29. Un début de plan

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 Pas-de-lune traversa la cour et entra par la porte principale. Personne ne fit attention à elle pendant qu’elle longeait le couloir du bas où se trouvaient les chambres d’apparat. Elle jeta un œil rapide aux serrures des portes, qui lui parurent robustes, mais certes pas à l’épreuve de son crochet. Le sol pavé de tommettes en terre cuite faisait claquer ses chaussures, il faudrait qu’elle enfile autre chose que ces fichus sabots, costume de servante oblige. Des chandelles et des torches éclairaient les murs de pierre, en plus des hautes fenêtres à carreaux polis. A l’extrémité s’ouvrait un escalier étroit en spirale. Ysombre jeta un regard en arrière avant de s’y engager.

 A l’étage supérieur, elle découvrit une galerie qui surplombait la cour et donnait accès aux chambres. Cette fois ses pas glissaient sans bruit sur le plancher. Elle vérifia encore qu’elle était seule, jeta un œil dans la cour en-dessous d’elle, s’accroupit et regarda par le trou de la serrure. Personne. La pièce comportait un ameublement raffiné, une croisée grande ouverte mais apparemment pas d’autre issue que la porte contre laquelle elle s’appuyait. Soudain des pas résonnèrent derrière elle et elle se releva précipitamment. L’homme passa derrière elle sans la remarquer et un léger sourire courba ses lèvres minces. Porter un costume de servante rendait décidément invisible, mais elle préférait tout de même l’ombre, beaucoup moins handicapante pour fuir en courant.

 Elle constata que toutes les chambres se ressemblaient plus ou moins. L’étage supérieur comportait des combles à peine meublées, réservées aux domestiques des visiteurs importants logés en dessous ou aux démunis de passage. Il n’y avait qu’une paillasse par personne, toutes juxtaposées dans un immense dortoir sans la moindre cloison. Promiscuité douteuse, aucune intimité, et sécurité inexistante. L’endroit était désert. Elle le traversa à pas prudents, mais rien ne bougea. Peut-être des fantômes dans les ombres des poutres, mais Ysombre connaissait trop bien les spectres pour les craindre. Elle ouvrit les volets de bois et se pencha à la fenêtre pour évaluer la hauteur. Trop haut et trop raide pour trouver une échappée par-là, à moins de profiter des colombages pour descendre, mais il lui aurait fallu l’habileté de Renart. Elle soupira, mi de dépit, mi de nostalgie, et referma la croisée.

 Ysombre descendit au pas de course l’escalier en colimaçon qui quittait la galerie haute. Elle en savait assez pour commencer à dessiner un début de plan. Tout dépendait du rôle que jouerait Charles-Emmanuel. Absorbée dans ses réflexions, la voleuse ne s’aperçut pas tout de suite que des pas montaient l’escalier à sa rencontre. Par réflexe, elle chercha une échappatoire et remonta les marches, mue par une peur irraisonnée. Elle atteignit l’étage supérieur et s’engouffra dans le couloir, inspectant fébrilement les angles à la recherche d’une cachette. Les pas se rapprochaient et une voix s’y ajouta.

  • Vous ne savez donc pas que Saint-Aymard a rejoint la reine ?

 Le sang de Pas-de-lune se glaça dans ses veines.

 Sardiny.

 Il ne devait pas la voir ; il la reconnaîtrait aussitôt. Sans réfléchir, elle plongea dans une porte basse restée entrouverte et la ferma soigneusement. Le souffle court, elle resta aux aguets derrière le battant. Une autre voix masculine répliquait à Sardiny ; elles approchaient. Pas-de-lune recula dans l’ombre. Il n’y avait aucun éclairage et elle heurta quelque chose qui tomba avec un son cristallin. Elle grimaça, cherchant une pierre à feu dont elle savait pertinemment qu’elle ne l’avait pas emportée. Les voix s’étaient tues. La porte grinça et projeta un faisceau de lumière ; la voleuse se cacha derrière ce qui semblait être un tonneau.

  • Sans doute un rat, dit le compagnon de Sardiny, mais ce dernier inspectait la resserre d’un regard soupçonneux.
  • Pas dans une hôtellerie aussi bien tenue.

 Il tendit la main pour attraper un des flambeaux qui éclairaient le couloir et avança à l’intérieur. Son pied poussa la bouteille éclatée sur le sol.

  • Qui est là ?

 La main de Pas-de-lune se referma sur une toile enveloppant une énorme meule de fromage. Avec précaution, elle la déroula tout en observant du coin de l’œil son ennemi la chercher de l’autre côté. Il venait vers elle. Elle se recroquevilla encore derrière son tonneau, attirant l’attention du noble. Son visage se fendit d’un sourire malsain.

  • Je sais où tu es !

 Les doigts d’Ysombre se crispèrent sur son poignard. Elle ne pouvait pas assassiner Sardiny, le risque était trop grand. Elle referma sa main sur une bouteille pleine. A l’instant où la lumière de la torche tomba sur elle, elle se dressa brusquement, le drap couvrant son visage. Profitant du mouvement de surprise de Sardiny, elle cassa la bouteille de toutes ses forces sur sa torche qui s’éteignit en grésillant. Le noir complet retomba sur la cave. Il n’avait pas pu voir son visage, mais il avait compris que quelque chose se passait. Il dégaina son épée et commença à fouetter l’air à l’aveuglette. Ysombre s’efforçait d’éviter les coups sans chercher à riposter. Elle recula vers le fond de la réserve, espérant qu’il ne la retrouverait pas.

  • Paul ? Tout va bien ?

 Son ami resté à l’extérieur commençait à s’inquiéter, entendant probablement les bruits de la bataille. Sardiny hurla :

  • Il y a quelqu’un ici !

 Pas-de-lune sentit son cœur accélérer sous l’effet de la panique. Pas d’échappée en vue, rien. Elle envisagea de se battre, mais elle savait qu’elle n’avait aucune chance. L’homme à côté de Sardiny ouvrit la porte.

 La terreur qu’elle ressentait disparut d’un coup. Elle allait mourir ici, embrochée par Paul de Sardiny. Elle aurait échoué dans sa mission. C’était suffisamment stupide pour lui arracher un pâle sourire. Avoir échappé à la maréchaussée, plusieurs fois, à la maladie, à une flèche qui aurait dû être mortelle, à un moine fou, à des brigands, à un curé fanatique, à des assassins lancés à sa poursuite, pour finir ainsi ! Elle ferma les yeux et baissa la tête. Elle ne reverrait jamais Renart. Elle avait failli à sa promesse, elle mourrait avant de l’avoir retrouvé. A cette idée la peur lui retomba dessus avec la violence de la hache du bourreau. Elle ne pouvait pas choisir de mourir !

 Elle se redressa, trouva à tâtons des bocaux contre le mur. Avec une rage nouvelle, elle en mitrailla les deux nobles qui avançaient. Surpris, ils tendirent leurs mains devant leur visage pour se protéger, mais les bocaux de verre explosaient partout autour et sur eux, suivis par des bouteilles, des jambons, des légumes, tout ce qui lui tombait sous la main. Cela eut au moins pour effet de ralentir les assaillants. Cherchant d’autres projectiles, Ysombre sentit son pied déplacer quelque chose de cliquetant. Elle se baissa au ras du sol. C’était l’anneau d’une trappe qui s’ouvrait dans le plancher, probablement vers les cuisines du rez-de-chaussée. L’espoir lui revint. Tout en continuant à écraser les nobles sous un déluge alimentaire, elle se mit à genoux et s’interrompit pour l’ouvrir en faisant le moins de bruit possible. Un air froid et humide s’échappa du trou dans le sol. Elle inspira, trouva au toucher les barreaux d’une échelle, et disparut à l’intérieur. Quand la trappe claqua derrière elle, elle se retrouva soudain dans le silence.

 Les barreaux continuaient vers le bas. Ses sabots claquant dessus résonnaient sinistrement. Elle atteignit le sol plus vite qu’elle ne s’y attendait. Chancelante, elle rajusta sa jupe et sa cornette avant de pousser le rideau qui la séparait des cuisines. Plusieurs personnes s’y activaient joyeusement, personne ne fit attention à elle excepté un marmiton rougi par la chaleur du feu.

  • Tu as monté le chapon du comte de Renandeau ?
  • Oui, à l’instant. Il a aussi demandé un flacon de vin, improvisa-t-elle.
  • Il y en a là-haut, tu lui as apporté ?
  • Bien sûr.

 Elle répondait en essayant de calmer son cœur et sa respiration frénétique. Le marmiton se retourna vers la broche et elle en profita pour quitter la cuisine l’air de rien. L’extérieur la soulagea un peu. Elle s’adossa au mur avec un long soupir en s’épongeant le front. Elle n’aurait pas toujours autant de chance. Le son de la cloche la détourna de ses réflexions. Il était temps de rejoindre Charlie à l’écurie.


 Il l’attendait, assis sur une selle négligemment posée à terre. Il paraissait nerveux. Son regard s’éclaira de soulagement en la voyant venir. S’était-il inquiété pour elle ou se demandait-il comment sortir de là seul ? Elle préféra ne pas trop se poser la question et se laissa tomber sur le sol en froissant sa jupe.

  • Alors ?

Toujours la douceur, songea Charles-Emmanuel. Il retint encore un soupir mais répondit :

  • Paul de Sardiny loge dans une des chambres d’apparat du premier étage, la bleue. Il est seul dans la chambre, mais il voyage avec le seigneur Henri II de Valois-Longueville, gouverneur de Normandie.

 Ysombre ne put retenir un frisson. Elle avait failli affronter le gouverneur de Normandie. Mais son visage resta impassible.

  • Il reste ce soir encore ?
  • Oui, il repart demain à la première heure.
  • Je crois que quelqu’un va contrarier ses plans…

 Elle eut ce sourire joyeux et carnassier qui lui était familier.

  • Je l’ai vue, cette chambre. Il y a une fenêtre en face qui peut servir d’issue, si on a une corde. Il faut que je me procure un grappin avant ce soir. Tu attends dessous, à l’extérieur. J’entre dans l’auberge avec mes habits de servante. Une fois dans la place, je me change et je m’équipe, j'accroche le grappin, je t'ouvre la fenêtre et tu grimpes.

 Elle aperçut le mouvement de dénégation du jeune Urfé mais resta inflexible.

  • Vous ne pourrez pas entrer dans l’hôtellerie comme ça en pleine nuit, moi oui. Une fois à l’intérieur tous les deux, j’ai un petit trou…
  • Comment cela, un trou, demoiselle Ysombre ?

 La voleuse leva les yeux au ciel. Demoiselle, non mais vraiment !

  • Tutoie-moi, nobliau, nom de Dieu ! Un trou, c’est-à-dire que je ne sais pas ce qui va se passer. Il faut vider la chambre, il me faut une diversion. Ce sera votre rôle. Mais je ne sais pas comment faire sortir Sardiny de la chambre sans réveiller le reste de l’hôtellerie, et sans risquer qu’il revienne. Une idée ?

 Il haussa les épaules. C’était à lui qu’elle demandait des conseils ?!

  • Allez, mortecouille ! C’est toi le marquis, t’as bien une idée de ce qui peut faire bouger un noble !

 Il grommela quelque chose dans sa barbe, se força à ne pas élever la voix.

  • Mettre en danger son honneur, l’attirer à un duel…
  • Un duel, excellente idée ! Vous allez l’affronter en duel pendant que je fouille la chambre !
  • Par les molaires de sainte Monique ! Vous avez perdu la raison ?! C’est un épéiste fort doué ! Je joue ma vie à pile ou face, là ! Que dis-je, j’ai même moins de chances de survie qu’un parpaillot devant la Grande Inquisition ! Il n’en est pas question. Et puis sous quel prétexte ?
  • Alors, quelqu’un d’autre !
  • Et qui ? Je ne connais personne à La Rochefoucauld.
  • Alors, autre chose. Surtout qu’un duel en pleine nuit, ça n'existe pas. Quoi d’autre ?
  • On pourrait peut-être se servir de son ami, le gouverneur de Normandie, lâcha le jeune noble sans y croire.
  • Eh bien ? On l’enlève ?
  • On lui dit que…. Qu’un messager de la reine doit le voir, par exemple. Ensuite on avertit Sardiny que son ami a disparu. Le temps qu’il le retrouve dans la ville…
  • Pourquoi pas, oui… Tu t’occuperas de ça ? Il ne doit pas me reconnaître.
  • Puisque je n’ai pas le choix…
  • Bon, une fois que ça, c’est réglé, j’entre dans la chambre en crochetant la serrure. Je fouille partout pour trouver le calice. Vous me rejoignez le plus vite possible, et on décarre par la fenêtre avec le grappin, on récupère les chevaux qu’on aura laissés dans la rue en-dessous et on quitte la ville le plus vite possible. Ça te semble correct ?
  • On a nos chances, effectivement. Où trouver votre grappin ?
  • En ville bien sûr. Il nous faut un forgeron pas trop regardant. Ça, je m’en charge.
  • Où allez-vous ?Elle sourit encore, avec le même talent.
  • Je retourne chez moi, au milieu des racailles et des coupe-jarrets…

 Charles-Emmanuel braqua ses yeux noisette sur le visage dur de la voleuse.

  • Je viens.

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