7. Promets-moi

9 minutes de lecture

 Un caillou vola dans l'allée. Pas-de-lune, perplexe, venait de l'expédier du pied. Il tinta contre le puits qui se dressait dans le jardin des simples.

  • On n'y avait jamais pensé ! On n'avait cherché qu'à l'éviter ! Et voilà que c'est lui qu'il fallait chercher.
  • Mais comment a-t-il pu provoquer des pas si lourds et laisser des traces si profondes ? Il est musclé, d'accord, mais pas si gros !

 Ysombre n'avait pas de réponse et elle baissa les yeux. Puis se figea.

  • Là.
  • Quoi ?
  • Là, regarde !

 Une pierre dépassait du chemin, pointue et noircie de sang séché. Brutalement, tout s'éclaircit dans l'esprit de la jeune voleuse.

  • Guillaume n'a pas été tué sous le cerisier ! Matthieu l'a tué ici ! Les pas étaient lourds parce qu'il le portait sur son dos ! Avec la force qu'il a...
  • Il l'a posé sous l'arbre et a remis l'échelle...Trop vite car les convers arrivaient !
  • Le jour où il n'était pas là, on avait placé notre plan à l'heure où il serait occupé, alors il a abandonné son poste, car c'était lui dans notre piège !
  • C'est lui. Mais pourquoi ? Que voulait-il à François, Côme et Guillaume ?

 La voleuse hésita encore une fois, balança, et finit par se décider.

  • Parce qu'ils connaissaient tous les trois ma véritable identité. Eux seuls.

 Mathis ouvrit des yeux ronds comme des soucoupes.

  • Tu ne t'appelle pas Ysombre ?
  • Si, mais je ne l'ai appris que récemment. Tu me connais peut-être sous un autre nom...

 Elle respira profondément. Elle savait qu'elle jouait leur amitié à pile ou face.

  • Je suis la voleuse Pas-de-lune.

 Aucune réaction. Le corps de Mathis semblait figé dans la glace. Pas-de-lune baissa les yeux. Puis son ami éclata de rire. Un rire frais et sincère. Étonnée, elle se retourna vers lui.

  • Tu m'annonces ça comme si c'était la fin du monde ! Ysombre, ça n'a aucune importance !
  • Mais... ta religion...
  • Peut-on te blâmer de voler pour vivre ? Ysombre, tu es une personne fantastique, voleuse ou non, tu restes ma meilleure amie. Il faut dire que je n'en aurais sans doute pas beaucoup d'autres...Tu seras alors ma seule expérience du genre féminin, et on peut dire que tu lui fais honneur.
  • Merci, marmonna Ysombre, plus émue qu'elle ne voulait l'admettre.
  • D'ailleurs, seule une voleuse pouvait manier le poignard comme tu l'as fait, et cette maîtrise a sauvé la vie de François. Tu disais donc que Matthieu les aurait attaqués parce qu'ils savaient que tu étais Pas-de-lune et t'ont accueilli quand même ?
  • Je le pense. Avec un fanatique comme Matthieu, on peut penser qu'il l'a considéré comme une hérésie.
  • Oui, le connaissant, c’est plausible. Mais alors tu es en danger toi aussi ! réalisa soudain le jeune homme.
  • Oui, c’est pour ça qu’il faut qu’on trouve des preuves. Ma maîtrise du combat me protégera un temps, mais face à une telle montagne de muscles... Mais comment convaincre le prieur Rémi ?
  • François, Côme et moi témoigneront pour toi, c’est sûr, la rassura Mathis en s’asseyant sur la margelle du puits.

 Elle l’imita.

  • Tu crois que ça suffira ?
  • Il y a le témoignage des commis de cuisine pour l’absence de Matthieu au moment du piège, celui de Stéphane...
  • Mais rien de matériel !
  • Le reste d’hellébore, peut-être...
  • On ne l'a pas retrouvé. Mais il y a la blessure !
  • Tu veux qu’on explique au prieur Rémi que tu as blessé un moine avec un poignard ?! Ce serait lui confirmer que tu es Pas-de-lune.
  • Il suffit de prétendre que je me suis simplement défendue avec un chandelier... Quelque chose de ce genre. François et toi devrez bien sûr confirmer ma version. Qu’en penses-tu ?
  • Que tu m’auras tout fait ! Mais j’accepte de mentir pour toi, figure-toi...
  • Merci, trop aimable !

 Elle rit et, d’un geste, ébouriffa la chevelure bien peignée du novice. Il éclata de rire et répliqua aussitôt en plongeant la main dans le puits pour l'asperger. La voleuse se baissa vivement pour esquiver et fit un faux mouvement, empêtrée dans sa robe de bure. Elle s’écroula, le nez dans les crocus.

  • Alors ça...

 Ysombre se releva, pressentant que son ami ne parlait pas de sa chute. Elle pâlit. Matthieu arrivait à grands pas.

  • Fuis ! Lui souffla Mathis en la poussant à travers les allées. Vite !

 Elle commença à ramper en direction du verger. Mathis avança résolument vers le frère.

  • Ah, Matthieu ! Je te cherchais ! Il y a un souci, des merles ont installé leur nid dans le verger. Tu veux bien m’aider à aller chercher l’échelle dans la grange ?

 Le grand moine semblait réticent, mais finalement leurs voix finirent par décroître. Ysombre se releva et fila à toute vitesse entre les cassis déplumés vers la partie réservée aux hôtes.

 Elle rentra dans le dortoir des hôtes, encore indécise. Elle avait réussi de justesse à échapper à Matthieu, mais cela ne durerait pas longtemps. Il fallait qu’elle agisse ce soir. Qu’elle vole le calice. Après, il sera trop tard. A partir de demain, le jugement de Matthieu commençait. Si elle le volait ensuite et qu’elle se faisait prendre, plus personne ne la croirait. Mais avant le procès, elle restait une hôtesse anodine. Pas de raison qu’on la suspecte en particulier. Si jamais on la découvrait, elle pourrait alors laisser Mathis, François et Côme tenir le procès sans qu’elle y soit mêlée de quelconque façon et sans nuire à la crédibilité de leurs arguments. Oui, ce soir même. Le frère Johann, le sacristain, veillait avec une vigilance sans faille et savait se défendre. Son honnêteté et la fierté avec laquelle il couvait le trésor de l’abbaye faisait presque honte à Ysombre d’essayer de lui voler quoi que ce fût. Mais elle avait une promesse à tenir. Chez les voleurs, on ne plaisante pas avec la parole donnée. Mais était-elle certaine que ce nobliau la méritait ? Il avait promis son aide...

 Pas-de-lune soupira et étreignit le manche de son poignard. Trop tard pour renoncer. Elle devait se souvenir des leçons les plus approfondies d’Henri la Cornemuse. Cela faisait longtemps qu’elle ne mettait pas son art en pratique. Elle caressa le pendentif qu’elle portait. C’était un cadeau de Renart, le dernier jour où elle l’avait vu. Elle revoyait clairement la scène.

...

L’orage grondait et leurs vêtements trempés tachaient d’eau le sol poussiéreux de la porte cochère contre laquelle ils s’étaient blottis. Ils avaient quinze ans. Les cheveux roux de son ami dégoulinaient d’eau.

  • Tu as conscience qu’on ne se reverra sûrement plus jamais ? demandait Renart.
  • Ne dis pas ça. On ne peut pas prévoir.
  • J’ai quelque chose pour toi. Un souvenir.

Il lui tendit une sorte de pochette de tissu. Intriguée, la voleuse l’ouvrit et le renversa. Un pendentif argenté en forme de croissant de lune tomba dans sa main. Elle le souleva et admira le métal brillant. Pas-de-lune y passa le doigt et une goutte de sang suinta.

  • Une lame. Remarquablement aiguisée. Ça a dû te coûter une fortune !
  • Je tiens à te laisser un bon souvenir.
  • Et moi qui n’ai même pas de cadeau pour toi.
  • Si. Il suffirait d’une promesse.
  • Ah oui, laquelle ? demanda-t-elle, un sourire moqueur aux lèvres.
  • Promets-moi qu’on se reverra.

Le jeune homme semblait sincère. Elle inspira, et riva ses yeux d'infini dans ceux de son ami.

  • C'est promis.

Il détendit ses épaules.

  • Merci, Pas-de-lune, enfin Adeline...
  • Oh ! S’était-elle exclamée, faussement énervée.

Elle détestait qu’il l’appelle par ce prénom d’enfant et il prenait un malin plaisir à le faire. Pour ne pas subir de représailles, Renart s’échappa. La dernière image qu’elle gardait de lui était celle d’un sourire rayonnant sous une capuche dégoulinante, un sourire qui perçait les gouttes.

 Et puis il s’était évaporé. Elle était sans nouvelles de lui depuis ce jour.

  Elle secoua la tête. La cloche du prieuré résonnait dans les couloirs. Deux heures du matin. Tout le monde dormait. L’heure propice pour agir. Elle se leva et se glissa silencieusement hors du dortoir. Elle rasait les murs, silencieuse comme une ombre. Personne dans les couloirs froids. De temps à autre elle apercevait par la fenêtre la lune complice et les champs endormis. Un souffle d’air froid lui venait alors par la croisée. Elle alternait lumière et obscurité. Enfin, elle parvint devant la porte du bureau du prieur. Elle jeta un œil autour d’elle et commença à travailler la serrure. Heureusement, elle avait réussi à cacher avec elle son roi David, son crochet. Le pêne céda et pivota sans le moindre bruit. Elle se glissa à l’intérieur et referma soigneusement la porte. Le meuble principal, en bois de noyer superbement travaillé, comportait une dizaine de tiroirs. Elle n'eut même pas à les forcer, ils glissaient sans un bruit, huilés scrupuleusement. Elle finit par en trouver un qui contenait une bourse en tissu. Elle l'entrouvrit, reconnut le poids, le bruit et la lueur des pièces. Elle sourit dans le noir, puis ressortit et traversa le cloître nocturne. Jamais elle n’avait pénétré dans la chapelle des moines. L’obscurité et l’acoustique parfaite de la salle l’impressionnèrent un temps. La lumière de la lune jouait dans les vitraux, projetant des ombres inquiétantes sur les bancs. Mais la voleuse se reprit vite. Elle avait une mission. Elle traversa la grande salle vide. Une odeur de bois et de poussière montait du sol. Elle bouscula un banc qui émit un grincement sinistre qui résonna dans le silence sépulcral. La voleuse grimaça et jeta un œil craintif vers la porte. Personne. Elle attrapa une lampe à huile encore allumée et porta devant elle la flamme vacillante. La porte de la sacristie l’attendait. Son crochet joua dans la serrure. Elle mit plus longtemps qu’à l’ordinaire. Elle s’introduisit dans la petite salle, meublée par de larges armoires de bois verni. Elle posa sa lampe sur une tablette. La lueur pâle de la lune passait par une petite ouverture, dessinant un rectangle d’argent sur le sol. Elle éleva sa flamme devant elle et écouta. Dans le noir se faisait entendre le petit craquement des souris. Rien d’autre. Elle respira et commença à fouiller.

  Elle connaissait la grande valeur du calice, sans doute était-il dans un coffre ou une armoire verrouillée. Toutes ne l’étaient pas. Ysombre fouina sous des tentures, ouvrit des portes, tira des tiroirs, mais ne trouva que des reliques poussiéreuses. Un petit sac de cuir attira son attention. Elle l’attrapa, le soupesa, puis l’ouvrit. Fausse alerte, il ne contenait que les ossements blancs d’une main. La voleuse soupira, le reposa, puis se dirigea vers le meuble du fond, un peu plus orné que les autres. Il fermait à clé, mais ne résista pas longtemps devant la dextérité de Pas-de-lune. Elle découvrit quelques reliquaires en or, pour la plupart fruits de ses précédents larcins.

  Elle força deux ou trois des boîtes en or, mais ne trouva que des dents, des cheveux ou des phalanges. Plus au fond, elle découvrit enfin des objets sacrés, un encensoir serti de pierres et un chandelier d’argent. Pas de calice. Ysombre commençait à s’énerver, ce qui pour un voleur équivaut à un risque supplémentaire. Dans sa précipitation, elle déséquilibra le chandelier, qui tomba sur le carrelage dans un grand fracas métallique. Pas-de-lune se maudit elle-même. Si la Cornemuse l’avait vue, elle aurait reçu dix coups de bâton pour son incompétence. Elle referma le coffre en vitesse et jaillit de la sacristie, sa lampe à la main. On ne devait pas la trouver là. Inutile de s’attarder, le calice n’y était pas. Le bruit avait sûrement réveillé quelqu’un. Elle referma soigneusement à clé la porte de la sacristie. Ce qu’elle vit en se retournant glaça son sang dans ses veines et bloqua sa respiration.

 Matthieu.

 Il se tenait debout au milieu de la chapelle, une expression de haine démente sur le visage.

  • J’avais raison, sorcière ! Tu es l’incarnation du Mal! Tu n’as même pas de respect pour le divin ! Tu venais voler des restes sacrés, n’est-ce pas ?! Tu as osé souiller de ta présence la maison de Dieu, et pour cela tu croupiras en enfer tous les siècles à venir !

 Il hurlait presque. Pas-de-lune grimaça. Elle devait le faire taire, ou tout le prieuré se réveillerait.

  • Et ces démons qui prennent l’apparence de moines pour mieux nous tromper seront tous châtiés! Ceux qui occupent leurs journées à des besognes inutiles qui les détournent de la voie de Dieu ! Eux aussi se tairont ! Et tu seras la première à en payer le prix !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Aramandra ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0