38. Tout notre honneur

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 Ysombre se réveilla avec surprise dans le fauteuil de théâtre, et couverte d’une couverture. Elle la repoussa à regret et s’étira comme un chat, puis vérifia d’un geste la présence de son poignard à son côté. Rassurée, elle descendait les étages. Le stock de chandelles déposé sur la scène avait disparu. Où était Charlie ? Pas-de-lune monta dans sa cache à la seconde passerelle. Sa couverture avait disparu, c’était celle qu’elle avait trouvé sur elle après son sommeil. Était-elle somnambule ?...

 La remise des décors n’abritait que les deux chevaux qui la regardaient calmement en mâchonnant encore quelques brins de foin. Elle ne put s’empêcher de sourire attendrie, et d’aller caresser l’encolure noire et courbée de son Prince de la Nuit. Au moins Charles-Emmanuel n’était pas parti loin sans Charlemagne. La voleuse passa distraitement la main sur la croupe alezane du palefroi. Il lui semblait se souvenir que le noble avait choisi une turne au fond des coulisses, un cul de sac fermé. Stupide ! soupira-t-elle. C’était le pire des pièges, aucune issue pour s’échapper en cas de besoin. Elle haussa les épaules et emprunta l’autre couloir vers le fond du théâtre.

  • Nobliau ? Tu es là ?

 Aucune réponse. La porte ne résista pas, mais personne ne l’attendait.

  • Bon sang, où est-il passé ?

 Pas-de-lune ressortit aussitôt.

  • Charlie ! Où es-tu ?

 Elle sortit du théâtre enveloppée dans sa cape et aperçut enfin Urfé qui marchait tranquillement vers elle dans la rue pavée. Le soir tombait ; elle avait dormi longtemps.

  • Ysombre ! Vous avez bien dormi ? S’endormir sur un fauteuil de théâtre, franchement !

 La voleuse fronça les sourcils.

  • Tu m’as vue dormir ?
  • Je… je vous cherchais, pour m’excuser, et… vous remercier pour les chandelles… je vous ai apporté une couverture.

 Hein ? C’était lui ? Décidément, il avait changé ! Elle retint un sourire et lâcha un :

  • Merci.

 Pas franchement crédible. Puis elle détourna vite l’attention en demandant :

  • Où étais-tu passé ?
  • J’ai été voir la demeure de Marie de Médicis… Elle se trouve juste à côté de la prison d’Angoulême, près du rempart Nord. Il y a une cour, des écuries et un jardin… Et beaucoup de monde.

 Ysombre engrangea l’information et soudain, se rendit compte qu’elle s’était inquiétée pour lui. Le revoir la soulageait. Elle se força à éloigner cette perturbante constatation pour se concentrer sur ce qu’il avait vu.

  • Comment sont les toits ?
  • Hein ? Les toits ?
  • Peut-on atteindre la demeure par les toits ?
  • Je ne crois pas. Enfin, c’est peut-être possible mais très risqué. Ils dépassent de ceux de la ville, et l’ardoise en pente doit les rendre glissants. J’ai vu quelques tourelles, mais ça ne suffira pas.
  • Vous avez une idée ?
  • Un début en tout cas.

 Elle montait les quelques marches qui menait vers la scène.

  • Si on trouve un contact dans la place, on pourrait s’introduire par là. Cachés dans un carrosse, par exemple… le carrosse de quelqu’un d’invité, tu vois… et puis sortir dans l’écurie, au moment où il n’y a plus personne.
  • Mais vous oubliez la difficulté principale, Ysombre… Nous ne connaissons personne, lâcha Urfé en s’asseyant à même les planches.
  • Qui vit avec la reine, dans cette maison ?

 Charles-Emmanuel énuméra sur ses doigts :

  • Sa dame d’honneur la marquise de Guercheville, son premier écuyer le comte de Brenne, son capitaine des garde le marquis de Thémines et son secrétaire Ville-Savin, son trésorier Mr. d’Argouges, son maître d’hôtel Mr. de Messy, le père Suffren son confesseur, son ministre italien Ruccelaï, et bien entendu le comte de Béthune qui sert de médiateur entre elle et Sa Majesté Louis XIII.
  • Dix personnes. On peut considérer le comte de Béthune comme notre allié, non ? Il pourrait nous servir de laisser-passer… Il loge chez elle ? demanda Ysombre.

 Elle se leva pour grimper vers les étages. Une idée lui était venue. Le noble lui emboîta le pas sans savoir ce qu’elle faisait.

  • Je ne sais pas. Il faudrait le suivre…
  • Tu peux l’aborder et lui demander, non ? Après tout, tu as le droit de te trouver ici.

 Ils se retrouvèrent dans une des salles de répétition à l’étage, pourvue de larges fenêtres. Le crépuscule brillait à travers les carreaux.

  • Et vous ?
  • Moi, je vais en repérage … sourit-elle en ouvrant une fenêtre avec l’intention de s’y glisser.

 L’air frais du soir la convainquit de lever sa capuche à la place de son nouveau chapeau qu'elle laissa glisser à terre.

  • Hein ? C’est trop risqué ! Je vous en conjure, mademoiselle, n’y allez pas ! Il en va de votre vie !

 Ysombre se retourna, la fureur brillait dans ses yeux sombres. Elle saisit Charles-Emmanuel par le col.

  • Pas de ce ton bourgeois avec moi, nobliau ! siffla-t-elle entre ses dents. D’abord, je ne croirais pas une seconde que tu t’inquiètes réellement pour moi, ensuite c’est ma vie qui est en jeu et c’est moi et moi seule qui décide quand je la risque ! C’est mon opération, tu n’as aucun avis à formuler dessus ! Compris ?
  • Vous…
  • Compris ?!
  • …Oui.
  • Très bien. Veille à ce que ça le reste.

 Elle disparut par la fenêtre. Charles-Emmanuel se pencha et la retint par une manche.

  • Je veux dire, ne mourez pas. Soyez prudente. Et pas seulement parce que nos avenirs sont liés, maintenant.

 Dans la faible lueur du crépuscule, il vit Ysombre sourire.

  • Ne t’en fais pas, je n’ai pas l’intention de mourir aujourd’hui. J’ai une promesse à tenir avant.
  • Une promesse ? Vous avez donc un peu d’honneur ? demanda Urfé une seconde avant de réfléchir.

 Cette fois, il n’y avait plus trace d’une ombre de sourire, ni même d’indulgence.

  • Nous tenons nos promesses plus souvent que vous. C’est là tout notre honneur.

 Elle commença à descendre. Juste avant de poser les pieds sur le toit voisin, elle regarda la fenêtre éclairée et la silhouette du jeune noble en ombre chinoise.

  • Et dire que je croyais que t’avais changé d’opinion sur moi, dit-elle pour elle-même.

 Charles-Emmanuel ne dit rien. Il avait entendu.

 La voleuse s’approcha avec circonspection de la demeure de Guillaume Guez, devenue celle de Marie de Médicis. Elle n’avait pas l’intention d’affronter qui que ce soit. Sa blessure tirait encore sur sa peau lorsqu’elle marchait, mais la guérison prenait la bonne voie. Lentement, avec les mouvements d’un prédateur, elle rampa sur les ardoises pour se dissimuler entre deux toits dont l’un dépassait le suivant d’au moins cinquante centimètres. Elle apercevait la cour décrite par Charlie, le jardin désert et les fenêtres vivement éclairées du logis. Il y avait des gardes partout, devant la porte de la cour, celle du bâtiment, et probablement à l’intérieur. Le comte de Béthune pourrait sans doute leur dire combien il y en avait exactement. Charles-Emmanuel avait parlé d’un capitaine de la garde, le marquis de Thémines. Il fallait le trouver.

 Pas-de-lune se désintéressa alors de l’intérieur pour se concentrer sur la configuration des lieux.

 Des fenêtres larges avec des rebords sculptés lui apparurent de bon augure en cas de fuite catastrophe. Certaines débouchaient même de son côté, dessinant des flaques de lumière sur l’ardoise. La fuite par les toits constituait une des issues favorites de Pas-de-lune. Les écuries jouxtaient le corps de logis, il existait probablement un passage qui leur permettrait, si son plan aboutissait, de pénétrer dans la demeure. Au-delà de la porte, elle voyait la place des Ormeaux, la prison municipale projetant une ombre de mauvais augure, et par-delà les remparts, la Charente qui reflétait les derniers rayons du jour.

 La maison elle-même se constituait d’un bloc simple, à trois étages, d’où dépassait l’extrémité d’une cheminée visiblement allumée. Pas question de passer par là. Dans le métier dangereux de hors-la-loi, savoir « comment sortir » est une question de survie, plus primordiale encore que « comment entrer ». Le vol lui-même doit se glisser entre ces deux fondamentaux. Mais auparavant, il lui fallait découvrir l’emplacement exact du calice. Elle pourrait poser la question à ce fameux Philippe de Béthune, qu’il devenait urgent de rencontrer. Peut-être dans la chambre même de Marie de Médicis ! Les partisans de la reine savaient-ils qu’elle détenait cet objet sacré ou avait-elle gardé le secret ? Cela pouvait se révéler d’une importance capitale : si nul ne le savait, ils auraient beaucoup moins de monde aux trousses… mais aussi plus de difficultés à localiser la précieuse relique.

 Ysombre mourait d’envie de se glisser furtivement par la fenêtre qui lui tendait les bras dix mètres devant, histoire d’avoir une vue précise de tout l’intérieur, mais ç’aurait été pure folie. Avec sa tenue de voleuse et tant de monde dans les couloirs, on la repérerait en quelques minutes. Tout ce qu’elle y gagnerait, ce serait un aller simple pour l’austère cachot juste de l’autre côté de la place. Laissant échapper un grognement, elle battit en retraite, après s’être assurée que personne ne regardait dans sa direction.

 Resserrant sa cape dans le vent froid, elle se laissa tomber dans la rue des Arceaux, maintenant déserte et obscure. Les dernières bribes de lumière s’effaçaient doucement, laissant à ses pupilles de félin le soin de s’habituer à la pénombre. Elle marcha d’un bon pas dans la rue, en direction de la place des Ormeaux, la traversa et alla s'accouder au rempart qui surplombait la Charente. Un vent frais lui porta le parfum du fleuve et lui souffla de refermer sa cape.

Tu n'es peut-être pas loin, Renart. Et crois-moi, je saurai te trouver. Où que tu sois. J'ai tant de choses à te raconter... Des mauvaises nouvelles, aussi. Nous avons passé trop de temps éloignés, beaucoup trop. C'est le genre de paysage que tu aimerais.

 La ligne d'horizon dans la nuit tombante se hérissait de demeures et manoirs, interprétés comme des possibles futures proies. Le fleuve s'étirait paresseusement entre la forêt et la ville.

 Pas-de-lune respira profondément l'air froid et piquant. Comme chaque fois qu'elle parlait à Renart en pensée, elle s'attendait presque à l'entendre répondre et sentir sa main se poser sur son épaule. Elle craignait de se retourner, pour ne pas mettre à l'épreuve ce léger espoir dont elle savait qu'il serait déçu.

 Mystère lui manquait aussi, mais elle n'avait pas envie de devoir parler à Charles-Emmanuel en rentrant, après leur séparation mouvementée. Elle ne put s'empêcher de songer que si elle avait travaillé seule, elle aurait pu rentrer et se blottir contre son Prince de la Nuit...

 Mais d'une certaine manière, le nobliau lui manquait. Elle s'en étonna, mais elle avait beau chercher, elle avait presque envie qu'il soit là, lui aussi, avec son air guindé, presque touchant à force d'être incapable... Elle songea aussitôt après que finalement, elle avait peut-être seulement envie de quelqu'un à qui parler, peu importe qui. Elle fit défiler dans sa tête les amis qu'elle aimerait avoir avec elle, et qu'elle avait perdu. Mathis, Moustique, Imaginus, Éliane... Son destin était-il de tous les perdre les uns après les autres ? Était-ce de sa faute ?... Attristée par ces souvenirs, elle frappa la rambarde de pierre, grimaça de douleur à cause de son bras blessé, jeta un dernier regard à la lune sur la Charente et quitta le rempart pour marcher dans les rues froides.

J'aimerais tellement que tu sortes d'une de ces rues... Ou plutôt, te connaissant, que tu descendes d'un toit juste devant moi, avec tes yeux qui rient tous seuls. Que tu te moques de ma lenteur, comme tu sais si bien le faire, et que tu m'entraînes là-haut. Vers les étoiles.

 Elle arriva devant le théâtre. Les fenêtres allumées, là-haut, lui procuraient une impression de douceur et de confort qui contrastait avec l'amertume de ses souvenirs. Elle ne savait pas encore si cela lui plaisait ou l'irritait. Elle entra. La chaleur de la remise de décors la soulagea, ainsi que la présence de Mystère. La voleuse sentit les larmes lui monter aux yeux, les retint, mais entoura de ses bras l'encolure vaste et sombre.

  • Mon Prince, mon Roi des Ombres... Je me sens parfois si petite, si impuissante... Géraud est mort. Bleunwenn est morte. Renart a disparu, et tous les autres aussi. Je dois les faire fuir. Fille du Diable, hein ?...

 Elle se laissa tomber à genoux dans la paille, devant Mystère. Il releva la tête, ce qui la redressa.

  • Merci, mon beau.

 Elle frappa sur le garrot, essuya son nez d'un revers et contourna le cheval. Charles-Emmanuel se tenait sur le pas de la porte et la regardait. Ysombre se tendit aussitôt, referma sa main sur son poignard et fronça les sourcils.

  • Tu étais là, nobliau ?

 Il hocha la tête, simplement. Il n'y avait aucune hostilité sur son visage, ni moquerie. Il semblait essayer de l'analyser.

  • Je suis désolé, Ysombre. Acceptez mes excuses et retirez-vous ces idées de la tête. Vous n'êtes pas une créature démoniaque, du moins je ne le pense pas...

 Le légendaire sourire carnassier d'Ysombre échoua et ressemblait plutôt à une grimace incrédule.

  • Vous êtes digne de confiance. Et vous tiendrez votre promesse, j'en suis persuadé.

 Elle cessa de sourire et hocha la tête.

  • Merci.

 Son ton n'appelait aucune suite à la conversation et son visage restait fermé. Mais l'intérêt brillant dans le regard noisette du noble ne diminua pas. Il descendit les quelques marches qui le séparaient du sol de la remise.

  • Puis-je vous demander qui sont Géraud et Bleunwenn ?
  • Tu ne peux pas.

 Elle lui tourna le dos et passa devant lui pour grimper ces mêmes marches et quitter la salle. Il voyait la douleur palpiter dans ses prunelles d'ombres et d'enfers et cette information lui suffisait. Il soupira et baissa la tête. Il ne s'attendait pas à être autant touché par la peine de la voleuse. Mais il serra les poings et remonta les quelques marches, vers la salle, le regard durci. Très bien. Il allait se montrer digne de sa coopération.

 Ils avaient à faire demain.

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