Chapitre 32

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Comme l’avait prédit M. Bates, les examens de fin d’année ne furent pour Lisa qu’une simple formalité. Lorsqu’ils se terminèrent le vendredi 1er juin à midi, Lisa sortit de son épreuve de physique avec le sourire jusqu’aux oreilles, heureuse d’être enfin débarrassée de ces tests qui ne s’étaient finalement pas montrés bien compliqués. Elle alla fêter ça au Mollie’s Diner en compagnie d’Astrid, Kevin et Joey, et les quatre amis trinquèrent à la fin des examens avec d’énormes milkshakes. Celui d’Astrid était à la fraise, recouvert d’une généreuse couche de crème chantilly en haut de laquelle était posée une cerise confite ; celui de Kevin était à la vanille et celui de Joey au chocolat. Lisa, quant à elle, avait opté pour un milkshake banane-beurre de cacahuètes, en souvenir d’Ashley qui avait toujours raffolé de ce parfum. 

- Tu n’as pas peur que ce soit mauvais pour ton régime ? demanda Joey en regardant Astrid boire son milkshake à la paille.

- Bah, une fois de temps en temps, ça ne peut pas faire de mal ! objecta la blonde.

- Fais attention, quand même… Tu risquerais de ne plus pouvoir entrer dans ta robe de bal pour le gala de demain soir…

- Tu crois ? fit Astrid en reposant son milkshake sur la table et en commençant à culpabiliser.

- Ce serait dommage d’avoir passé tout ce temps à fabriquer toi-même ta robe si, au final, tu ne peux même plus la porter !

- Tu as raison… Je ne devrais peut-être pas…

- Du coup, je peux avoir ton milkshake, si tu n’en veux plus ?

- Finis d’abord le tien ! répliqua alors Astrid en fusillant son ami du regard. 

- Bien essayé, Joey ! commenta Lisa d’une voix amusée.

- Ne t’en fais pas, dit Kevin en entourant Astrid par la taille pour essayer de la rassurer. Ce n’est pas un malheureux milkshake qui te fera grossir en une journée et qui t’empêchera d’enfiler ta robe demain soir.

- Par contre, le burger que tu as commandé pour tout à l’heure…, reprit Joey, mais Kevin lui jeta aussitôt un regard courroucé qui l’empêcha de terminer sa phrase.

- Heureusement que je n’ai pas ce genre de problèmes, déclara Lisa avec un petit sourire satisfait. Même si je voulais m’empiffrer, je n’arriverais pas à prendre un gramme.

- Oui et puis, de toute façon, tu ne vas même pas au bal de promo, rétorqua Astrid, qui n’en revenait toujours pas que son amie rate un tel événement.

- Tu vas faire quoi de ta soirée ? s’enquit Kevin. Maintenant que les exams sont finis, tu ne vas même pas pouvoir la passer à réviser !

- Non, j’ai prévu d’aller avec Mike et ses amis faire un feu de camp sur la plage, annonça gaiement Lisa.

- Quoi ? se récria Joey. Tu penses que ta mère sera d’accord, ou bien tu comptes lui faire croire que tu vas au bal avec Abigail comme la dernière fois ?

- Maintenant que je suis majeure, je n’ai plus besoin de la permission de ma mère pour traîner avec Mike, signala Lisa. Et puis, ce n’est pas comme si c’était un voyou…

- Je te rappelle quand même que c’est lui qui a mis le feu au terrain de baseball…, fit remarquer Astrid.

- Dans ce cas, j’imagine que son feu de camp n’en sera que plus beau ! s’exclama Lisa d’un air radieux.


La vue des flammes avait toujours fasciné Lisa. Elle aurait pu rester des heures à les regarder danser dans la nuit et à les écouter crépiter au milieu du bruit des vagues. Assise sur le sable fin et sous le ciel étoilé, elle savourait cet instant magique en compagnie de Mike et de sa bande d’amis, venus en nombre fêter la fin des examens. Ils étaient une dizaine rassemblés autour du feu à faire griller des saucisses et à se raconter comment s’étaient passées leurs épreuves. Mike avait réussi à convaincre Lisa d’apporter sa guitare, mais la jeune fille n’avait pas encore osé y toucher, préférant de loin écouter les conversations joviales de ses camarades et siroter tranquillement sa bière.

- Tu veux un hot dog ? lui proposa Mike en fourrant une saucisse fumée dans un petit pain allongé.

- Volontiers ! répondit Lisa, alléchée par la bonne odeur des grillades.

La jeune fille reposa sa bouteille de Corona sur le sable et s’empara du sandwich que lui tendit son ami.

- Abigail n’est pas là ? demanda-t-elle en attendant que son hot dog encore fumant refroidisse un peu.

- Non, elle est allée au bal de fin d’année avec Zach… Tant pis pour elle, elle ne sait pas ce qu’elle loupe !

- C’est vrai qu’on est bien mieux ici. Quelle idée d’aller se faire chier au bal de promo ! s’exclama Jeff, avant de boire une gorgée de Jack Daniel’s au goulot de sa bouteille.

- Je suis sûr qu’ils regrettent déjà d’y être allés, lança Tony. Surtout Zach, qui n’avait pas l’air très emballé par son costume de Lapin blanc…

- Zach s’est déguisé en Lapin blanc ? se récria Jeff, qui faillit avaler son whisky de travers. 

- Oui, confirma Mike, Abi voulait porter sa robe de Reine Blanche et elle tenait à ce qu’ils soient tous les deux habillés de la même couleur…

- Dommage qu’on ne puisse pas voir ça ! se lamenta Jeff. J’espère au moins qu’ils seront pris en photo pour le supplément du yearbook...

- Vous croyez qu’on pourra leur demander de nous dédicacer leur portrait ? questionna gaiement Tony, provoquant une explosion de rire générale.

La soirée continua ainsi dans la joie et la bonne humeur. Seule Lisa semblait un peu moins euphorique que les autres, sans doute parce qu’elle avait bu un peu moins d’alcool, mais sans doute aussi parce qu’elle ne pouvait s’empêcher de repenser à M. Bates...

Cela faisait maintenant une semaine qu’elle lui avait fait sa déclaration d’amour et qu’elle était restée sans nouvelles de sa part. Une semaine qu’elle attendait nerveusement sa réponse, espérant à tout moment recevoir un appel sur son téléphone ou un message dans sa boîte mail. Mais rien. Silence radio. Pas le moindre signe de vie. M. Bates semblait avoir disparu de la surface de la Terre.

Elle ne l’avait même pas croisé une seule fois au lycée depuis qu’elle lui avait avoué ses sentiments. Il fallait dire aussi que sa semaine avait été relativement chargée et ne lui avait guère laissé le temps de traîner dans les couloirs, ni même de se rendre à la bibliothèque ou au café Gourmet’s : en examen tous les matins, elle avait préféré rentrer chez elle à la fin de chaque épreuve pour passer ses après-midis dans sa chambre à réviser la matière sur laquelle portait le test du lendemain. 

Cela n’expliquait pourtant pas pourquoi M. Bates n’avait toujours pas daigné lui répondre. Certes, elle lui avait plus ou moins accordé le temps qu’il voulait pour réfléchir à sa proposition, mais elle ne s’était tout de même pas attendue à ce que cela lui prenne plus d’une semaine… Pourquoi la faisait-il poireauter aussi longtemps ? Prenait-il un malin plaisir à jouer avec ses nerfs ?

- Et si tu nous jouais un petit air de guitare ? proposa Mike, alors que Lisa se demandait si elle n’allait pas finir par devoir écrire un mail de relance à M. Bates.

- Ah, euh… Oui, si vous voulez…, répondit la jeune fille en sortant subitement de ses pensées.

Cette fois, son instrument était parfaitement accordé. Devant un public particulièrement enthousiaste, Lisa joua Rape Me sans la moindre fausse note, ce qu’elle aurait rêvé de faire devant M. Bates, le jour de sa déclaration. Encouragée par les applaudissements de ses camarades à la fin du morceau, elle enchaîna avec Roulette de System Of A Down, qu’elle interpréta également à la perfection. Pourquoi n’avait-elle pas réussi à se montrer aussi virtuose lors de son concert dans le jardin de son prof de maths ? Cette musique à la fois douce et triste reflétait à merveille sa mélancolie… Elle aurait tant aimé pouvoir l’exprimer à l’homme qu’elle aimait, plutôt qu’à une bande de jeunes occupés à faire griller des chamallows autour d’un feu de camp... Mais M. Bates aurait-il vraiment compris ce qu’elle avait sur le cœur ? Avait-il d’ailleurs bien pris conscience de la force des sentiments qu’elle avait pour lui ? Si oui, pourquoi tardait-il tant à lui répondre ?

Telle une lueur d’espoir au milieu des ténèbres, les flammes du brasier attirèrent le regard embué de Lisa… Elle s’efforça de retenir ses larmes et de continuer à jouer, mais une ultime question assaillait son esprit tourmenté : fallait-il vraiment continuer d’espérer ?


Le lundi 4 juin marqua le début de la dernière semaine de cours à Lincoln High. Un vent de nostalgie souffla bientôt parmi les élèves de terminale, qui vivaient avec une certaine émotion leurs derniers moments au lycée : dernières leçons avec leurs profs, derniers devoirs à faire à la maison, dernières réunions avec leurs associations…

- Quand je pense que c’est la dernière fois que j’anime l’atelier tricot..., soupira Astrid à l’heure du déjeuner. Cette année, je n’aurai vraiment pas vu passer le temps…

- Et dire que c’est l’un de nos derniers pique-niques dans la cour..., ajouta Kevin avec la même pointe de mélancolie dans la voix. Profitons-en le plus possible !

- Ne t’inquiète pas pour moi, s’exclama Joey, je compte bien savourer jusqu’au bout ma dernière part de pizza au pepperoni de la cantine !

- C’est vrai que leurs pizzas n’étaient pas si mauvaises…, admit Kevin.

- J’espère qu’ils en feront d’aussi bonnes à l’université de San Francisco.

Lisa, pour sa part, dégustait silencieusement son muffin aux myrtilles avec l’intime conviction qu’il ne serait pas le dernier à se faire dévorer cette semaine. Elle observait la cour du lycée d’un regard triste, cherchant désespérément M. Bates... Même en arrivant plus tôt dans la matinée pour aller faire un tour sur le parking des enseignants, elle n’avait pu voir sa Mini Cooper noire au toit blanc. A croire que tous ses cours étaient terminés et qu’il était déjà parti en vacances… Mais était-ce bien possible ? Lisa était pourtant sûre qu’il avait d’autres classes que celles de niveau avancé… Sans doute son emploi du temps s’était-il allégé depuis qu’il ne donnait plus de leçons à celles-ci, mais cela suffisait-il à expliquer pourquoi Lisa ne le trouvait nulle part ?

Avec un peu de chance, cet après-midi, Lisa finirait peut-être par le croiser à la bibliothèque ou au café Gourmet’s… Même si, pour cela, elle allait certainement devoir continuer à s’armer de patience.


Le hasard voulut que les chemins de Lisa et de M. Bates se croisent dès la sonnerie de reprise des cours de l’après-midi. Alors que la jeune fille se dirigeait d’un pas traînant vers la salle d’anglais, où elle savait qu’elle passerait les trois prochains quarts d’heure à lutter contre le sommeil devant le film Le Dernier des Mohicans, elle aperçut son prof de maths tout au bout du couloir, marchant vers elle parmi le grouillement des élèves. Hélas, ceux-ci étaient tellement nombreux que Lisa se demanda si M. Bates allait la remarquer… Ses pires craintes se réalisèrent quand elle vit l’enseignant passer à côté d’elle sans même lui accorder un regard. Elle faillit s’arrêter au milieu de la foule pour l’interpeller, mais le flot des élèves l’entraîna malgré elle en avant, et elle ne put que se retourner pour le voir bientôt disparaître à l’angle du corridor. Certes, elle savait désormais qu’il se trouvait toujours au lycée… Mais cela était finalement loin de la rassurer. Au contraire. Sa présence à Lincoln High justifiait encore moins l’absence de nouvelles qu’il lui faisait subir… Pourquoi n’était-il toujours pas venu lui parler ? Cherchait-il à l’éviter ? Et s’il venait justement de faire semblant de l’ignorer ?

Lisa passa la totalité de sa séance d’anglais à ruminer ces questions désolantes. Lorsque la cloche retentit pour signaler la fin du cours, elle en avait la certitude : M. Bates avait bel et bien fait exprès de passer à côté d’elle sans la voir. S’il n’avait toujours pas répondu à la proposition qu’elle lui avait faite lors de sa déclaration d’amour, c’était tout simplement parce qu’il n’en avait pas envie. Et dire qu’elle avait cru que le pire qui puisse lui arriver était de se confronter à un refus de sa part… En réalité, le pire, c’était de ne pas avoir de réponse du tout. Tant qu’il ne lui répondait pas clairement oui ou non, elle continuait d’espérer, et donc de souffrir… Combien de temps encore pourrait-elle supporter une telle torture ?

Abandonnant l’idée d’aller s’installer à la bibliothèque ou au café Gourmet’s, Lisa fila directement à l’arrêt de bus de Lincoln High et sauta dans le premier car pour Clayton. Pas la peine de s’attarder au lycée si M. Bates ne daignait même plus lui adresser la parole. Elle arriva chez elle à deux heures et demi et passa le restant de son après-midi à se morfondre dans sa chambre. Dès qu’elle entendait une voiture dans la rue, elle se précipitait à sa fenêtre pour voir s’il ne s’agissait pas de la Mini Cooper de M. Bates, qui aurait finalement décidé de venir en personne lui apporter sa réponse ou lui présenter ses excuses. Hélas, elle se berçait à chaque fois d’illusions, et finissait toujours par retourner s’effondrer sur son lit en luttant contre la terrible envie de pleurer. A sept heures du soir, le bruit d’un moteur pétaradant devant sa maison ne laissa aucun doute possible sur le véhicule à l’origine de ce vacarme : Lisa reconnut tout de suite la vieille Ford Fiesta de sa mère qui rentrait du travail. Heureusement pour la jeune fille qu’elle avait réussi à contenir ses larmes, car sinon elle n’aurait pas fini d’être questionnée...

Cela n’empêcha pourtant pas Amanda de s’inquiéter au cours du dîner en voyant sa fille laisser dans son assiette plus de la moitié de ses enchiladas au poulet.

- Tu n’as plus faim ? demanda-t-elle en haussant les sourcils d’étonnement.

- Non, je crois que je vais faire l’impasse sur le dessert…, répondit Lisa, qui gardait la tête baissée sur son plat auquel elle avait à peine touché.

- Tu es sûre ? Il me reste encore du cheesecake dans le frigo, tu sais…

- Non merci, je préfère remonter dans ma chambre pour continuer mes devoirs, si ça ne te dérange pas…

- Ne me dis pas que tu as encore des devoirs à faire ! s’exclama Amanda. Il reste moins d’une semaine de cours ! C’est ton prof de maths qui s’obstine à vous donner des exercices jusqu’au bout ?

- Si seulement…, marmonna Lisa, avant de répondre d’une voix plus audible : Tu sais très bien que je n’ai plus cours avec lui depuis dix jours…

- Ah oui, c’est vrai... C’est pour ça que tu fais une tête d’enterrement ? Tu devrais plutôt te réjouir : c’est bientôt les vacances !

« Je vois mal comment ça pourrait me remonter le moral… » songea Lisa, qui se contenta de pousser un soupir de dédain.

- Tu n’as pas été dire au revoir à ton prof ? s’enquit Amanda avec un petit sourire narquois.

- Si, bien sûr…

- Et alors ? Qu’est-ce qu’il t’a répondu ?

- Il ne m’a rien répondu du tout, c’est bien ça le problème ! s’écria alors la jeune fille en perdant son sang-froid.

Amanda fronça les sourcils d’incompréhension, mais Lisa ne prit même pas la peine de lui fournir d’explication et se leva de table pour retourner dans sa chambre. Elle s’y enferma en claquant la porte derrière elle et se jeta sur son lit avant de verser les torrents de larmes qu’elle avait retenus jusqu’à présent.

Elle commençait à comprendre ce qu’avait pu ressentir Ashley quelques jours avant de se donner la mort. Cette impression de voir le sol s’effondrer sous ses pieds... Ce sentiment d’impuissance… Cette envie que tout s’arrête… Ses espoirs, ses peines, ses rêves et ses douleurs… Si seulement il lui suffisait d’appuyer sur un bouton off pour y mettre un terme !

Ashley avait choisi de se couper les veines pour en finir avec la vie. Lisa n’avait pas de lames de rasoir, mais elle se doutait qu’un couteau bien affûté pouvait lui aussi faire l’affaire. Quitte à choisir, elle préférait encore la solution envisagée par Josh Randall, qui avait tenté de se suicider en se tirant une balle dans la tête. Cela, au moins, lui épargnerait une lente agonie… à condition bien sûr de ne pas se rater. 

« Dommage que je n’aie pas de pistolet » songea Lisa entre deux sanglots. « Si j’en avais un, il y a longtemps que je m’en serais déjà servie. »

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