérieurement. La jeune femme, qui ne devait pas s’attendre à être accueillie par un homme, s’en trouvait décontenancée. Il s’était écarté avec grâce, en lui faisant signe de pénétrer dans l’appartement, sans paraître impressionné par la position sociale de son interlocutrice.

« Si vous voulez vous donner la peine, Célia m’avait prévenu de votre visite ».

La situation devait être nouvelle pour une inspectrice générale, qui, depuis l’école des cadets, était habituée au déroulement, sans accrocs, d’une vie de pouvoir sur les êtres inférieurs qu’elle méprisait. À l’évidence, elle ne savait pas comment se comporter, tiraillée entre la force de l’habitude, ses convictions, et la peur de commettre un impair avec cet homme qui paraissait être chez lui au domicile de sa supérieure. L’individu fit quelques pas, puis il ajouta : « En revanche, je ne m’attendais pas à vous voir si tôt… J’imagine que vous dînerez avec nous, mais pour l’heure Célia est retenue par ses fonctions. Je suppose que vous êtes au courant… »

Le sourire qui accompagna la dernière phrase fit l’effet d’un camouflet à la jeune femme, qui sentait avec angoisse la situation lui échapper. Sa voix peu assurée, sans doute un peu trop perchée, sonnait faux lorsqu’elle répondit par un timide « Oui, je suis au courant ». Elle espérait secrètement que cet homme, qui semblait plus au fait qu’elle-même des arcanes du pouvoir, n’allait pas continuer sur sa lancée et la forcer à avouer son ignorance des choses. Aussi, ressentit-elle du soulagement lorsqu’il s’éloigna à longues foulées vers les marches qui délimitaient un espace plus grand que le jardin privé dont elle bénéficiait au sein de la métropole, et qui était pourtant de taille respectable. N’eût été le plafond qui occultait le ciel, on se serait cru dans un parc agrémenté de plantes et de fleurs, dont la profusion masquait la profondeur et laissait deviner au loin un halo lumineux.

Elle suivit l’homme à quelques mètres. L’aura qui émanait de son corps attirait irrémédiablement son attention. Elle détailla la silhouette svelte et nerveuse, les épaules découplées, l’impression de vitalité qui se dégageait des bras, des longues jambes galbées, des fesses musclées. Son regard s’attarda malgré elle… Lorsqu’elle s’en aperçut, elle sentit une morsure au creux de son ventre et une bouffée de chaleur envahit son visage. Elle se félicita d’être placée derrière lui, tandis qu’elle s’appliquait consciencieusement à ralentir sa respiration et les battements de son cœur, qui s’étaient accélérés sans raison.

Alors que son trouble s’accentuait, son visage s’empourpra encore un peu plus et elle se vit !

Elle se vit, serrée dans son ensemble, perchée sur ses talons, elle se vit trottiner à petits pas précipités derrière cet homme, si grand, si sûr de lui, qui faisait des enjambées qu’elle avait du mal à suivre. Elle se vit, comme celles d’avant le grand changement, une simple femme, une de ces femmes sans pouvoir, soumises à l’ancienne société rétrograde. Un courant glacé ruissela dans ses entrailles.

C’était intolérable, elle devait reprendre empire sur elle-même et le contrôle de la situation. Son esprit chercha un motif pour entamer la conversation, mettre son interlocuteur mal à l’aise et lui rappeler sa place. Mais rien ne vint, son cerveau restait désespérément vide, elle était comme hébétée, ses yeux revenant sans cesse sur la silhouette qui la précédait, sur les muscles qu’elle imaginait ondulants sous la peau fine.

La descente de l’escalier ressembla à un supplice : elle ne pouvait détacher son regard de cette parfaite mécanique humaine qui l’attirait comme un aimant. Pourtant, il lui fallait baisser les yeux sur ses pieds de temps en temps, afin de placer avec précaution ses hauts talons sur les marches et ne pas risquer de tomber.

Les quelques degrés furent suffisants pour la ralentir et donner à l’homme un peu d’avance. Elle hésita à accélérer le pas. Le claquement de ses talons aurait traduit son empressement à suivre son hôte, alors qu’elle ne tolérait pas l’idée de se mettre ainsi à la remorque de cet être qu’elle dominait de sa condition. Ses yeux ébahis se portèrent sur le paysage qui s’offrait à son regard : des buttes engazonnées étaient plantées d’arbrisseaux qui se balançaient mollement au gré d’une brise tiède aux senteurs de mer du Sud. Il lui sembla respirer un air chargé d’humidité, avant d’apercevoir, sur sa droite, une étendue d’eau d’un bleu céruléen. Elle avança de plusieurs mètres sans plus faire attention au bruit de ses pas, puis elle se figea. Un espace de sable blanc bordait une anse calme. Un peu plus loin, un plongeoir se reflétait dans le bleu soutenu d’une eau plus profonde.

Là-bas, l’homme s’était arrêté au pied d’un bosquet, un sourire de Joconde sur les lèvres.

Après un dernier regard perplexe sur ce lac dont elle ne devinait pas la fin, elle se remit en marche vers la silhouette immobile. Mais avant qu’elle eût fait un mètre, il s’était retourné et avait lui aussi repris sa progression. Il contourna le bosquet, qui le masqua à la vue de l’inspectrice. Elle accéléra le pas aussitôt, se plaçant sur la pointe des pieds pour courir avec légèreté afin de réduire la distance qui la séparait de lui. « Il ne manquerait plus qu’il s’évanouisse dans ce dédale », pensa-t-elle.

Au détour du massif, la vue changea. Une immense baie vitrée occupait tout le mur de l’appartement, et le panorama vertigineux qui se déployait au-delà du verre lui coupa le souffle. L’homme, pourtant de belle taille, était insignifiant en comparaison du gigantisme qui se profilait derrière lui. Dans l’espace qui les séparait, un ensemble de salons capables d’accueillir des centaines de personnes déroulait ses longs sofas et ses tables basses en bois précieux. Après quelques secondes, elle s’approcha de l’un des fauteuils et s’y abandonna, bien décidée à reprendre le contrôle de la situation.

Elle aurait voulu parler, mais les mots restaient bloqués dans sa gorge, de sorte qu’elle demeura muette comme une simple idiote. Il ne fit rien pour rompre le silence qui s’éternisait, comme s’il prenait un malin plaisir à la mettre mal à l’aise. Elle se retourna un instant pour admirer l’intérieur de l’appartement et se donner une contenance.

La vue était vraiment étonnante. La Directrice Générale s’était constitué un univers bien à elle : on n’avait besoin d’aucune imagination pour se croire dans un jardin à mille lieues de la mégapole. Elle se tourna à nouveau vers l’homme, qui semblait absorbé par le paysage étendu à ses pieds, et ressentit de nouveau sa présence magnétique. Son regard se perdait sans cesse, malgré elle, sur le corps athlétique dont le vêtement très ajusté laissait admirer la conformation.

Till ne sut pas combien de temps ses yeux avaient erré sur la ville en contrebas… Il avait déroulé l’itinéraire dans sa tête, repéré encore une fois les rues et les passages maintes fois observés, refait pour une énième fois le trajet qu’il avait déjà vu défiler à de multiples reprises dans son esprit, sans jamais se rendre sur place pour éviter de soulever des soupçons. Quittant ce futur si proche, il revint subitement à l’instant présent.

« Que faisait-il ?

Ah oui, la jeune femme ».

Il jeta un coup d’œil au reflet de l’inspectrice dans la vitre, tandis qu’un petit sourire amusé éclairait son visage : elle était en train de reluquer ses fesses. Till savait qu’il ne laissait pas la gent féminine indifférente et qu’on lui enviait ce corps harmonieux, ce visage mâle planté de deux yeux d’un marron si clair qu’ils paraissaient presque transparents. La chance seule n’était pas responsable de son état : depuis son plus jeune âge, il avait su tirer parti du capital que la nature lui avait donné ; durant des années, il s’était appliqué à domestiquer son organisme par des exercices variés et sans cesse renouvelés. De surcroît et selon le précepte de Juvenal, il n’avait eu de cesse de discipliner son esprit aussi bien que ses muscles.

L’abattement, si fréquent chez les jeunes garçons, s’était transformé chez lui en une rage sourde qui lui permettait d’encaisser les entraînements les plus durs. Dans le même temps, il avait appris à composer une attitude conciliante avec ses congénères et une posture soumise vis-à-vis d’elles. Mais à l’intérieur de lui, tout n’était que bouillonnement et désir de porter le fer contre la masse informe des dominatrices, et aussi contre ses compatriotes si veules et sans volonté.

Il revit les années de conservatoire aux journées si douces en comparaison des nuits d’exercices qu’il s’infligeait. Il revit les brimades destinées à briser les esprits, lorsqu’ils n’étaient pas encore suffisamment humiliés par les effets du collier. Il revit les visites à la traite où l’on amenait les adolescents en âge de produire de la semence. Il se rappela la honte sourde d’être moins qu’un humain qui montait en lui, lorsqu’une opératrice regardait son corps nu comme on regarderait un porc à l’abattoir. L’horreur du contact des mains gantées qui plaçaient l’équipement nécessaire à l’opération, la sensation de vide qui accompagnait l’écoulement sans à-coups du liquide. Et puis, c’était l’arrachage de l’appareillage sans ménagement, la douleur qu’il devait refréner sans dire un mot et le rhabillage en vitesse. Les garçons regagnaient alors le conservatoire dans la classe mixte qui était la norme obligatoire dans les établissements d’enseignement, afin que chacun, au contact des autres, s’imprègne des conditions inhérentes à son sexe et apprenne son rang dans la société.

Dans l’Ancien Monde, la mixité éducative avait fait long feu, jusqu’à ce que des groupes de réflexion se rendent compte que l’apprentissage était défavorisé par le contact continu entre les jeunes gens des deux sexes. Les uns stigmatisaient la violence dont les filles auraient été victimes de la part de leurs congénères mâles, les autres arguaient du fait que les pratiques de séduction des premières étaient préjudiciables à l’établissement d’un climat propice aux études. Dans les faits, les classes non mixtes avaient montré de meilleurs résultats que les autres, et l’amélioration s’était avérée spectaculaire dans les classes de garçons. L’avènement du nouvel ordre avait balayé ces conceptions jugées surannées, la mixité était redevenue obligatoire.

Au retour des visites de la honte, il fallait subir les railleries de la part des jeunes filles. Parfois, on était le souffre-douleur d’une de ses camarades de classe qui expérimentait le pouvoir que lui donnait le contrôle du collier. Beaucoup se divertissaient d’un jeu qui consistait à provoquer des contractions rythmiques du dispositif dont le porteur était alors forcé d’adapter sa cadence de respiration. Certaines serraient le collier en continu de façon à réduire l’arrivée de l’air, et s’amusaient de la respiration sifflante de la victime. Les années passant, la force de l’habitude rendait les réactions moins vives chez les garçons, les petits jeux perdaient de leur intérêt, puis finissaient par disparaître, tandis que dans le même temps, chacun se sentait convaincu de sa place.

Il semblait lui aussi convaincu de sa place, mais ses brillants résultats scolaires lui avaient évité d’être dirigé, à l’âge de dix ans, vers l’une des filières pour garçons qui produisaient une main-d’œuvre sans qualification, employée en masse dans l’industrie, dans le bâtiment, ou encore dans l’agriculture. On avait remis au goût du jour une pléthore de vieux métiers qui avaient périclité avec la mécanisation des 19e et 20e siècles. L’occupation industrieuse, érigée en précepte, avait comme vertu de rappeler à chacun qu’il était un rouage grâce auquel la société pouvait se développer harmonieusement. La position officielle voulait que la violence et les vices n’ayant plus de terrain pour prospérer au milieu des masses laborieuses, ils avaient disparu en même temps que l’oisiveté à laquelle les rustres s’adonnaient dans l’Ancien Monde.

Les souvenirs l’avaient de nouveau éloigné de l’appartement. Quand il reprit contact avec le présent, il mit plusieurs secondes à reconnaître la visiteuse assise derrière lui, puis il se retourna en affichant un sourire franc qui découvrait des dents de nacre à l’alignement parfait.

« Voulez-vous boire quelque chose ? »

La voix grave et suave semblait tout droit sortie d’un lieu secret, clos et résonnant. Elle évoquait un basson dont les notes épaisses font vibrer l’air et le corps. Une palpitation s’alluma dans le ventre de la jeune femme et s’éteignit lentement après que les vibrations des dernières syllabes se furent évanouies. À sa grande surprise, elle répondit d’une voix ferme.

« Volontiers, qu’avez-vous à me proposer ? »

Le sourire de l’homme s’accentua, « Tout ce que vous pouvez désirer, Célia sait choyer ses hôtes ».

Le son de sa voix lui transperça l’âme et les yeux d’ambre la clouèrent au canapé aussi sûrement qu’une épingle cloue un papillon sur la planche d’un collectionneur. L’expérience était nouvelle et délicieuse, elle s’abandonna avec un frisson de plaisir honteux au sentiment d’être désemparée devant un mâle. Elle se découvrait une sensibilité féminine qu’elle ne connaissait pas, comme si une part d’elle-même venait de se révéler sous le feu du regard de cet homme. Des mécanismes dont elle ignorait l’existence, un conditionnement plus intime encore que celui conféré par tous les apprentissages de l’école des cadettes, prirent le relais. La réponse suivante fusa avant même qu’elle ait eu le temps de la concevoir. Sa nature révélée, résultante de millions d’années d’évolution depuis l’apparition de la sexualité jouait la partition de la séduction.

« Je m’en remets à vous, je suis certaine que vous saurez faire le bon choix ».

Les mots mouraient à peine sur ses lèvres qu’elle regrettait déjà de ne pas avoir employé la locution « me combler ». Elle s’empourpra en pensant à ce verbe, combler, que le jour précédent, l’heure précédente encore, elle reléguait dans le passé de l’Ancien Monde. Ce monde dans lequel les femmes, créatures sans cervelle, n’avaient d’autre but que d’être comblées par des brutes sans sentiment.

Lin s’était souvent demandé ce qui avait provoqué un tel changement de perspective dans l’âme de la population féminine, et mené à l’avènement du Nouveau Monde. Elle était arrivée à la conclusion que la révélation des grandes architectes avait produit, sur les esprits, une impression si vive, qu’elle avait tout bouleversé.

Dans ses rêves d’enfant, Lin était l’une des héroïnes des premiers temps, une de celles qui à force de volonté, avaient construit les fondements d’une société meilleure. Elle s’imaginait libre et fière, haranguant la foule, confondant les opposants par la vigueur de sa pensée, soulevant des vagues d’enthousiasme au sein de la population qui l’acclamait. Elle se voyait portée en triomphe, et l’exaltation, qui s’emparait alors d’elle, la maintenait éveillée une partie de la nuit, ivre de la puissance qu’elle sentait sourdre par tous les pores de sa peau.

Ces souvenirs lui paraissaient maintenant un peu fades, en comparaison des élans si nouveaux de son cœur. Elle se sentait gauche dans le jeu subtil de la séduction qu’elle devinait piquant et suave à la fois. Jamais elle n’aurait imaginé que l’opposition d’un homme pouvait prendre un tour si plaisant ; d’ailleurs quelques heures plus tôt, l’opposition d’un homme était une chose inconcevable.

Elle n’entendit pas ce que son interlocuteur avait commandé, mais le groom automatique déposa deux verres remplis d’un liquide ambré sur la table basse. Il prit un verre de sa main soignée et le lui tendit avec un franc sourire.

« Vous allez aimer », dit-il simplement.

Elle le remercia avec une chaleur dont elle ne se serait jamais crue capable, le regarda saisir son propre verre puis s’asseoir sur la table pour lui faire face. Il la dominait, au sens littéral, de la tête et des épaules, sans que cela provoque en elle un sentiment de révolte, et elle se sentit fondre sous ce regard bienveillant qu’elle n’avait jamais observé chez un homme.

« Goûtez, vous verrez, c’est excellent », ajouta-t-il en levant son verre.

Elle trempa ses lèvres dans le breuvage fruité dont les arômes de miel caressèrent ses narines : cela rafraîchissait et réchauffait à la fois. Elle sentit une douce chaleur se répandre dans son ventre. La deuxième gorgée s’étala sur sa langue, faisant évaporer ses pensées paisiblement.

Il reprit la parole.

« J’aimerais savoir une chose…

‒ Oui, fit-elle d’une voix mal assurée.

‒ Que nous vaut votre visite ? Je n’imaginais pas que Célia avait d’aussi ravissantes collaboratrices ».

Était-ce à cause de l’alcool, dont elle n’avait pas l’habitude, ou bien l’effet du compliment ?

Elle sut seulement que son visage avait viré au rouge cramoisi.

« Une simple visite de courtoisie, Célia m’a invitée à venir la voir, car nous sommes amenées à travailler ensemble de façon fréquente depuis plusieurs mois ».

Till l’encouragea à continuer du regard.

« Je ne sais pas si elle vous parle de ses activités, mais les événements du dernier semestre dans la zone sud ont requis toute son attention. Elle m’a choisie pour la seconder sur toute l’aire nordique.

‒ Vous couvrez un périmètre étendu ?

‒ Sans doute assez oui… »

Un sourire étira ses lèvres.

« De l’équateur au pôle. Vous n’ignorez pas que l’occupation des espaces polaires s’est accentuée et que les conditions climatiques rendent le travail de la police particulièrement difficile ».

Il y eut un silence, puis elle reprit : « J’ai fait quelques missions dans le Nord, les paysages sont magnifiques !

La faune qui avait presque entièrement disparu s’est fortement développée, j’ai vu toutes sortes de bêtes. Vous seriez étonné de la diversité animale qui peuple la Terre jusqu’aux plus hautes latitudes.

J’ai aperçu un grand nombre d’ours polaires, ce qui est le signe de la bonne santé de toute la chaîne alimentaire. Ce sont des animaux majestueux, j’ai même eu le loisir d’en toucher plusieurs que nous avions capturés à l’aide de fusils hypodermiques. Je me souviens en particulier d’une femelle accompagnée de trois oursons… Nous avions endormi la mère. Vous savez combien il est important de réduire à l’impuissance les bêtes dangereuses ».

Elle hocha la tête, comme lorsqu’elle intervenait à l’école des cadettes, afin d’expliquer les avantages des méthodes de coercition liées à l’utilisation du collier. Elle se troubla, chassa de son esprit cette idée parasite qui lui avait fait l’effet d’une douche froide, et reprit le cours de son récit de façon précipitée.

« Les oursons sont d’une douceur incroyable… Ils étaient tellement attendrissants, trois mois à peine et déjà si gros. Il fallait faire attention aux canines dont ils auraient volontiers usé pour se défendre quand nous les caressions. J’ai d’ailleurs acheté sur place une peluche grandeur nature, criante de vérité, qui trône sur mon lit. Je retrouve la douceur moelleuse de leurs poils épais, mais il manque quand même l’étincelle de vie qui rendait l’expérience si intéressante ».

Elle se perdit dans ses pensées et fit une nouvelle pause.

« J’ai aussi plongé sous la banquise à la rencontre des animaux marins… Vous seriez encore une fois étonné de la multitude d’espèces qu’on peut y rencontrer.

J’y ai vu toutes sortes d’amphibies : des morses, des phoques de différents genres, des baleines et des rorquals, des cachalots, des marsouins, des dauphins, des orques, des globicéphales, des narvals et même des bélugas.

Et bien sûr toute une population de poissons et d’oiseaux.

‒ Des oiseaux ? fit l’homme.

‒ Des manchots », répondit la jeune femme avec un petit rire.

Elle parla de la beauté de la nature : de l’infinité des nuances de bleus qui filtrent à travers les masses de glace et dont on pourrait faire un arc-en-ciel, de la magnificence des nuits, du chatoiement des aurores boréales…

« Il faudra que vous voyiez tout cela vous-même un jour, ça en vaut vraiment la peine ».

Elle appuya son propos d’un sourire avenant, avant que le souvenir de la condition de son interlocuteur ne la ramène à la réalité.

La jeune femme était métamorphosée, son visage lumineux paraissait éclairé de l’intérieur, tandis qu’elle évoquait ses voyages avec passion. Elle n’était plus l’inspectrice revêche qui avait sonné à la porte vingt minutes plus tôt, et l’alcool n’était pas seul responsable de ce changement. À ses yeux brillants, à sa façon de poser ses mains à la base du cou, il reconnut la disposition d’esprit qui prenait lentement possession d’elle. C’était à n’en pas douter une ravissante jeune femme qui ne parvenait plus à contenir les élans de la nature. Il sourit intérieurement de sa propre perplexité : cette femme dont il avait tout à redouter, lui semblait soudainement proche et amicale, il ressentait à son endroit un mouvement de sympathie inexplicable. Pour s’avouer la vérité, c’était plus que de la sympathie qui lui faisait dévorer Lin des yeux.

« Je pourrais rester des heures à vous écouter parler de vos voyages, continuez voulez vous ? »

Il prit le verre vide des mains de la femme, et leurs doigts s’effleurèrent, provocant de légers picotements dont elle se demanda s’ils étaient réels ou une invention de son esprit. Till remplaça la boisson par une autre que le groom automatique avait déposée avant de disparaître dans le faible chuintement de ses suspensions pneumatiques. De nouveau, leurs doigts se mêlèrent furtivement ; elle porta le verre à ses lèvres pour dissimuler son trouble. La chaleur qui se répandit dans sa bouche délia sa langue derechef.

« C’est absolument délicieux, il faudra que vous me disiez ce que ça contient. C’est la deuxième fois de ma vie que je bois de l’alcool et jusque-là je n’avais pas apprécié. La première fois, c’était justement lors d’un voyage dans le Nord, il faisait froid et… Non, je me trompe, c’est la troisième… L’occasion précédente, c’était en Europe, en France plus précisément. Vous allez penser que je n’aime que le froid… C’était dans les montagnes en hiver… Dans les Alpes, lors d’une sortie en hors-piste… On m’avait fait goûter… Attendez que je me souvienne… Du genépi… Une boisson très forte, très aromatique… Une véritable torture…

Vous connaissez le ski ? … J’adore ça ! »

La jeune femme complètement désinhibée par les effets de l’alcool lui parlait maintenant comme à une camarade de chambrée.

Il sourit :

« Oui, je skie aussi. J’aime beaucoup. J’ai une préférence pour le télémark et pour le surf.

J’aime les longues glissades esthétiques, ça fait un peu partie de moi, il faut dire.

‒ Que voulez-vous dire par “ça fait partie de moi” ? », répliqua-t-elle.

De surprise, il leva des sourcils en accent circonflexe : ainsi, elle ne savait pas qui il était. Ignorant sa blessure d’amour propre, il comprit que Célia n’avait pas jugé intéressant de parler de lui. De fait, elle ne faisait pas plus cas de son existence que ce qu’il pouvait objectivement en attendre.

« L’étude des mouvements esthétiques est ma raison de vivre… Je suis danseur.

‒ Danseur ? »

Le visage de l’homme s’éclaira, comme, quelques instants auparavant, celui de la jeune femme.

« Danseur étoile à l’Opéra Royal ».

Elle ouvrit de grands yeux.

« Je pensais que vous étiez un sportif… De haut niveau s’entend, décathlon ou natation, étant donné votre… Corps ».

Les derniers mots sortirent de sa bouche dans un souffle.

Il remarqua à peine le trouble qui s’était emparé d’elle, tandis qu’il poursuivait sur sa lancée.

« Vous n’avez jamais eu l’occasion de venir à l’opéra, voir le corps de ballet ?

‒ Non jamais.

‒ Alors, je vais vous faire une représentation privée ».

Till s’était levé sans attendre, avait déposé sur la table le pull fin qui couvrait son torse, mais conservé le maillot et les collants, qui en épousant étroitement son corps, lui donnaient l’apparence d’un apollon taillé dans un bloc de matière élastique.

Quelques assouplissements firent jouer les longs muscles de sa silhouette parfaite.

Après s’être échauffé en exécutant des pliés et des sauts de chat, il enchaîna tout un manège d’échappés, de cabrioles, de pirouettes, de petits et de grands battements, de doubles tours, de triples fouettés, d’entrechats et de grands jetés qui lui faisaient occuper tout l’espace du salon rétréci par son talent.

Les yeux brillants comme ceux d’une petite fille, elle applaudit à tout rompre.

« C’est magnifique ! »

Il la regarda avec un air triste.

« Je suis déçu.

‒ Comment ça ? fit-elle, étonnée.

‒ J’aurais préféré que vous disiez “vous êtes magnifique” », répliqua-t-il avec un sourire qui démentait la fatuité de ses paroles.

Elle s’empourpra, mais il ne lui laissa pas le temps de répondre.

« Je connais d’autres danses, vous savez… »

L’ayant saisie par la main, et sans lui accorder le loisir de refuser, il l’entraîna à sa suite.

« Venez ! »

Un flot de musique se déversa de nulle part, emplissant l’espace.

Elle se laissa mener, grisée par ces mains qui l’avaient saisie à la taille, par les bras qui l’enserraient, par l’alcool qui lui était monté à la tête, par cette valse tourbillonnante dont elle ne connaissait pas les pas cinq minutes auparavant, mais qu’elle savait maintenant depuis toujours.

L’homme dégageait une impression de force et de tendresse qui la bouleversait et la laissait sans volonté. Les mains qui s’imprimaient sur son corps, le torse qu’elle sentait se presser à intervalles réguliers sur ses seins, toutes ces sensations tactiles qu’elle ressentait pour la première fois, produisaient une impression confuse sur sa conscience émoussée. Elle devinait parfois un souffle chaud qui traversait son souffle et presque inconsciemment sa bouche s’ouvrait, ses lèvres s’arrondissaient prêtes à s’abandonner. Elle perdit peu à peu la notion du temps tandis que les danses s’enchaînaient. Aux danses rapides du début il en avait substitué d’autres, plus lentes, propices au rapprochement des corps. Ils s’étaient enlacés, serrés si fort l’un contre l’autre qu’ils ne faisaient plus qu’un. Les yeux de la jeune femme se noyaient dans les deux lacs lumineux, au fond desquels brillait une petite flamme hypnotique. Les lèvres se frôlèrent et puis la bouche mâle se posa sur la sienne avec une douceur indéfinissable. Des frissons explosèrent dans sa tête, hérissèrent sa peau de la nuque à la pointe des orteils. Ils se séparèrent pour mieux se reprendre, mêlant leur respiration dans de longs baisers langoureux qui les laissaient pantelants et insatisfaits.

Il la souleva du sol sans qu’elle oppose de résistance. Ses yeux perdus sur ceux de son amant ne virent pas défiler le haut plafond, tandis qu’ils traversaient l’appartement vers un lieu plus intime.

Le frêle jingle les fit réagir d’un même mouvement. Lin releva sa tête, aux longs cheveux emmêlés, qu’elle avait abandonnée sur le torse de l’homme, et l’interrogea de ses yeux en amande.

Un regard insondable se posa sur elle, puis il fit un signe discret, l’invitant à se lever. Elle quitta le lit qui avait vu le flux et le reflux de leur fièvre s’apaiser lentement avec le déclin de la fin de l’après-midi. Son corps, souple comme une liane, aux seins encore enflammés par leurs ébats, s’éloigna vers le tas de vêtements qui parsemaient un espace aussi grand que le séjour de son appartement. Till se leva à son tour d’un bond félin, récupéra ses effets, qu’il enfila prestement. Il attendit patiemment que sa compagne ait fini de s’habiller, puis ils prirent côte à côte le chemin inverse de celui qu’ils avaient fait à l’aller. Elle portait ses chaussures à la main, dans le silence à peine troublé par le murmure de leur respiration et le crissement des tissus, qui laissaient les deux amants savourer en pensée les instants passés.

Célia apparut dans le séjour alors qu’ils devisaient calmement d’un des nombreux voyages que Lin avait effectués en Europe.

Elle parlait d’une voix animée de la profonde impression que l’Italie avait produite sur son esprit encore jeune, lors de sa visite de Venise plusieurs années auparavant.

« Venise ! s’exclama Célia, je rêve d’y revenir ! »

Elle gratifia Till d’un sourire enjôleur, qui exprimait mieux que des mots la façon dont elle imaginait un voyage à Venise à deux, puis elle reprit :

« Je vois que vous avez fait connaissance, vous m’en voyez ravie. Je suis désolée de rentrer si tard, mais nous avons eu de sérieuses complications dans le Sud.

Lin, il faudra que nous en parlions, mais pas maintenant, trêve de travail, accordez-moi quelques instants pour me changer et je vous rejoins ».

Elle fit quatre pas en direction de la partie privative de l’appartement, puis elle s’arrêta.

« J’ai un mal de pieds abominable », ajouta-t-elle en retirant ses chaussures.

Faisant demi-tour, elle revint vers l’un des sofas où elle se laissa tomber. Puis levant une de ses jambes : « Mon cher Till, un massage me ferait le plus grand bien ».

En temps normal, il n’aurait pas tressailli, mais la disposition d’esprit qui était la sienne à l’issue de l’après-midi qu’il venait de passer en tête à tête avec Lin, et surtout ce qu’il s’apprêtait à faire, aiguillonna son âme fière. Il était cependant bien trop conscient du risque qu’il courrait à décliner l’invitation. « Un mouvement d’humeur ne doit pas détruire ce que j’ai mis des années à construire », pensa-t-il.

S’approchant avec un sourire composé pour la circonstance, il s’agenouilla aux pieds de sa maîtresse, et entreprit de les lui masser avec un art consommé, insistant voluptueusement sur la pulpe des orteils. Célia soupira d’aise, puis elle s’adressa à sa subalterne comme si l’homme n’était pas là, reléguant son existence au rang d’objet, comme elle avait l’habitude de le faire avec ses semblables au quotidien.

« La situation n’a que trop duré dans les territoires vierges, commença-t-elle.

Des groupuscules organisés ont essaimé dans une bonne partie de la forêt amazonienne. Ils sont dangereux et particulièrement difficiles à débusquer.

Ces bandes utilisent toutes sortes d’armes pour se prémunir des opérations de pacification : des lances, des arcs, des fléchettes empoisonnées, certains sont même équipés d’armes à feu.

On suppose qu’il s’agit d’antiques stocks cachés par les guérillas locales de l’Ancien Monde.

Au début, nous n’avions pas pris la menace au sérieux, car nous étions persuadées que les munitions leur manqueraient assez rapidement. Mais cela fait plusieurs mois que les accrochages sont devenus réguliers et nous avons perdu plusieurs éléments.

C’est intolérable !

Nous avons rasé des villages comptant des dizaines d’individus, mais la rébellion renaît constamment ailleurs, l’hydre a de nombreuses têtes.

‒ Pourquoi se préoccuper de leur sort ? Il suffit d’attendre quelques années pour que ces groupuscules meurent d’eux-mêmes, faute de renouvellement, répondit Lin.

‒ Nous pensons maintenant que ces groupes existent depuis très longtemps, peut-être plus d’une centaine d’années et que leur discrétion leur avait permis d’échapper à notre surveillance.

Quand nous les avons repérés, il y a environ dix ans, nous avions envisagé une disparition spontanée… Mais ils ne se sont pas contentés de vivoter dans leur jungle putride. Des enfants naissent naturellement dans toute la zone subtropicale et un nombre non négligeable est élevé par cette vermine, ainsi le renouvellement leur est assuré.

Nous avons donc décidé d’agir de façon plus énergique ! ».

Till, docilement appliqué à procurer le délassement attendu par sa maîtresse, ne perdait pas une bribe de la conversation, et tandis qu’elle traçait les contours de la situation, une sueur glacée se répandait sur son échine. Ainsi sa terre promise n’était pas aussi sûre qu’il l’avait imaginé.

Il avait longtemps cherché un lieu où s’établir, un lieu qui le soustrairait à la chape de plomb du paradis Amazone. Peu de territoires échappaient au nouvel ordre mondial, seuls ceux qui de tout temps s’étaient montrés hostiles à l’humanité conservaient un peu de cette liberté, de cette sauvagerie disaient les ouvrages qu’il avait consultés, propice à abriter un fugitif. Même les parties les plus rudes des pôles et des déserts étaient sous contrôle, aussi avait-il longuement tergiversé. Grâce à des informations clandestines, il avait arrêté son choix sur la jungle amazonienne, plus précisément dans l’Amazonas, une région du Brésil comportant une forêt profonde, où la densité de la végétation devait constituer le meilleur rempart contre ses poursuivantes.

Célia avait fermé les yeux un instant, certaine d’avoir éveillé l’attention de sa collaboratrice. Lin prit la parole après quelques secondes de silence.

« Qu’avez-vous décidé ?

‒ La discussion fut tendue, vous savez combien Héléna comptabilise avec acrimonie les ressources affectées aux services de police, répondit Célia.

Mais j’ai bataillé ferme, et j’ai obtenu la création de phalanges spéciales. Nous les déploierons dans deux mois, le temps de parfaire la formation des cadettes qui seront dévolues à la pacification des régions infestées.

C’est ici que vous intervenez, ma chère ».

Célia fit une pause pour capter l’attention de sa subalterne.

« Les phalanges seront placées sous votre responsabilité, et vous référerez de leurs actions à moi seule ! ».

Un large sourire s’étala sur le visage de la Directrice Générale de la Police, qu’elle qualifiait volontiers de planétaire, puisque le périmètre de son ministère concernait le monde entier, et même au-delà si cela s’avérait nécessaire.

La jeune femme qui lui faisait face ouvrit de grands yeux où se lisait la surprise. Mille questions se précipitèrent dans son esprit en un maelstrom vrombissant. Elle s’imaginait dans l’enfer végétal, à la tête de légions de cadettes perchées sur leurs échasses de combat, traçant des sillons sanglants au rythme de leurs exploits.

Les dirigeantes du statut de Célia resteraient dans le cocon confortable de leurs sièges du conseil : elles suivraient la progression des opérations par le filtre de sa supérieure.

Comment devait-elle considérer ce qui n’était pas, à proprement parler, une proposition puisque sa cheffe ne lui avait pas demandé son avis ?

S’agissait-il d’une promotion avec mise à l’épreuve, l’antichambre des hautes sphères en cas de succès ? Ou bien la Directrice était-elle en train de disposer un fusible pour se préserver en cas d’échec ?

« Vous semblez surprise », lui dit Célia d’une voix doucereuse, qui résonna aux oreilles de Lin comme un signe d’affection… ou de perfidie. La jeune femme répondit de façon quasi automatique, tant elle était imprégnée des mécanismes de défense inconscients produits par l’éducation de meute.

« Non, madame. Je réfléchissais aux implications de ma mission et à l’organisation des opérations. Pourriez-vous me donner plus de détails sur les effectifs affectés à la campagne de pacification, les régions à nettoyer, enfin toutes les informations que vous jugeriez utiles ? questionna-t-elle avec soumission.

‒ Chaque chose en son temps. Il est prématuré de parler de tout cela aujourd’hui.

J’observe que vous êtes dans de bonnes dispositions et c’est tout ce qui m’importe, répondit sa cheffe.

Pour l’heure, délassons-nous. Je vous laisse quelques instants et je vous suggère de profiter de ce moment pour vous relaxer.

Vous verrez, Till est un maître en matière de massages plantaires ». L’ironie du terme dont elle venait de qualifier Till lui arracha un petit rire. Elle regarda l’homme à genoux et le poussa de son pied :

« Allons, applique-toi, je ne voudrais pas que l’on puisse me faire offense de ta prestation ».

Till considéra celle qui gémissait sous ses assauts l’heure précédente. Elle semblait impassible, si l’on faisait abstraction du léger tremblement qui agitait la commissure des lèvres. Il s’approcha d’elle à quatre pattes, les yeux effrontément fixés sur les siens, jusqu’à ce qu’elle les détourne. Célia se leva, laissant là les chaussures qu’un groom automatique se chargerait de ranger.

« N’hésitez pas à sévir si la prestation n’est pas à votre goût », lança-t-elle en partant.

Till était à genoux, ses fesses reposant sagement sur ses talons.

Saisissant avec douceur un premier escarpin, il en retira le pied fin qu’il connaissait déjà, et déposa la chaussure à ses côtés. La deuxième rejoignit sa consœur et il sentit la tension de la jeune femme à la façon dont les orteils se rétractèrent au contact de ses mains. Il esquissa un petit sourire en accrochant les yeux de Lin du regard, puis il entreprit de débarrasser l’inspectrice des fatigues accumulées dans les heures précédentes.

« Vous semblez contractée, Madame ».

Il avait détaché la première syllabe de Madame et les joues de son interlocutrice avaient rosi. Était-ce au souvenir des instants qu’ils avaient partagés ou bien à cause de la peur que lui inspirait la désinvolture de l’homme ?

Elle n’osait imaginer la réaction de sa cheffe, si elle venait à apprendre qu’elle avait usé de son amant de façon bien différente de celle qu’elle lui avait autorisée. Elle laissa passer plusieurs secondes pour calmer les battements de son cœur, puis se reprit.

« La journée fut exténuante, appliquez-vous sur votre travail et faites bien attention que je n’aie pas de motifs de me plaindre auprès de votre maîtresse ».

Le ton était cinglant et sans appel, comme lorsqu’elle avait rappelé à l’homme sa place dans la file quelques heures plus tôt. Le sourire n’avait pas quitté le visage de Till, mais un brin d’ironie semblait s’être glissé dans la crispation de la mâchoire, peut-être même un peu de tristesse. Elle s’en voulut immédiatement de lui avoir répondu de la sorte, de l’avoir relégué à son rang d’homme comme l’avait fait Célia. Pour lui, elle aurait souhaité être différente de sa cheffe, différente des autres femmes. Elle regrettait déjà ses paroles et cherchait des mots capables d’en atténuer l’effet. Mais elle ne savait pas comment faire, les excuses ne faisaient pas partie de son monde, ni de son vocabulaire. Il lui semblait que quelque chose lui manquait, un élément qui ferait oublier sa posture héritée d’une éducation vouée à la domination. Pour la première fois de son existence elle se sentait infirme, elle était comme aveugle, se débattant à tâtons dans les ténèbres, incapable de trouver une issue dans le labyrinthe de ses pensées. Elle laissa le temps s’écouler. Un sourire rendrait peut-être un peu de dignité à leurs échanges, se dit-elle, mais cela lui parut au-dessus de ses forces.

Till était concentré sur sa tâche, et seules leurs respirations profondes troublaient le silence feutré qui avait suivi le départ de Célia. Il éprouvait la tension des muscles qu’il parcourait adroitement de la paume de ses mains et de ses doigts fins et habiles. Lin n’osait pas l’interrompre, redoutant d’utiliser par mégarde ce ton péremptoire, devenu chez elle une seconde nature ; elle se laissa donc masser sans pour autant se détendre.

Le temps s’écoula lentement, épais comme de la poix.

Derrière les vitres, la nuit était tombée et l’on devinait la ville sombre, constellée d’une myriade de lumières trop fortes pour la rétine : fenêtres d’appartements semblant flotter dans le vide, ballet des engins volants de toutes sortes, rubans publicitaires passant comme des fantômes entre les bâtiments, reflets des avenues qui coulaient comme autant de ruisseaux scintillants.

Un léger bruit de pas attira leur attention : une Célia rayonnante se dirigeait vers eux de sa démarche assurée. Elle portait un ensemble blanc vaporeux, tout virginal, qui ne masquait presque rien de sa plastique.

« Allons, je n’ai pas été trop longue, j’espère », dit-elle.

Till quémanda du coin de l’œil l’autorisation de se relever, ce qu’elle lui accorda prestement, avant de se tourner vers sa subalterne.

« Si j’en juge d’après votre mine apaisée, Till s’est correctement acquitté de sa tâche.

‒ Admirablement, comme tous ceux de sa condition », répondit Lin, en évitant de regarder l’homme, et tout en se maudissant intérieurement de sa réponse.

« Vous m’en voyez réjouie, fit sa supérieure d’une voix enjouée. Mais il est tard et vous devez mourir de faim, passons à table si vous le voulez ».

Elle indiqua de sa main droite la direction qu’il fallait prendre le long des grandes surfaces vitrées. Les deux femmes se placèrent côte à côte et se mirent à deviser, tandis qu’il les suivait silencieusement deux mètres en arrière.

« La vue est absolument stupéfiante », fit Lin.

Célia se rengorgea. « Vous avez raison, je ne m’en lasse pas, c’est un spectacle étonnant, toujours le même et toujours renouvelé.

Nous sommes au dernier étage, d’ici on surplombe toute la ville. Par temps clair depuis les baies situées à l’est on peut suivre, jusqu’à l’horizon, les bateaux qui s’éloignent des côtes ».

À ces mots, Till tressaillit.

L’idée d’emprunter la voie maritime pour gagner la liberté lui était venue précisément en regardant partir les navires. C’était depuis la vue qui se déployait à leurs pieds qu’il avait imaginé son périple dans la mégapole, puis son embarquement clandestin. À l’évidence, ce trajet était trop simple. Lorsque Célia s’apercevrait de sa fuite, il était probable qu’elle pense elle aussi à cette possibilité. Till sentit le doute l’envahir, mais il était trop tard pour reculer : il avait détruit tout ce qui lui permettait de tenir sa place dans la société. Son esprit se mit à fonctionner à toute vitesse. Il ne pouvait pas chercher un nouvel itinéraire sur le système de Célia : l’historique de ses recherches serait la première chose qu’elle vérifierait. Après avoir passé des mois à fureter sur les cartes, dans tous les recoins de la ville, pour rendre vaine toute tentative de deviner quelles voies il allait emprunter, il ne devait pas laisser une trace par trop évidente. Alors qu’il n’avait pas encore entamé son voyage, le parcours qu’il avait soigneusement noté dans sa tête ne lui semblait plus d’aucune utilité. Pendant un instant, la rage contenue depuis tant d’années affleura à la surface de son esprit, et ses doigts blanchirent dans ses poings serrés. Il pouvait les écraser toutes les deux sous les coups et s’enfuir sans attendre. Un voile rouge envahit ses pensées, il était à deux doigts de basculer dans une folie meurtrière.

Il se reprit in extremis en sentant la légère pulsation du collier sur son cou. Les capteurs avaient détecté le trouble de l’assujetti et le dispositif le rappelait à l’ordre. Au moindre mouvement trop violent en direction des femmes, le collier se contracterait, annihilant toute velléité agressive, lui brisant la nuque sans autre forme de procès si cela s’avérait nécessaire.

Till comprit l’avertissement. Il fit le vide en lui et s’appliqua à respirer lentement pour relâcher sa tension. Ses doigts s’écartèrent et les battements de son cœur s’apaisèrent. Une profonde inspiration résonna dans le silence religieux entourant les deux femmes absorbées dans leur contemplation.

Elles tournèrent vers lui des visages étonnés dont les sourcils en arc circonflexe auraient été cocasses en une autre occasion. Mais il n’avait pas le goût à la plaisanterie.

« J’ai faim, » murmura-t-il.

« J’ai passé ma journée à pratiquer une multitude d’exercices physiques et il faut que j’alimente ma carcasse », fit-il d’une voix lasse.

Il lui sembla que la jeune inspectrice avait rougi : n’avait-il pas involontairement évoqué leur après-midi tumultueux ?

Célia regarda l’homme avec un sourire amusé.

« Il a raison. Le sport et l’alimentation sont des choses très importantes, je l’ai compris à son contact, et je dois dire que je n’en suis pas mécontente ».

Elle se rengorgea avec un petit mouvement de coquetterie qui disait assez la fierté qu’elle tirait de sa quarantaine juvénile.

La table, dressée à la française, regorgeait de plats salés et sucrés dont chaque convive pouvait se servir, sans sacrifier à la cérémonie du service à la russe de l’Ancien Monde. La variété des mets, autant que leur finesse, traduisait la position sociale de la maîtresse de maison. Il y avait des quantités de produits d’un prix prohibitif, provenant des meilleurs traiteurs situés parfois à l’autre bout de la planète, et qu’elle était souvent la seule à pouvoir proposer à ses invités dans cette partie du monde. Sa jeune subordonnée, emportée dans un tourbillon de saveurs, observait à la dérobée l’homme avec lequel elle avait découvert des plaisirs d’une tout autre nature.

« Quelle journée », pensa-t-elle.

Et cet avant-goût du paradis raffermit encore sa volonté de gravir les dernières marches qui la séparaient du pouvoir. Mais pour l’heure, elle devait servir docilement sa supérieure, même si elle comptait bien profiter de ses largesses, ce qui incluait d’utiliser son amant d’une manière dont sa cheffe était loin de se douter.

Elle se mit à imaginer tous les moyens possibles de se rendre disponible, afin de ménager du temps pour leurs rencontres. Il y avait tout d’abord les visites à cet appartement, qu’elle se ferait une joie d’effectuer avec une servilité feinte, pour autant qu’elle manœuvre assez finement pour que la Directrice l’y invite. Il y avait ensuite la question de son propre logement, qui n’offrait pas tous les gages de discrétion propices à des rendez-vous galants. Quand bien même elle expliquerait que son optique avait changé vis-à-vis des relations avec la gent masculine, cet homme était sans doute trop célèbre pour lui laisser faire la connaissance d’une de ses amies, ou pire, de ses voisines qui étaient de véritables pipelettes. Sa liaison à peine connue, l’information aurait tôt fait de se répandre et d’alimenter instantanément les arcanes du dispositif de surveillance. Pour la première fois de sa vie, elle envisagea le système sous un angle négatif, malgré sa situation privilégiée qui la plaçait presque en haut de la pyramide sociale, malgré surtout sa position de pièce maîtresse dans l’appareil de contrôle lui-même, qui ne lui assurait pas plus d’impunité qu’au premier quidam venu.

Son esprit s’attarda un instant sur les souvenirs des cours de surveillance de masse. Le système était omniscient et omnipotent. Seule une poignée de personnes triées sur le volet, le cartel des dirigeantes, avait les autorisations nécessaires pour accéder à toutes les fonctionnalités. Inutile d’imaginer le circonvenir. Elle rougit furtivement d’avoir osé envisager de contourner les règles dans lesquelles elle croyait depuis sa plus tendre enfance. L’idée l’importuna, et elle la chassa en s’intéressant à son assiette avec acuité, demandant l’origine des plats, posant des questions sur la subtilité des préparations. La maîtresse de maison se fit un plaisir de satisfaire sa curiosité, parfois secondée par les explications de Till, que la situation professionnelle avait amené à sillonner le globe au gré des invitations de chorégraphes étrangères. Il n’était donc pas le jeune homme naïf qu’elle s’était imaginé, lorsqu’elle l’avait vu pendu à ses lèvres durant l’évocation de ses périples dans le Nord. Cela le nimba d’une aura de mystère qui ajouta encore à la séduction qu’il exerçait sur elle.

La discussion glissa sur des banalités : les différences de climats selon les latitudes, la chaleur de la mer, le blanc des nuages, toutes ces choses que l’on dit sans y penser lorsqu’on est trop bien. Ils s’étaient engoncés dans cette ouate qu’ont les vieilles relations amicales et les conversations de pure convenance. L’esprit de Lin glissa lui aussi de nouveau ailleurs, vers cette incongruité toute nouvelle dans son existence si lisse, vers cette aspérité qui accrochait sa peau de toutes parts, vers lui. Où vivait-il ? Jouissait-il d’un appartement ?

L’opéra ne recelait-il pas des cachettes susceptibles d’abriter leurs amours dans un secret absolu ?

La chaleur, le vin, la douceur rare du moment, l’entourèrent de leurs somnolences, et le temps eu tôt fait de la mener sur le seuil de la porte où elle prit congé de ses hôtes. Le chemin de retour chez elle, au cœur de la nuit, se fit dans le silence de la bulle qu’elle n’avait plus quittée depuis qu’elle avait laissé derrière elle son premier amour.

Le battant de bois massif s’était fermé dans un souffle.

Dans le même temps, Célia s’était tournée vers son compagnon, un sourire enjôleur posé sur ses lèvres. Appuyée contre le montant, elle se déhancha, exhibant une longue jambe fuselée qui exagérait à peine l’impression de nudité indécente de sa tenue. Elle chercha du regard les yeux de son amant, et ce qu’elle y lut aviva son désir.

Elle attendit…

Maintenant qu’ils étaient seuls, les règles n’étaient plus les mêmes. Le signal de la saturnale était donné, et les barrières sociales ayant disparu, les rôles s’inversaient : elle devenait pour une poignée d’heures la gourgandine livrée aux appétits féroces du mâle qui l’avait choisie. Till la regarda avec gravité. Il savait que durant quelques heures, une nuit, la dernière nuit, il allait jouer sa partition de maître dominant selon un rituel sans cesse réinventé et pourtant toujours le même.

Leur relation s’était figée en un schéma immuable qui ne s’était pas usé en cinq ans, tout au moins le croyait-elle. Le jeu démarrait invariablement de la même manière : elle figurait une faible femme, amoureuse transie qui espérait une liaison romantique avec celui qu’elle s’était choisi. Il incarnait un mondain, séducteur sans pitié qui au fil des heures passait de Dr Jekyll à Mister Hyde…

L’appartement tout entier était leur aire de jeu. Tout l’appartement, auquel il fallait ajouter une pièce secrète, spécialement équipée pour leurs joutes particulières, dont l’unique issue était défendue par une porte de sécurité cachée derrière un immense tableau. Il s’approcha d’elle, triomphant, la dominant de toute sa taille. Une main se posa sur la hanche femelle, palpa la chair souple à travers le fin tissu. L’autre avait saisi la nuque avec douceur tandis que ses lèvres prenaient possession avec avidité de la bouche vermeille. Les langues se cherchèrent, se trouvèrent, se lièrent et se séparèrent avec une lenteur calculée, dans une danse langoureuse qui céda peu à peu à la frénésie. Les mains de Till pressèrent le corps voluptueux qui s’offrait sous les caresses, ondulant et ployant, se fermant et puis s’ouvrant complaisamment au gré du désir qui montait en vagues successives. Les souffles s’emmêlèrent, les bouches se frottèrent, s’épousèrent. La longue robe tomba au sol et ils prirent le chemin mainte fois parcouru.

En passant devant le bureau de Célia, il aperçut du coin de l’œil les fenêtres qu’il avait oublié de fermer et un libellé rouge qui clignotait faiblement dans la pénombre fit lever un doute affreux dans son esprit. Tout en se maudissant intérieurement d’avoir négligé de couper la communication, il remercia ce coup du hasard : si les écrans avaient été éteints, il aurait déroulé son plan en toute insouciance, sans imaginer qu’un grave danger le guettait peut-être. Lorsque Célia serait réduite à l’impuissance, il aurait l’opportunité de vérifier ce que signifiait cette alerte, mais pour l’heure il devait empêcher qu’elle ne s’aperçoive de la chose. Il saisit la masse de cheveux de sa compagne à pleines mains, et la força à regarder vers le bas, d’un mouvement calculé pour éviter une réaction du collier. Sa maîtresse obtempéra avec docilité, courbant son dos plus que de raison vers le sol dans une posture soumise. Elle avança, les pieds nus, à la suite de l’homme dont les talons claquaient impérieusement sur le carrelage.

Malgré les apparences, ils savaient tous les deux qui était maître de la situation. L’attitude résignée de la femme n’était qu’un jeu dont la seule présence du collier au cou de Till suffisait à démontrer l’artifice. Un petit frisson parcourut le corps de la quarantenaire. Ce n’était pas le froid qui la faisait trembler ainsi, mais l’évocation de la transgression suprême qui allait suivre et dont elle se repaissait à chacune de leurs joutes.

Elle releva lentement la tête et fixa Till dans les yeux, cherchant à y lire la promesse secrète qu’ils s’étaient faite plusieurs années auparavant. Ce qu’elle vit sembla la satisfaire. Leurs regards restèrent soudés un instant, puis il relâcha la chevelure qui s’étala sur les épaules de sa partenaire. Elle s’éloigna la fesse haute, et disparut dans une pièce attenante.

Quand elle réapparut, elle tenait dans ses mains un boîtier vaguement rectangulaire, dont les surfaces de laque noire étaient légèrement courbées. Il comportait, sur le dessus, un entrelacs de signes ésotériques qu’elle effleura de ses doigts agiles. Till fut aussitôt en proie à l’illusion qu’il connaissait bien : le collier parut tirer son cou en direction de la boîte, comme s’il était avide du contact de cette chose d’où émanait une mystérieuse force magnétique. Un léger tremblement agita le carcan pendant quelques secondes, puis se détendant d’un seul coup, il se déroula mollement sur la nuque de l’homme comme un serpent mort.

Célia qui s’était écartée, observait Till intensément, comme elle aurait regardé avec fascination un fauve échappé de son enclos. Le mélange de peur, de désir et d’excitation qu’elle ressentait, à cet instant, justifiait à ses yeux le risque qu’elle prenait de libérer ainsi son compagnon de ses chaînes.

Ils savaient tous les deux qu’elle ne jouait pas complètement sans filet : le collier était suivi par le système de surveillance, et la porte d’entrée ne s’ouvrirait pas pour un mâle, sans l’autorisation accordée par le dispositif dûment positionné à son cou. Et puis surtout, elle lui témoignait une confiance sans faille, une confiance qui s’était renforcée mois après mois, année après année, depuis qu’elle s’était laissée aller à cette folie.

La dualité de Célia, une des femmes les plus puissantes du monde ne s’était pas révélée d’entrée de jeu. Leur rencontre avait été une fulgurance dans son existence si morne, mais elle avait pris le temps de jauger cet homme avec l’habitude héritée de ses fonctions de dirigeante. Après l’avoir étudié, elle l’avait jugé suffisamment cérébral pour entrer dans cette illusion qui faisait un contrepoint à la personnalité de sa vie sociale, outrageusement dominatrice, aride et sans compromis. Elle s’était construit un univers personnel, retranché du monde, où elle pouvait se débarrasser de ses oripeaux et vivre l’exact contraire de sa vie publique, devenir jusqu’au paroxysme une femme-objet.

Le jeu commença.

Un peu plus tard, Till se détournait de la forme enchaînée dont les stries rouges qui marquaient le dos, les fesses et les jambes tout à l’heure si blanches, exprimaient le mélange de douleur et de plaisir qui avaient secoué le corps de Célia.

Elle ne dirait rien, c’était le pacte.

Durant quelques heures, elle était sa chose d’après les règles du contrat qu’ils avaient fixé ensemble. Les longues heures qu’elle passait ainsi, muette, saisie par des cordes ou des chaînes, étaient l’occasion de meubler son esprit du souvenir de leur rencontre, de la progression millimétrée de leur connivence. Elle se rappelait, seconde par seconde, du moment exaltant, où, faisant fi de toute son éducation, elle s’était placée sur un pied d’égalité avec Till. Elle se remémorait les discussions, les atermoiements, les instants de doutes, ceux aussi où elle avait dû déployer toute sa volonté pour ne pas céder à la facilité que lui conférait sa situation, pour ne pas prendre le contrôle et imposer les termes d’un contrat léonin. Elle se rappelait les longues heures devant l’écran, aux côtés de son amant, lorsqu’ils cherchaient dans les arcanes du passé un écho à leur histoire, parcourant les pages désuètes de millénaires de relations entre les hommes et les femmes, découvrant des pratiques curieuses, rebutantes ou au contraire éclairant d’un sens nouveau le mystère de leur attirance.

Elle avait réussi à se procurer des ouvrages, depuis longtemps disparus des bibliothèques, qu’ils avaient lus de conserve, commentant les passages le cœur battant, les joues en feu, cherchant le sens d’un mot, qui quelquefois s’était perdu dans le défilement du temps, exaltés de découvrir cet univers de sensualité qui s’ouvrait à eux. Parfois, ils tentaient d’imiter immédiatement ce qu’ils avaient lu, comme des acteurs impatients qui se jettent dans la carrière, mais ils s’étaient rapidement rendu compte que la nature de leurs jeux ne laissait pas la place à l’improvisation. Ils s’étaient donc résolus à suivre le chemin mainte fois parcouru par ceux, qui avant eux, avaient puisé aux écrits du divin marquis, de Pauline Réage, d’Octave Mirbeau, de Tanizaki, aux récits d’inconnus, maîtres et soumises, aux planches d’un Stanzoni ou d’un John Alexander Scott Coutts et aux images de Charles Guyette, d’Irving Klaw et de leurs pairs.

La situation de Célia lui avait permis de faire fabriquer des objets à présent introuvables, de sorte que son donjon, qui s’était constitué au rythme de leurs appétits, n’aurait rien eu à envier aux établissements spécialisés qui avaient fleuri au début du 21e siècle.

Chacun d’eux conservait une copie du contrat dont l’écriture avait vite bruni sous l’effet de l’oxydation de leur sang-mêlé ayant servi à sa rédaction. Elle s’effrayait parfois d’imaginer que l’exemplaire qu’il avait en sa possession pourrait être utilisé contre elle. Leur relation rendue publique, elle serait montrée du doigt, soumise à la vindicte de ses consœurs. Elle perdrait son statut, cette existence qu’elle avait passé des années à construire. Elle en perdrait la vie, tant elle se pensait incapable de survivre à la honte d’avouer qu’elle s’était mise à la merci d’un homme.

La porte claqua légèrement derrière elle, et le silence prit peu à peu possession de la pièce, tout juste troublé par le souffle de sa respiration étouffée. Le battant à peine refermé, Till se hâta vers le bureau sur la pointe des pieds, prenant garde bien inutilement de ne pas éveiller des soupçons par un bruit de course précipitée. Il était tel qu’il l’avait laissé : une multitude de fenêtres ouvertes sur les systèmes de surveillance étaient autant de preuves qui lui auraient valu de sérieux problèmes, si Célia s’était rendue dans cette pièce. Till prit sa chance comme un signe du destin : puisqu’il ne pouvait plus suivre entièrement l’itinéraire qu’il avait prévu, il en trouverait un autre et la providence le favoriserait, il en était certain.

Il avait, depuis longtemps, acquis la certitude que la chance, ou plus exactement la capacité à saisir les occasions que présente le hasard, était l’élément fondateur de toute destinée.

Un coup d’œil à la ligne rouge, qui clignotait sur l’écran central, dessina un rictus de satisfaction sur ses lèvres : cette ligne était la preuve que ses manœuvres avaient parfaitement réussi. L’alerte issue du mécanisme d’autocontrôle indiquait que l’individu 251.004.106.519, présent dans l’historique de recherche de la session de Célia, était introuvable dans le système de surveillance. En supprimant cet historique, il disparaîtrait à tout jamais.

Les doigts coururent sur le clavier virtuel, comme ils avaient couru quelques heures plus tôt. Le contenu de la fenêtre d’historiques s’effaça, l’alerte s’évanouit, et les écrans se fermèrent l’un après l’autre comme des bulles de savon qui éclatent dans l’air calme. Il restait une seule créature dans les entrailles du système. Elle tournerait sans fin en attendant la réactivation du collier pour accomplir sa mission, puis elle se dissoudrait dans le néant.

Till demeura pensif un instant devant le mur morne.

Il essayait d’éprouver quelque chose pour la vie révolue qu’il laissait derrière lui, mais son esprit était vide de tout sentiment et il s’en étonna. Lorsqu’il avait envisagé ce moment, il avait imaginé ressentir un peu de nostalgie pour son passé… mais rien ne vint, il ne ressentait rien. À cet instant, il comprit qu’il ne vivait que pour l’avenir, que chaque seconde n’était que le tremplin de la suivante dans un mouvement qui le mènerait vers sa fin, sans attaches, sans remords, et sans un regard en arrière.

Il se leva lourdement : sa dernière nuit l’attendait !

Cependant, il devait décider de la conduite à tenir avant de rejoindre sa compagne. Devait-il laisser Célia au milieu de ses chaînes ou bien filer au petit matin, une fois sa soumise assez épuisée pour qu’elle sombre dans un sommeil léthargique ? Il pesa mentalement les deux éventualités, mais il manquait d’éléments objectifs pour apprécier celle qui lui offrirait le plus de temps. Une étincelle jaillit dans son esprit : il n’existait plus pour le système de surveillance et jusqu’à présent personne n’était au courant de sa liaison, de sorte que la disparition de son amante aurait été un mystère découvert tardivement. La situation avait radicalement changé avec l’irruption de Lin dans sa vie. Elle était au fait de tout, elle savait qu’il passait la nuit dans l’appartement de Célia. Puisqu’elles devaient travailler ensemble le lendemain, elle s’étonnerait de son absence. La suite était facile à imaginer : Célia serait retrouvée rapidement, et la chasse à l’homme serait lancée sans délai. Il n’avait pas d’alternative possible : il devait reprendre le cours du jeu, puis fausser compagnie à son amante au petit matin. Avant qu’elle ne s’endorme, il l’informerait de son manque de disponibilité pour les jours suivants. En toute hypothèse, elle ne s’inquiéterait pas avant longtemps, ce qui lui laisserait suffisamment de temps pour mettre assez de distance entre eux.

Perdu dans ses pensées, Till avait cheminé machinalement jusqu’à la porte du donjon qu’il ouvrit résolument. Une longue nuit s’annonçait. Il s’appliquerait à la rendre aussi éprouvante que possible, et ne déposerait son amante sur le lit que lorsqu’il aurait la conviction qu’elle était fourbue.

La chambre silencieuse baignait dans la lueur diffuse du petit matin. N’aurait été le faible bruissement qui s’échappait des lèvres entrouvertes de Célia allongée à côté de lui, on l’aurait cru morte avec son teint pâle et ses yeux cernés. Till la regarda un instant, sans plus d’émotion que lorsqu’il pensait à sa vie d’avant, puis il se leva avec précaution. Ses gestes étaient précis et rapides, il savait parfaitement ce qu’il devait faire. Une fois habillé, ses chaussures dans une main et le collier dans l’autre, il sortit de la chambre dont il ferma la porte.

Elle était habituée à ses départs silencieux, lorsqu’il partait de bonne heure rejoindre les pensionnaires de l’opéra et dès le début, elle l’avait laissé replacer son collier lui-même, certaine qu’il ne pourrait pas quitter l’appartement sans son concours, ni faire un pas au-dehors sans être immédiatement repéré.

Il se hâta dans des couloirs, qui le menèrent vers une aile que Célia ne visitait jamais, conscient que chaque seconde gagnée le rapprochait de son salut.

Cette partie du logement abritait une grande cuisine, où des robots ménagers préparaient les repas, ainsi qu’une buanderie où différentes machines s’occupaient du nettoyage du linge, des tentures et des tapis qui garnissaient l’appartement.

Il traversa la cuisine et se rendit dans la buanderie, où il ouvrit sans hésitation un placard bas, identique à tous les autres, pour y récupérer un sac à dos, qu’il avait introduit là il y avait presque deux ans maintenant, ainsi qu’un paco de l’armée. Ces havresacs étaient déjà lourds d’une multitude d’objets et de vêtements qu’il avait accumulés au fil des mois, en prévision de sa fuite. Il plongea sa main dans une poche latérale du sac à dos et en retira une sangle élastique de couleur noire qu’il déroula à côté du collier inerte.

Till prit la sangle entre ses doigts et l’observa comme il l’avait souvent fait auparavant : seul le discret fermoir dont elle était pourvue la distinguait du dispositif de coercition. Un léger soupir s’échappa de ses lèvres, puis il s’appliqua à ceindre son cou avec ce ruban de caoutchouc après avoir glissé le collier dans le sac.

Le bagage contenait déjà une quantité appréciable de nourriture lyophilisée, il ne restait plus qu’à remplir la réserve d’eau. Un nouveau passage dans la cuisine fut l’occasion de s’acquitter de cette tâche et de boire goulûment le précieux liquide qu’il devrait économiser.

Il avait troqué ses chaussures de ville, enfoncées dans une poche sur le côté du sac, contre une paire de chaussures de marche ou plus exactement de chaussures de sécurité à tige haute, à semelles crantées et à l’avant renforcé par une coque métallique. Les épaules lestées de son barda, il traversa l’appartement à grands pas, longea le bassin, contourna les monticules où se balançaient les tamaris qui semblaient lui dire au revoir, gravit les marches de l’entrée et se retrouva devant la porte. Il considéra ce dernier obstacle à sa liberté et prit une profonde inspiration. Un coup d’œil à l’écran-judas dévoila la plateforme extérieure baignée d’une pénombre verdâtre, vide de toute vie.

Il colla sa bouche au battant et produisit une légère stridulation. Puis il observa de nouveau l’extérieur en agitant ses mains de façon inconsciente, sous l’effet d’une nervosité grandissante.

Rien ne se passa.

Il colla derechef sa bouche à la porte et émit la même stridulation, mais plus forte cette fois. Un mouvement fit trembler les feuilles un peu sur la gauche, puis une petite forme humanoïde apparut en rampant dans la verdure. Un saut gracieux amena le petit être sur la plateforme, puis il s’approcha du vantail en se dandinant, ses yeux vifs tournant craintivement dans toutes les directions. Lorsqu’il fut au contact du panneau de bois, ses babines se retroussèrent sur de menus crocs et un babillage délicat s’éleva, étouffé par l’épaisseur du battant.

Till émit de légers clappements, auxquels le singe ne fut pas insensible : d’un bond, il se percha à la hauteur du mécanisme de déverrouillage. Laborieusement, dans une suite de sifflements et de claquements de langue, l’homme épela la longue liste de chiffres qu’il avait volés sur le compte de Célia. Le petit complice répondit avec empressement, faisant courir ses doigts sur le clavier qui luisait faiblement.

Till sourit intérieurement, il se souvenait du jour où il s’était retrouvé nez à nez dans l’appartement avec une femme inconnue. Elle s’était présentée énergiquement : la sœur aînée de Célia, qui résidait habituellement dans leur pays d’origine, profitait librement du logis de sa cadette chaque fois qu’elle venait lui rendre visite. Il n’avait pas questionné l’intruse sur la façon dont elle avait pu pénétrer dans le logement, mais la consultation de l’historique des allées venues lui en avait fourni l’explication. Quelques semaines de recherches avaient dévoilé la manière de voler le code à son amante.

Till émit un dernier sifflement que son ami à 4 mains traduisit sur le clavier, et la porte s’ouvrit sans un bruit. Au comble de l’excitation, son cœur fit un bond joyeux dans sa poitrine. Franchissant, sans hésitation, le seuil de sa nouvelle vie, il fut happé par la pénombre, tandis que le battant se refermait silencieusement derrière lui.

Le capucin grimpa le long de sa jambe et vint se percher sur son épaule, la tête agitée de petits mouvements rapides. Till prit un sachet dans une poche de son pantalon et en retira un morceau de banane séchée, dont le singe se saisit avec avidité. L’homme le regarda avec un plissement complice au coin des yeux, puis il se mit en marche : une longue journée l’attendait ; le jour se levait, et il devrait être loin lorsque le soleil dissiperait les brumes matinales.

Sans le sésame qu’il portait d’ordinaire au cou, les ascenseurs, comme du reste tous les systèmes automatisés, lui étaient désormais inaccessibles, ils devenaient même des ennemis dont il devait se méfier. Till enjamba le garde-corps séparant la plateforme du vide vertigineux qui se déroulait à ses pieds. D’une main dont la sûreté trahissait l’habitude, il empoigna les lianes qui pendaient d’une branche et entama une longue descente, accompagné du capucin qui dégringolait avec allégresse à ses côtés en poussant de petits cris enjoués.

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