30. Au milieu des racailles et des coupe-jarrets

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 Charles-Emmanuel sentait son cœur battre jusque dans sa gorge. La terreur. Pas une peur soudaine comme un éclair, cette décharge d’adrénaline qui vous frappe en plein combat. Non, une peur longue, sournoise, permanente, qui contractait chacun de ses muscles et retenait sa respiration. La conviction profonde et très particulière que chaque coin d’ombre pouvait dissimuler sa mort. Tout son instinct lui hurlait de reculer, de fuir, comme si une corde lui entravait les jambes et le tirait en arrière. Devant lui, Ysombre marchait d’un pas assuré, le menton haut et les yeux dominateurs. Il pressa un peu le pas, trop terrifié pour avoir honte de se mettre sous la protection d’une voleuse.

 Autour d’eux, des murs qui méritaient à peine cette appellation tant ils étaient couverts de crasse baillaient par mille fissures et paraissaient ne plus tenir debout que par la force de l’habitude, et peut-être l’enduit décrépit qui les recouvrait par endroits. Les fenêtres qui s’y ouvraient laissaient passer des relents et des sons peu ragoûtants sur lesquels le noble préféra ne pas s’attarder. De partout brillaient des yeux avides et cruels, dans tous les recoins. Les personnes qui les croisaient affichaient toutes le même regard torve, et la mine dangereuse des pires criminels. Des rats se jetaient entre leurs jambes, et chaque fois le jeune Urfé sursautait de peur qu’ils ne le mordent.

 Au croisement avec une autre de ces ruelles étroites, il entendit des rugissements de joie et de colère. Au milieu d’une foule de brigands tous plus sanguinaires et ivres les uns que les autres, deux chiens dont un déjà borgne s’écharpaient avec rage. Des poings dépassaient des têtes, les vociférations des parieurs envahissaient toute la rue. Une couche de fange et d’immondices de toutes sortes recouvrait entièrement les pavés de la rue, à supposer qu’elle en ait eu un jour. Ils s’enfonçaient peu à peu dans une véritable cour des Miracles.

La plupart des habitants de ce quartier portaient plus ou moins fièrement des mutilations diverses, et bon nombre d’entre eux devaient porter sur l’épaule la marque au fer des galères royales. Si aucun ne s’approchait de Pas-de-lune, peut-être à cause de son allure redoutable, ils jetaient à Urfé des regards avides ou menaçants. Il sentait que personne ne le quittait des yeux, et de nombreuses mains s’élançaient vers lui. Il s’efforçait de les éviter avec dégoût. Avec son pourpoint propre, sa peau blanche et son épée rutilante, il paraissait venu d’un autre monde. On aurait dit un papillon dans un nid de serpents. Quand une énorme silhouette se dressa devant lui soudainement, il crut que son cœur allait exploser. Une main le saisit fermement par le bras. Une main qu’il connaissait, celle de Pas-de-lune. Elle vint se poster devant lui et toisa l’homme qui lui faisait face.

  • Pas touche au nobliau, il est avec moi.

Il laissa échapper un grondement perplexe.

  • Et qu’est’c’tu prétends être ?
  • Pas-de-lune, monte-en-l’air et tire-laine de profession. J’ai besoin de me rencarder. Z’avez forcément des yeux et des oreilles, ici. Moi j’ai la braise. Alors, on discute ?
  • Attends un peu, toi. T’ouvre bien la boîte à jactance, mais tu serais pas en train de me monter un char ?
  • T’as peur que j’aille prévenir les cognes ? Je ne suis pas branque à ce point-là. Mais s’il te faut une preuve…

 Elle dégaina son poignard et le lança. Il effleura le flanc du brigand et se ficha avec un son net dans le chambranle d’une porte dix pas plus loin. Le mouvement avait été si rapide que personne ne vit où il s’était planté avant que la voleuse ne s’avance pour le récupérer.

  • Convaincu ?

 Il plissa les yeux.

  • Qu’est-ce qu’il te faut ? Une turne ?
  • Non. Un ferrailleur digne de confiance.
  • Pour le gros boulot ? Pas question.
  • Non, non, juste un grappin pour infiltrer une carrée. Ça marche ?

 Le tueur la considéra une fois encore, ses yeux noirs acérés, sa main toujours fermée sur un poignard dont elle avait prouvé l’efficacité…

  • Bon, ronchonna-t-il, suis-moi. Et pas un mot là-dessus.

 Ysombre se tourna vers Urfé, triomphante, et emboîta le pas à leur nouveau guide. Charles-Emmanuel avait compris à peu près la moitié du dialogue qui venait de se tenir. Il ne discuta pas.

  • T’es un estourbisseur, toi ?
  • Pas de questions, la nouvelle. Au fait, c’est quoi déjà ton nom ?
  • Pas-de-lune.
  • Alors t’es vraiment monte-en-l’air ? Où que tu crèches ?
  • Pas tes oignons, mon gonze.
  • Et le pigeon ? Il est réglo ?
  • Je m’en occupe.

 Le noble tressaillit ; il était à peu près sûr que c’était de lui qu’on venait de parler. Il ne connaissait pas la signification de l’expression, mais se doutait qu’elle n’avait rien de positif.

  • Et toi, t’as un nom ?

Crève-cœur, pour vous servir.

  • Je vois. Dis, Crève-cœur, je cherche quelqu’un. Un arsouille de mon âge, roux… Il turbine ici ?
  • Vois pas…
  • Arrivé il y a trois ans ou moins.
  • Y en a un, mais il a posé sa chique l’an passé. La bosse…

 Ysombre pâlit brusquement. Mort ?...

  • Son nom ?
  • Tirepattes. Un joli petit envoyeur, porté sur la picole mais pas mauvais.

 Un soulagement sans nom entoura ses épaules, mais elle ne faiblit pas.

  • Ce n’est pas lui.

 Renart n’était pas un ivrogne… ni un tueur à gages.

 Après tout, qu’en savait-elle ? En trois ans, n’avait-il pu changer ? Était-il toujours Renart, au sourire malin, à l’agilité presque magique, fidèle comme un bon poignard, courageux comme un pirate, libre comme un voleur, son Renart, son ami, son frère d’armes ? Elle avait la sensation de ne plus le connaître. Comment savoir ? Faisait-elle bien de le chercher ? Et s’il était devenu un tueur, ou pire, un traître ? Il avait pu complètement changer depuis trois ans. Elle ne savait plus rien de son entourage, de ses goûts, de ses rêves. Peut-être même avait-il tiré un trait sur son passé, abandonné les rangs des hors-la-loi. Peut-être essayerait-il de la tuer pour éviter qu’elle ne vienne bouleverser une nouvelle vie bien acquise. Elle se força à revoir dans sa tête l’instant où, avec tout l’accent de la sincérité, il demandait qu’elle lui promette solennellement de le retrouver un jour. Et elle l’avait fait. Parce qu’à l’époque, la confiance entre eux ne tolérait aucune question. Pouvait-il avoir oublié cet instant, cette promesse qui ne quittait jamais son esprit à elle ? Elle ne le croyait pas, mais une petite voix insidieuse lui susurrait de temps à autres :

« Pourquoi se souviendrait-il de toi ? Tu sais que tu es laide et sans intérêt. Qu’est-ce qui justifierait que l’on garde ton souvenir, hein ? Tu crois être inoubliable ? Pauvre fille, stupide et prétentieuse, de croire qu’une femme qu’il n’a pas vue depuis trois ans garde une importance dans sa tête ! »

 Elle secoua énergiquement la tête. Renart était Renart et le resterait. Il pouvait bien avoir changé, il ne pourrait jamais devenir un autre que le garçon avec lequel elle avait appris toutes les ficelles, joué à se battre, choisi son surnom et campé des jours durant dans les bois d’Urfé. Un bon poignard, même dévoré de rouille, reste un bon poignard. Le remettre à neuf est affaire de soin… et de talent.

  • C’est là.

 Elle releva la tête à l’annonce de Crève-cœur. Un auvent miteux oscillait dans le vent et battait sur des poteaux grossiers, entourant le feu assourdi et les pénombres d’une forge.

  • Ho, Torderagne ! Sors ta sale tête de là !

 L’auvent se releva brusquement, poussé par une main épaisse et noire de crasse. Un homme courtaud mais d’une musculature impressionnante apparut à demi, toisant les nouveaux venus. Il se détendit un peu devant Crève-cœur.

  • Ah, c’est toi. T’as rien d’autre à faire que réveiller ton vieux Torderagne en plein jour ? Y a le feu ?
  • Des clients.
  • Des clients ?

 Le forgeron plissa les yeux sous des sourcils monumentaux.

  • Mortecouille !

 Il venait d’apercevoir Charles-Emmanuel d’Urfé.

  • T’serais pas devenu un peu branque, Crève-cœur ? Amener une raclure de bourge ici ?
  • C’est mon affaire.

 Pas-de-lune venait de parler. Torderagne renifla en la regardant, accusateur.

  • Le corniaud ? C‘est toi qui l’a amené ?

 Il fit un pas vers eux. Ysombre ne recula pas.

  • C’est moi. Si ça te pose un problème, je suis prête à discuter.

 Ce disant, elle caressa distraitement la poignée patinée de son arme et la fit jouer dans le fourreau pour dévoiler l’éclat de la lame. Charles-Emmanuel sentait qu’elle jouait sa sécurité, peut-être sa vie. Il n’osait pas faire un geste. La tension était palpable et faisait tressaillir les muscles de son dos. Torderagne se tourna vers Crève-cœur avec un regard qui tenait lieu de question.

  • Une arsouille de passage. Le pigeon, c’est un nobliau qu’elle traîne, mais elle, c’en est une, tu peux me croire.

 Il fixa encore un moment la voleuse, le moindre détail de son corps et de son équipement, son expression… et finit par s’écarter pour leur laisser le passage.

  • Entrez.

 Ysombre relâcha son poignard et obéit. Le jeune Urfé hésita, mais il lui suffit de croiser le regard du solide brigand qui leur avait servi de guide pour qu’un long frisson le pousse à l’intérieur.

 Pas-de-lune croisa les bras et s’adossa au mur, mais son regard aigu continuait de suivre le moindre mouvement de Torderagne. Il pouvait s’agir d’un guet-apens. Elle jeta un regard réprobateur au noble qui entrait, mais reporta vite son attention vers le feu. Le forgeron s’en approcha sans la voir.

  • Besoin de quoi ?
  • Un grappin trois pointes.
  • Quelle taille ?
  • Deux pieds de large environ, les crochets pas trop longs.

 Il chercha parmi les outils et les armes pendus à l’unique mur penché de la pièce. Ils rutilaient dans la lumière de la forge, formant un contraste effrayant avec la négligence et le désordre qui les entouraient. Charles-Emmanuel frémit. L’homme décrocha avec amour un grappin luisant, aux pointes courtes et acérées, avec une hampe épaisse, et l’apporta à Pas-de-lune. Elle le saisit d’une main experte, grimaça en le soupesant, testa l’acuité des crochets.

  • Un peu lourd. Vous n’avez rien de plus furtif ?

 Encore une fois, le forgeron eut un mouvement d’agacement, mais il faisait confiance au jugement de Crève-cœur.

  • Il y a bien celui-ci, plus fin, mais moins affûté. C’est vous qui voyez.

 Ysombre l’examina aussi.

  • Je l’aime bien. Il devrait faire l’affaire.

 Les yeux sombres de Torderagne se teintèrent de cupidité.

  • La braise !

 Sa cliente tira sa bourse et compta.

  • Combien ?
  • Six louis.

Charles-Emmanuel trouva ce prix bien modeste en comparaison des peurs qu’il avait subies. Mais la voleuse leva une tête scandalisée. Même Crève-cœur parut un peu secoué.

  • Tu me prends pour qui ? Il en vaut trois, maximum !

 Il y eut de nouveau une seconde de profond tension. La voleuse et le forgeron se dévisageaient, intimidants, indécis. Le silence inquiéta Urfé. Torderagne finit par tendre la main. Pas-de-lune paya d’un air hautain et rangea précieusement leur achat dans sa sacoche. A peine eût-elle terminé que Torderagne s’approcha, menaçant.

  • Maintenant tu dégages. Et tu ne reviens pas.

 Elle ne recula pas, mais Charles-Emmanuel aperçut un reflet d’inquiétude dans ses yeux.

  • Oui, je m’en vais.

 Elle se tourna lentement, à gestes mesurés, fit signe au noble de la suivre, et poussa l’auvent.

 Elle décontracta lentement ses muscles en constatant que personne ne les attendait à la sortie. Sa méfiance l’avait heureusement alertée à tort. Elle s’autorisa un sourire et vérifia du coin de l’œil que le nobliau la suivait. Il jetait à droite et à gauche des regards craintifs.

  • Allons nobliau, calme-toi, nous nous en sommes sortis sans problème !
  • Nous ne sommes pas encore sortis de ce cloaque, je vous signale.

 Ysombre esquissa un sourire sans la moindre trace de joie.

  • Eh bien voilà ! Encore deux ou trois leçons comme celle-là et vous pourrez tenir le crachoir à un tire-gousset.

Charles-Emmanuel ne trouvait pas ça drôle. Pas du tout.

  • Allez, ne t'en fais pas, la sortie n’est pas loin.

 Ce disant, elle émergea de la ruelle où se trouvait la forge de Torderagne. A l'angle, un groupe d’hommes à la mine patibulaire les regarda passer. Appuyés nonchalamment contre le mur, ils jouaient négligemment avec leurs armes. La nuque de Pas-de-lune se tendit.

Danger.

 Elle poussa légèrement Charles-Emmanuel devant elle et lui indiqua par un mouvement du menton les gaillards derrière eux. Ils étaient cinq.

  • Ne fais semblant de rien. Avance, lui glissa-t-elle à l’oreille.

 Il appliqua à la lettre ces consignes avisées. Ysombre, moins douée, s’efforçait de faire illusion. Une rumeur l’avertit que les hommes venaient de se lever. Son cerveau tournait à toute vitesse. Jamais l’expression « Courage, fuyons » ne lui avait paru si appropriée. Elle savait qu’elle ne tiendrait pas longtemps à la course, pas assez pour sortir de ces ruelles mal famées avant qu’ils ne les rattrapent. Il lui suffit de jeter un œil à d’Urfé pour constater qu’il n’y parviendrait pas non plus. Le groupe avançait tranquillement, sans se presser, sûr de sa puissance. Il fallait qu’elle les retienne. Elle s’arrêta brusquement.

 Se campa face à eux.

 Fléchit légèrement les jambes.

 Planta ses pieds à demi dans la couche de boue qui recouvrait le sol.

 Le jeune Urfé s’était arrêté, il ne comprenait pas. Elle lui colla le grappin dans les mains.

  • File !

 A cet instant, les tueurs lancés à leurs trousses s’élancèrent vers elle en rugissant. Ses traits reflétaient une peur ardente et fiévreuse. Avec délice elle fit glisser ses bolas hors de leurs fourreaux, les fit tournoyer avec un sifflement lancinant. Elle était prête.

  • Cours, Charlie ! File !

 Il hésita une seconde et obéit. Il courut de toute la vitesse de ses jambes, la laissant seule face à la meute déchaînée.

 Pas-de-lune sourit.

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