8. Fille de Satan

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 Elle eut juste le temps de poser sa lampe à huile sur l’autel avant que le moine fou ne se jette sur elle. Ils roulèrent à terre dans un bruit d’étoffes froissées. Les fortes mains du religieux cherchèrent le cou d’Ysombre. Elle donna un coup un peu au hasard dans le noir, qui dut faire mouche car son agresseur poussa un gémissement et la relâcha juste assez pour qu’elle puisse saisir son poignard à sa ceinture. Elle porta un coup au bras qui fit mugir Matthieu. Elle le repoussa alors d’un coup de pied pour se remettre debout. Elle voulut fuir, mais une poigne de fer se referma sur sa cheville. Elle tomba en se retenant d’extrême justesse de crier. Le moine avait saisi un candélabre et frappa. Pas-de-lune n’eut que le temps de rouler sur le sol pour éviter un coup mortel. Le métal atteignit sa main droite, lui arrachant cette fois un cri de douleur. Le religieux ne l’avait pas lâchée. Elle agita désespérément les jambes. D’un sursaut, elle parvint enfin à lui faire lâcher prise. Elle courut vers le fond du chœur, espérant se cacher dans la pénombre. La lumière de sa lampe vacillait sur l’autel, dessinant la silhouette du meurtrier qui se relevait avec un sourire démoniaque. Il ne devait pas la trouver. Elle ne le quittait pas des yeux et, ce faisant, heurta un encensoir qui roula au sol avec un tintement, répandant son contenu sur les dalles qui se mirent à embaumer.

  • Je sais où tu es !

 Le moine à la carrure d’athlète brandissait une statue de la Vierge en plâtre qu’il projeta dans la direction de la voleuse. Ysombre n’eut que le temps de se jeter derrière une statue pour éviter le lourd projectile qui explosa contre le mur. Un éclat écorcha sa joue. Elle quitta sa cachette et se coula dans le bas-côté, derrière les sièges réservés aux moines. Elle entendait sa respiration sifflante. Il arrivait. Elle se tendit, affermit sa prise sur le manche de son poignard. Dès que la silhouette passa devant elle, elle bondit sur son dos. Le moine furieux voulut l’écraser en s’adossant à un mur, mais elle s’était laissée tomber avant et se glissa entre ses jambes, le laissant s’assommer seul. Elle reçut alors un violent coup dans le dos, qui la projeta au sol devant elle. La douleur de son épaule se réveilla brusquement. Un autre coup atteignit sa tête, qui cogna contre les dalles. Enfin, elle détendit ses jambes, débarrassant l’assassin de son chandelier. Elle se releva et fit volte-face, bien décidée à lui faire amèrement regretter l’assassinat de Guillaume. Mais son poignard ne l’atteignit pas. Il avait frappé son côté avec son arme improvisée, qu’il avait récupérée. Ysombre, la respiration coupée, trébucha sur un banc. Cette chute lui sauva la vie en éloignant sa tête du coup terrible qu’assena le moine dément au dossier du banc. Rageur, il le repoussa contre la porte, bloquant une sortie. Elle tituba vers le côté opposé, tentant une fuite désespérée. Le moine fou la suivait. Sans son candélabre, il se jeta sur elle. Elle planta son poignard dans la première masse à disposition, la cuisse. Il se cabra et hurla. D’un coup de main d’une puissance effrayante, il fit voler l’arme qui se perdit entre deux colonnes. Elle frappa du poing de toutes ses forces au creux de son ventre et se dégagea. Elle saignait à la tête et à l’épaule. La main qu’il avait touchée tout à l’heure restait engourdie, mais il s’agissait de sa main droite et elle était gauchère. Son poignard...

  • Montre-toi, sorcière, fille de Satan !

 Sincèrement, elle se trouvait en mauvaise position. Heureusement, l’homme boitait bas et saignait lui aussi des blessures infligées par la voleuse. Elle ferma les yeux un moment, dans le noir, se remémorant les paroles de son maître.

La nuit est comme un trou au fond duquel on peut se cacher.

 L’ombre lui avait tant de fois servi de refuge. Elle tâta son pendentif à son cou. Elle savait qu’elle avait perdu son savoir-faire. Henri serait mort de honte. Elle se souvint de Renart qui attendait qu’elle tienne sa promesse, elle se souvint de ses leçons, de son enfance belliqueuse et clandestine. Elle n’avait pas le droit de mourir. Elle n’était plus Ysombre, pensionnaire au prieuré, elle était la voleuse Pas-de-lune !

 La jeune femme jaillit de sa cachette avec un feulement de chat sauvage. Cette fois, elle toucha sa cible. Son pied frappa l’entrejambe du moine qui se plia en deux avec un couinement. Pas-de-lune rassembla ses coudes et les abattit avec toute la force dont elle était capable sur le crâne offert. Matthieu rugit. Elle bondit alors sur l’autel comme un félin, esquivant le coup de poing qu’il lança à l’aveuglette. Elle sauta et fouilla le sol du regard. Pas de poignard. Rien. Le râle de son attaquant l’avertit juste avant qu’elle ne reçoive un violent coup de genou qui la projeta en avant. Elle voulut s’enfuir en traversant la nef quand son poursuivant souleva un banc et le laissa tomber sur son pied. Elle cria encore, se libéra en grimaçant. Puis elle reprit le chemin du chœur. Son arme était forcément là-bas et il fallait qu’elle la récupère. Elle dépassa l’autel, recommença à fureter. Un nouveau coup de candélabre la manqua de peu, fit voler des fragments de pierre et la força à se laisser tomber derrière le bloc. Le mouvement du moine renversa la lampe à huile qui grésilla en répandant son contenu enflammé sur la nappe de l’autel et le bois des bancs, qui commencèrent aussitôt à flamber. De la fumée s’élevait des rangées de sièges. La porte étant bloquée par un banc, ils allaient se retrouver coincés. Pas-de-lune rampa mais un coup de pied dans les côtes l’arrêta. Elle se recroquevilla comme un serpent avant de se détendre d’un coup sec qui envoya le moine vers les flammes. Il faillit perdre l’équilibre, échappa au feu qui montait de plus en plus haut. Pas-de-lune recula. Il la dévisageait, essoufflé, la haine dans son regard plus ardente que le brasier qui s’élevait derrière lui. Elle affermit son équilibre. Il allait sauter.

 Il sauta. Son poids dépassait tout ce à quoi Ysombre s’était attendue. Elle tomba avec lui, ils roulèrent à quelques pas du feu qui commençait à lécher les colonnes. La chaleur devenait infernale. Les yeux de Pas-de-lune pleuraient. Elle entendait les grognements de bête sauvage du moine qui pesait sur elle pour l’empêcher de se relever. Elle sentit les mains qui remontaient vers sa gorge, mordit la première qui atteignit son menton. Il jura, puis brandit le lourd candélabre métallique. La terreur grandit dans les yeux de la voleuse. Avant de penser à quoi que ce soit, elle détacha la lame de son collier et trancha la gorge du moine. Un long râle d’agonie monta de sa poitrine et son sang jaillit, aspergeant et aveuglant Ysombre sous lui. Ses yeux injectés de sang roulèrent, avant de s’immobiliser, vides pour toujours.

 Le feu craquait. Pas-de-lune mobilisa toutes ses forces pour repousser le corps. Elle contempla un moment le cadavre figé que les flammes commençaient à lécher. La peau noircissait déjà par endroits, se craquelait. Elle toussa. Il fallait fuir. Elle se jeta entre les flammes plus hautes qu’elle, oubliant son poignard. Seule comptait sa vie désormais. En passant devant la loge de frère Johann, elle fit appel à un reste de force pour frapper à sa porte et l’alerter. Le sacristain lui jeta un regard surpris, s’aperçut de la situation et ne perdit pas une seconde de plus à discuter. Il s’enfuit. Pas-de-lune aussi.

  • Au feu ! Au feu !

 Peu à peu, dans les étages, des chandelles s’allumèrent.

  • Au feu !

 Les moines connaissaient le risque des incendies et savaient réagir. Bientôt une foule de religieux convergea vers la fontaine et l’église, armée de seaux. Ysombre courut vers la sortie. Le feu avait grimpé l’escalier intérieur qui menait au clocher et commençait à attaquer le toit pointu. Soudain retentit un cri d'une voix qu'elle connaissait bien.

  • Mathis !

 Elle fit demi-tour, se débattit pour remonter le courant. La voix de son ami venait de la chapelle. Le passage était coupé par les flammes.

  • Mathis !

 Son ami frappait les flammèches qui s'élevaient de l’autel. Il n'avait pas vu le rideau de feu qui bouchait l'unique issue. Il se retourna en reconnaissant sa voix.

  • Ysombre ! Aide-moi !

 Ysombre plaqua le tissu de sa robe de bure sur sa bouche pour filtrer la fumée. Le scribe commençait déjà à suffoquer. La voleuse chercha du regard de quoi étouffer les flammes. En vain. Elle se retourna juste à temps pour voir son ami s'effondrer, étouffé par la fumée.

  • Mathis ! Non !

 Soulevant le bas de sa robe de bure, elle bondit par-dessus les flammes qui grandissaient sur le seuil de la porte. Elle attrapa le novice sous les aisselles et le souleva. Elle était robuste et Mathis assez mince du fait du régime monastique, mais elle savait qu'elle ne tiendrait pas longtemps. Ses blessures la cuisaient. Le mollet du novice avait été légèrement brûlé et il resterait inconscient tant qu'il ne pourrait pas respirer d'air libre. Le feu atteignait déjà la hauteur de ses hanches, elle ne pourrait plus sauter. Elle finit par retirer sa robe de bure et l'étaler sur les flammes. Elle put ainsi, en chemise, quitter ce lieu maudit. Sur l’esplanade, elle reconnut soudain le visage de Côme. Il croisa aussi son regard et s’immobilisa pour poser son seau, puis vint l’aider. A deux, ils portèrent Mathis hors du bâtiment. La voleuse évita la cour et le cloître où s'agitait les moines et le déposa dans le cimetière, contre le mur d’enceinte. Côme courut au puits chercher un peu d’eau. Des morceaux de bois carbonisés tombaient autour d'eux.

  • Mathis ! Respire, bon sang, respire !

Elle pressa la cage respiratoire du jeune scribe. Il toussa et ouvrit les yeux. Les larmes d’Ysombre se mêlaient au rire.

  • Mathis. Ça va ?
  • Je vous ai entendus... Dans l’église. Pas eu le temps d’intervenir.
  • Tout va bien.

 Le ronflement de l'incendie couvrait ses paroles. C’est alors qu’Ysombre s’aperçut que le jeune novice blond portait dans le dos son propre sac.

  • Je l’ai pris pour toi, étant donné la situation. Je t’ai suivi. Navré...
  • Pas de souci.

 Elle adapta le sac à son épaule saine. Mathis toussa. Côme revint, mouilla le front du jeune homme.

  • Il n’est pas blessé ?
  • Brûlé à la jambe gauche, répondit la voleuse.
  • Je t'assure que ce n'est pas grand-chose, protesta son ami. Et toi ?
  • Je n'ai rien.

 Il savait qu’elle mentait. Il voyait le sang coagulé qui couvrait sa chemise blanche, qui collait ses cheveux, sa main raide. Il entendait sa respiration sifflante.

  • Ton épaule... Tu pourras repartir ?
  • Je n'irai pas loin, je sais où me cacher.

 Elle jeta un regard à Côme.

  • Matthieu est mort.

 L’infirmier hocha la tête sans poser de questions. Il avait compris.

  • Tu n’as pas trouvé le calice, n’est-ce pas ?

 Surprise, Ysombre hocha la tête.

  • Comment sais-tu...
  • Nous ne l’avons plus. Rémi l’a revendu à un seigneur. De Savigny, je crois.
  • Non, Sardiny, corrigea Mathis.

 Elle baissa la tête. Son marché s’éloignait.

  • Je pars.
  • Tu es sûre ? Je vois bien que tu es blessée, Ysombre, dit doucement Mathis.

 Elle tourna ses yeux noirs vers lui, tentant de fixer dans sa mémoire cette ultime image de son ami.

  • Ne t'en fais pas pour moi.
  • Bonne chance.
  • Adieu, Mathis.
  • Au revoir, Ysombre. Sait-on jamais ?
  • Bon rétablissement, ajouta Côme.
  • Toi aussi.
  • Je prierai pour toi.

 Pas-de-lune s'enfuit par l’esplanade et emprunta le souterrain qui servait d’entrée. Les voix des autres moines décrurent. La lueur de l'incendie projetait dans la cour des ombres mouvantes et masquait les dernières étoiles. Le ciel commençait à rosir. On apercevait les silhouettes des moines qui s'agitaient pour éteindre le feu, comme des ombres chinoises sur un fond rouge sang. Elle recevait encore la chaleur en pleine figure. Le chemin derrière elle, sur lequel elle allait s'engager dans quelques secondes, baignait encore dans le noir et le froid. Ses yeux de voleuse s'adaptèrent rapidement à l'obscurité et elle vit à temps les trois paysans qui montaient vers elle prêter main-forte aux frères de Montverdun. Elle se jeta derrière un noisetier. Ils ne la virent pas. Elle frissonnait dans sa chemise de nuit. Dès qu'ils furent passés, elle reprit le chemin de l'écurie. Les fenêtres du bâtiment ne projetaient aucune lumière, donc la voie était libre. Elle s'approcha prudemment et se colla au mur. Rien. Pas-de-lune alluma une chandelle. Les chevaux, qui ne sentaient pas encore l'odeur du feu, la regardaient d'un œil surpris.

  • Mystère ! Mystère, où es-tu, mon beau ?

 Le cheval noir s'agita en reconnaissant la voix de sa maîtresse. Elle courut maladroitement vers lui.

  • Tu vas bien ? On s'en va, Mystère, on rentre à la maison.

 Elle prit aux moines une selle et une bride, dont elle l'équipa en vitesse tout en surveillant les environs. Elle trancha la corde qui le retenait au mur de la stalle d'un mouvement de son pendentif. Quand elle sortit, la fumée du brasier tachait de noir le pourpre de l'aube. Puis elle enfourcha Mystère et partit sans se retourner.

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