L'ombre

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Le porte s'ouvre brusquement. Rompt la quiétude de la maison. Une silhouette franchie le seuil. Humanoïde déformé par l'effort et par son chargement. Viviane pousse un long soupir. Laisse tomber les sacs de courses. Sauf celui avec les oeufs. Celui-là, qu'elle a soigneusement identifié, elle le pose délicatement. Tout est organisation. Chaque sac a été rangé avec soin, calcul. Pas de place pour le hasard. Chaque article placé selon une stratégie que toute mère de famille apprend à maitriser.

Viviane contemple les sacs devant elle. Une marée infranchissable. Elle, sur son ilot de quelques centimètres entre la porte restée ouverte et l'amas. Elle reprend lentement son souffle. Elle adore cette maison. Mais, les escaliers, qu'elle trouve si beaux, les escaliers la tuent. A chaque fois, elle se demande ce qui a bien pu lui prendre. Elle laisse la voiture en bas, dans la petite zone gravillonée juste au bord de la route. Coupe le moteur. Et l'ascension débute. A chaque marche, le poid des sacs semble augmenter. Enfin, l'entrée de la maison. Une petite pression du coude sur la poignée. Encore une autre de l'épaule. Là voilà à l'intérieur. Elle ne vérouille jamais la porte quand elle fait les courses. C'est inutile. Elle n'est pas loin. Elle est vite rentrée. Le village est calme. Qui viendrait jusque là ? La réponse est simple : personne. Et puis, il y a encore les enfants. Déposés chez les voisins, un peu en contrebas de la rue. Tout près. Vérouiller est inutile et contreproductif. Ça l'obligerait à poser tout ses sacs devant la porte, puis à les reprendre. Une perte de temps. Et, du temps, elle n'en a pas à revendre. Elle doit se montrer efficace.

Enfin, son coeur reprend un rythme normal. Elle écarte une boucle rousse venue lui chatouiller le visage. Referme la porte. Se trouve dans la pénombre. Elle a fermé les volets avant de partir pour garder la fraicheur. Un mausaulé. Cette pensée surgit de nulle part. La frappe. Quelle idée idiote ! Elle ramasse le sac des surgelés et celui contenant les oeufs. Enjambe les autres. Une douleur, sourde, remonte de son genou jusqu'à son bassin. Encore une crise d'arthrose qui se prépare. Elle n'a que 23 ans, et pourtant, certains jours, elle a l'impression d'en avoir 50. Peut-être même plus. Du repos. C'est ça qui lui faudrait. Juste un peu de repos. Se laisser vivre un peu. Ne plus courir partout. Quel doux rêve. Elle secoue la tête. Encore une idée stupide.

Elle avance d'un pas déterminé. La pénombre ne la ralentit pas. Elle connait cette maison par coeur. Les quelques pas dans le couloir qui longe l'escalier en face de la porte. Sur la droite, la porte de la cuisine, toujours ouverte. Là aussi, les volets sont fermés. Seuls quelques maigres rayons de soleil réussisent à se faufiler dans la pièce. Un peu vieillote cette cuisine. Elle voudrait la remplacer par quelque chose de neuf, de moderne. Avec des surfaces lisses et claires. Un beau plan de travail qui reflète la lumière, comme elle en voit dans les magazines de décoration. Pas qu'elle lise beaucoup de magazines, pas le temps pour ça. Mais, elle les feuillette, chez le médecin. Elle en passe un temps chez le médecin. Quand ce n'est pas Antoine qui est malade. Oui tiens, pourquoi il est aussi souvent malade ce gamin ? On dirait qu'il vit un rhume permanent. Toujours de la fièvre ou autre chose. Et quand ce n'est pas lui, c'est Juliette. Elle, on sait très bien ce qu'elle a. Jamais assise plus de 30 secondes. On dirait sa mère, disent leurs amis. Toujours à courir, à sauter, à escalader. Et évidemment à tomber, à se blesser. Un jour, les services sociaux viendront la prendre, se dit Viviane. Ils vont croire qu'on la tabasse cette gamine à avoir des bleus et des bosses partout comme ça.

Sur le seuil de la cuisine, elle prend quelques secondes pour vérifier l'agencement de la pièce. Pas le moment de se cogner dans une chaise laissée au milieu du chemin par les enfants. Mais, tout semble à sa place. La petite table en formica. Que c'est laid le formica. Et ça ne se fait plus du tout. Il faudrait vraiment la changer. Ça, c'est la priorité. La petite table donc, et au centre de la pièce. Avec les quatre chaises agglutinées autour. Non seulement elle est moche mais trop petite. Viviane s'étonne toujours d'avoir encore cette horeur dans sa cuisine. Juste en face de la porte, se trouve le frigidaire, plus visible. Seul meuble blanc, en parti recouvert de dessins maintenus par les magnets des paquets de céréales et de cordons bleus. Collée au frigo, elle devine l'ombre de la vieille gazinière achetée en soldes. Et à coté, quatre meubles bas sur lesquels trone un plan de travail.

L'ensemble est beaucoup trop sombre. Le bois est vieux, n'a plus une once de vernis. Sans compter les nombreux accrocs provoqués par les babytrotters et les griffes du chien. Comme le carrelage du sol, d'ailleurs. Elle a beau le laver, frotter, récurer. Il semble toujours aussi sale. Le seul meuble qu'elle aime bien est celui de l'évier. Juste sous la fenêtre. Il est neuf, propre, moderne. Ils avaient dû le changer en arrivant dans la maison.  L'ancien fuyait de tous les cotés. Un comble pour un meuble d'évier !

Elle pose ses sacs sur le plan de travail le plus proche du frigo. Entreprend de les vider. Elle tatonne un peu pour trouver la poignée de la porte du réfrégirateur. Pfff, quelle idiote elle fait parfois. Elle repose les courses sur le plan de travail et se dirige vers la fenêtre. Voilà ! En entrouvrant les volets, on y voit quand même mieux ! Elle range les deux premiers sacs. Réfléchit à l'ordre dans lequel elle va préparer les plats. Si Pierre ne rentre pas trop tard ce soir, ils pourront peut être faire cuire les côtes de porc sur le barbecue. Sinon, tant pis, elle les fera à la poêle. Elle en a marre d'adapter ses plans. Et avec ? Le mieux serait les brocolis surgelés. Mais, là, c'est la crise assurée. Antoine boudera sa viande. Juliette pleurnichera sur ses légumes. Une merveilleuse soirée en perspective.

Soudain, ça la frappe de plein fouet : elle est épuisée. Son corps la fit soufrir. Et son esprit. Son esprit qui était avant si vif. Oh ! Comme Viviane réfléchit bien ! C'est ce qu'on disait toujours à sa mère. Cet esprit est encombré, lobotomisé par les tâches ménagères. Elle ferme un instant les yeux. Un court instant. Mais, cela suffit. L'ombre est vive, rapide. Elle est déjà dans la pièce. Si près. Viviane ouvre les yeux. Hurle.

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