39. L'ange et le démon

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 Ce fut une épaule secouée avec force qui réveilla Charles-Emmanuel. Il sursauta, retint une exclamation et tomba sur le visage souriant, pas carnassier pour une fois, simplement joyeux, d'Ysombre.

  • Debout, mon grand ! On a du boulot !

 Il retomba sur son matelas de fortune.

  • C'est un vrai taudis que tu as choisi, dit-elle en riant, et repassa la porte.

 Charlie grogna, se leva et remit ses affaires. Il ne pouvait décemment pas aller voir Philippe de Béthune sans changer de vêtements. Cette vie voyageuse et clandestine avait détruit son costume. Il passa la porte et trouva une tenue neuve, sortie de la remise de costumes, posée sur un tabouret crevé. Ysombre avait dû le lui poser là. Il sourit, la souleva et l'épousseta. Une jolie veste rouge, des chausses, et même des rubans et des dentelles. Il nettoya aussi son ceinturon où il boucla son épée et se coiffa de son chapeau. Parfait.

  • Ysombre ? Vous êtes prête ?

 Pas de réponse. Il quitta son réduit, descendit d'un étage. Il ne trouva personne à la passerelle qu'occupait la voleuse. A l'écurie, Mystère le regarda étonné, mais elle n'était pas là. Il fronça les sourcils.

  • Ysombre ?

 Il se dirigea vers la scène. Personne sur les sièges.

  • Vous êtes là ?

 Il hésitait à aller plus loin, il ne connaissait pas les combles du théâtre. Il grommela ; il y voyait un test de Pas-de-lune. Elle voulait qu'il la cherche. Charlie descendit parmi les travées et leva les yeux vers la voûte sombre. Il crut apercevoir une silhouette sombre au second balcon.

  • Ysombre !

 Il grimpa par les escaliers et tomba sur elle au détour d'un couloir.

  • Où étiez-vous ?
  • Je visitais. Je n'avais jamais vu de théâtre avant.
  • Vous devriez voir un spectacle. C'est fabuleux.

 Puis il réalisa.

  • Mais... vous allez aller chez Philippe de Béthune... comme ça ?

 Elle ne portait pas de robe, rien de plus que son équipement habituel, son poignard, sa cape, ses cheveux buissonnants de sorcière sous un chapeau à large bord.

  • Bien sûr. Si ton Béthune ne sait pas à qui il s'adresse...
  • Mais il n'acceptera jamais de vous recevoir.
  • Je suis une voleuse. Il va falloir l'assumer.
  • Je vais mourir de honte.
  • Ce n'est pas exclu, sourit-elle, avec plein de crocs. Mais ça ne suffira pas à me faire changer d'avis.

  Charles-Emmanuel frappa à la porte. Ysombre jetait des yeux fureteurs à la façade sous sa large capuche. C'était un riche logis. La porte s'ouvrit sur un serviteur.

  • Bonjour, noble seigneur et... et demoiselle.

 Il avait hésité, mais Charlie occupa le terrain.

  • Nous devons voir Philippe de Béthune. Nous avons des informations déterminantes pour lui, et des questions aussi.
  • Oui, noble seigneur. Quel est votre nom, que je puisse vous introduire ?
  • Charles-Emmanuel d'Urfé, marquis d'Urfé et de Baugé, comte de Saint-Just et de Sommerive. Et cette personne n'a pas besoin d'être introduite, je m'en chargerai. Dites-lui simplement que je suis accompagné.
  • Très bien. Entrez donc, vous patienterez dans le salon, ou peut-être préférez-vous le jardin ?
  • Le jardin, ce sera très bien, lâcha Ysombre sans demander la permission.

 Le serviteur adressa un regard perplexe au noble.

  • C'est normal, lui assura-t-il.

 Ysombre passa devant lui, le pas raide. Cette maison ne la mettait pas à l'aise. Elle était trop belle, trop claire, trop propre et luxueuse. Une délicieuse et beaucoup trop douce musique de clavecin s'enroulait autour des colonnes, glissait le long des murs et teintait l'air. Charlie la suivait, mystérieusement attiré.

 Dans le jardin, une jeune femme en riche tenue jouait du clavecin au milieu de la pelouse. La musique délicate voletait autour d'elle. Ses cheveux blonds, relevés en une coiffure compliquée et piquée de fleurs, retombaient en boucles folles sur sa nuque. Son visage fin et blanc, comme sculpté dans l'albâtre, aux traits parfaits, se tourna vers les arrivants et la musique s'interrompit.

  • Dieu, qu'elle est belle, souffla Charlie.

 Ysombre dut bien admettre qu'elle avait une tournure magnifique. Rien à voir avec la beauté flamboyante, brûlante, joyeuse, d’Éliane. La sienne paraissait plutôt éthérée, angélique, posée. Sa robe lilas et bleue, d'étoffe damassée, suivait son mouvement en moulant sa taille fine sans sécheresse, et un bustier décoré et brodé masquait sa poitrine où reposait une croix à pierreries. Ses yeux bleus d'azur se teintèrent d'interrogation, de courtoisie à l'égard de Charles-Emmanuel et de crainte hésitante pour Ysombre.

  • Qui êtes-vous ?

 Si des anges avaient déjà parlé aux mortels, ç'aurait été avec cette voix. Charlie ne pouvait détacher ses yeux de cette grâce, de cette apparition parfaite. Elle était exactement l'opposé d'Ysombre : infiniment belle et délicate, raffinée, lumineuse...

 Il s'inclina devant elle.

  • Dame, ou plutôt apparition descendue des cieux, nous n'avons pas été présentés mais je crois me douter que vous êtes Marie, la fille de monseigneur Philippe de Béthune ?
  • C'est moi. Et monseigneur ?...
  • Je suis Charles-Emmanuel d'Urfé, marquis et comte, pour vous servir.

 La dame tourna son regard cristallin vers Pas-de-lune.

  • Et cette...
  • Je m'appelle Ysombre Pas-de-lune, voleuse. Ton père rentre bientôt ?

 Marie de Béthune prit un air hautain et choqué.

  • Comment osez-vous m'adresser la parole de façon si familière ? Vous irez au gibet pour cette insolence ! Reculez !

 Charlie se jeta devant elle.

  • Non ! Laissez-la. Nous avons à parler.
  • Mais que cette ribaude, cette injonction de l'Enfer s'en aille !

 Elle désignait Ysombre, d'un doigt blanc et pointu. Charlie, désolé des deux côtés, s'approcha de la voleuse dont la mâchoire se crispait et dont les nerfs saillaient. Il voyait sa main se fermer sur la manche de son poignard et voulait éviter l'assassinat.

  • Ysombre, je vous en supplie, sortez. Vous voyez bien que cette demoiselle ne voudra pas vous parler et vous n'allez pas détruire notre chance de succès maintenant. Vous avez une promesse à tenir, souvenez-vous, ne la ruinez pas. Je vous dirai tout ce que vous avez besoin de savoir.
  • Très bien. Mais si ta dulcinée m'insulte encore, je lui ferai cracher ses entrailles, toute nobliette qu'elle soit !
  • Taisez-vous et sortez, je vous prie.

 Après un regard incendiaire à Marie de Béthune, Ysombre se résigna à quitter le périmètre.

  • Vous me voyez navré pour cet échange malséant, dame. Ne voyez aucune offense dans les paroles d'Ysombre, je vous en prie, ne lui en tenez pas rigueur. Je sais qu'elle a l'air dangereuse, mais elle est fiable.

 La demoiselle parut déstabilisée.

  • Mais ses yeux...

 Il acquiesça, retenant un sourire.

  • Ses yeux ressemblent à deux puits qui donneraient droit sur l'Enfer. Je sais.

 Elle lui indiqua d'un geste suprêmement gracieux qu'il pouvait s'asseoir sur le banc du jardin. Elle-même se ré-installa sur le tabouret du clavecin.

  • Pourquoi êtes-vous venu, comte ?

 Il savoura ce titre qu'on ne lui avait pas donné depuis des semaines.

  • Je suis venu requérir l'aide de votre père. La reine a en sa possession le calice de Saint Rémi et j'officie pour le duc de Luynes afin de le lui reprendre. Votre père, en sa qualité de négociateur, peut m'y aider. J'ai besoin d'informations et d'un moyen de m'introduire dans la place. Nous pourrions par exemple nous cacher dans votre carrosse et en sortir dans l'écurie puis nous infiltrer parmi les visiteurs. Il nous faut aussi savoir où se trouve le calice et qui le garde.
  • Je peux vous dire tout cela. J'ai souventes fois accompagné mon père lors de ses rendez-vous diplomatiques.

 Charles-Emmanuel avait du mal à garder sa concentration, entre la beauté de la demoiselle, son parfum et le ton chantant de sa voix. Ses oreilles retrouvaient avec plaisir les mots distingués qui lui avaient manqués, loin de l'argot gouailleur de Pas-de-lune.

  • Savez-vous dans ce cas si le marquis de Thémines et sa garde ont connaissance de la présence du calice ?

 Elle réfléchit un instant, sa main errait sur le clavier.

  • Cela m'étonnerait fort. La reine-mère n'en a parlé à personne, je suppose. Elle se méfie trop. Mais elle a sûrement donné l'ordre de doubler la garde.

 Il ignorait si Ysombre considérerait cette information comme une bonne ou une mauvaise chose.

  • Savez-vous où il peut être caché ?
  • La reine frôle la paranoïa... elle a certainement inventé une cachette particulièrement sûre. Je la vois fort capable de le glisser sous son oreiller tous les soirs. Mais je ne connais pas la cachette précise.
  • Combien de gardes y a-t-il ?
  • Une douzaine, dont le marquis de Thémines, le capitaine. Ils se chargent principalement de la protection de la reine. Plusieurs d'entre eux veillent à l'entrée de la cour, d'autres vaquent dans les salons, et les derniers surveillent les pièces clés.
  • Ils contrôlent les identités ?
  • Il ne me semble pas. La reine s'en charge elle-même, elle connaît chacun de ses invités personnellement et n'admettrait personne qui ne lui serait pas présenté par une connaissance.
  • Et votre père accepterait-il de jouer ce rôle pour nous ?
  • Pour vous, certes, pour celle qui vous accompagne, j'admets que je l'ignore. Elle ne pourra jamais ressembler à une dame invitée.

 Charles-Emmanuel dut l'admettre d'un mouvement de tête amusé.

  • Croyez-moi, elle trouvera un moyen. Qui, hormis la reine elle-même, peut savoir où le calice est dissimulé ?

 Elle réfléchit une seconde, sa main quitta le clavier pour tomber sur sa robe. Urfé, fasciné, suivait chacun de ses mouvements.

  • Peut-être sa dame d'honneur, la marquise de Guercheville. Ou bien Ruccelaï. Pas plus, en tout cas.
  • Quand est prévue la prochaine réception ?
  • Publique ? Ce sera vendredi. Cependant la reine voit ses conseillers et mon père tous les jours.
  • Parfait. Vous avez un carrosse, j'imagine ?
  • Bien sûr, mais il n'est pas forcément nécessaire pour aller jusque chez la reine. Il nous arrive couramment de faire ce trajet à pied.
  • Comment se présente l'intérieur ? A quelles salles ont accès les invités ?
  • Seuls les proches de la reine ont accès au cabinet et aux appartements. Les invités se cantonnent aux salles de réception et d'apparat. Il y a trois salons en enfilade, une salle de réception plus petite qui s'embranche au second, et une salle de bal avant les salons, au bout d'un couloir perpendiculaire. La bibliothèque ne s'ouvre que rarement aux visiteurs, seulement sur demande à la reine.
  • Bon. La chambre de la reine est-elle attenante à l'une de ces pièces ?
  • Du troisième salon et de la bibliothèque, oui. Mais ces portes seront closes.
  • Je vous assure que cela ne posera nul problème.

 La dame répondait sans méfiance ni hostilité, très courtoisement, et Charles-Emmanuel lui en sut gré. Il profitait de sa délicatesse, de sa douceur et beauté angéliques. Elle représentait l'exact opposé d'Ysombre, sur tous les points de vue, pour ce respect dont elle faisait preuve, la piété représentée par la croix de pierreries à son col, son habillement et sa coiffure recherchée, son allure de reine des anciens romans de chevalerie. Il était sous le charme. Il serait resté des heures à l'écouter, à discourir et admirer ses gestes d'une grâce princière si la présence d'Ysombre, un peu plus loin, ne lui avait pas occupé l'esprit. Ne risquait-elle pas de laisser parler ses instincts, dans cette demeure abondamment pourvue en objets de valeur ? Il ne permettrait pas qu'elle vole à cette divinité superbe et éthérée quoi que ce fut.

  • Je dois vous quitter et retrouver Ysombre avant qu'elle ne prenne un risque ou ne vous en fasse courir, bien contre mon gré. J'aimerais cependant rencontrer votre père, nous pouvons l'attendre ?
  • Vous pouvez. Je vais vous faire envoyer des rafraîchissements.

 Elle eut un geste de la main pour lui indiquer l'intérieur et retourna à son clavier.

  • A tout à l'heure, comte ?

 Il sourit et s'inclina légèrement.

  • Avec grand plaisir, Marie de Béthune. J'attends déjà avec impatience l'instant où je serai jugé digne de la félicité de vous revoir, soit par votre ordre charmant, soit par un autre hasard aussi inattendu et miraculeux qu'aujourd'hui.

 Elle rougit et courba le cou avec la pureté d'un cygne.

  • Ce serait ma plus grande joie, et mon choix devancera sans doute cet heureux hasard.

 Il s'apprêtait à prendre congé et à quitter le jardin, déjà il contournait un parterre fleuri, mais la voix délicieuse le rappela :

  • Dites-moi seulement, marquis, je vous prie...

 Il se tourna, espérait-il avec élégance.

  • A votre service, dame ?
  • Satisfaites ma curiosité : comment un noble, un gentilhomme galant et accompli comme vous semblez l'être, peut-il travailler avec pareil... laideron délinquant et vulgaire ?

 Une grimace discrète lui avait échappé sur ces derniers mots ; elle ne digérait pas l'incident diplomatique précédent. D'Urfé hésita ; charger la voleuse pour aller dans le sens de Marie, ou défendre Ysombre au risque de baisser dans l'estime de la charmante demoiselle ? Il balança un instant, et finit par planter, pour la première fois, ses yeux noisette chauds dans ceux parfaitement bleus de la dame.

  • Ne jugez pas Ysombre trop vite. Il y a en elle bien plus de noblesse qu'on ne le croit au premier regard...

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