Chapitre 33

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A quoi bon retourner au lycée si M. Bates faisait désormais exprès de l’éviter ? Ce fut la première question que Lisa se posa lorsqu’elle ouvrit les yeux le mardi matin à la sonnerie de son réveil. Elle eut d’ailleurs du mal à décoller ses paupières, tant elle avait pleuré la veille. Ses larmes avaient fini par la faire tomber de fatigue, et elle s’était endormie encore tout habillée sur son lit. Résultat : ses paupières étaient aujourd’hui si gonflées que même le maquillage ne suffisait pas à camoufler leur protubérance. Seule une paire de lunettes de soleil à reflets turquoise parvint à cacher cette preuve accablante de son chagrin.

- Ah, toi aussi tu t’es décidée à porter des lunettes de soleil ? s’exclama Astrid, que Lisa retrouva à neuf heures dans la cour du lycée. 

- Oui, la lumière du jour commençait à me faire mal aux yeux..., répondit machinalement la jeune fille.

- Elles te vont super bien, en tout cas !

Lisa remercia la blonde avec un sourire forcé qui lui donna l’étrange impression de jouer la comédie. Comment pouvait-elle faire comme si de rien n’était, alors qu’hier encore elle implorait le ciel d’abréger ses souffrances ? Elle était surprise de constater à quel point il était facile de faire croire aux autres que tout allait bien, alors qu’au contraire tout allait mal. C’était sans doute ce qui expliquait pourquoi personne – pas même elle – ne s’était rendu compte de la détresse d’Ashley Westbrook : elle aussi avait réussi à tromper tout le monde haut la main.

Astrid, bien sûr, n’y voyait que du feu. Elle était loin d’imaginer la soirée que son amie avait passée à se lamenter sur son sort et à pleurer toutes les larmes de son corps. Elle ne se doutait pas de la chance qu’elle avait eue de la voir rappliquer au lycée ce matin… Pour Lisa, c’était un véritable miracle. Elle avait du mal réaliser comment elle avait fait pour trouver la force de venir au lycée, elle qui, quelques heures plus tôt, réfléchissait encore à la meilleure façon de mettre fin à ses jours. Tout cela lui semblait tellement incroyable qu’elle avait l’impression de vivre un rêve… Elle observait le monde autour d’elle d’un air hagard, en pensant avec stupeur : « Et dire qu’à l’origine je n’avais pas prévu d’être ici... »

Dès lors, il ne se passa pas un jour sans que Lisa ne songe à se donner la mort. Même quand arriva la date tant attendue du jeudi 7 juin, qui marquait la fin des cours pour tous les élèves du lycée Lincoln, Lisa ne put chasser de son esprit les sombres pensées qui l’avaient envahi. Tout lui paraissait futile et vide de sens. Elle n’arrivait pas à comprendre l’euphorie de ses camarades de terminale, qui poussaient des cris de joie en sortant de classe et se précipitaient dans la cour pour aller en ville fêter le début des grandes vacances. Pourquoi se réjouissaient-ils autant ? N’allaient-ils pas eux aussi devoir dire adieu à des amis ou à des proches avant de partir continuer leurs études à l’université ? Ils ne semblaient pas réaliser qu’en quittant le lycée, ils allaient aussi devoir se séparer des personnes qui leur étaient chères… 

Lisa, elle, avait déjà l’impression d’avoir perdu M. Bates. Elle l’avait laissé lui filer entre les doigts et s’en voulait amèrement de ne pas avoir su le retenir. Elle qui avait simplement souhaité maintenir le contact avec lui... Voilà qu’elle se retrouvait maintenant sans aucune nouvelle de sa part. Qu’avait-elle fait pour mériter cela ? Rien de mal... Elle lui avait juste avoué son amour.

En perdant M. Bates, Lisa avait le sentiment d’avoir tout perdu. Elle n’avait plus goût à rien. A quoi bon continuer ? A quoi bon poursuivre son chemin, quand elle savait qu’il la mènerait tout droit vers l’abîme ? Une vie sans M. Bates n’était pas une vie. C’était le néant.

Hantée par ces idées noires, la jeune fille ouvrit son casier pour ce qui serait probablement la dernière fois de sa vie. Elle y récupéra sa lunch box et les quelques livres qui traînaient au fond, rangea le tout dans son sac, puis arracha le sticker du MIT qu’elle avait collé sur la petite porte métallique. D’un regard vague, elle contempla le trou béant qui s’ouvrait désormais devant elle. Et dire qu’elle avait utilisé ce casier pendant près de quatre ans, et qu’il ne lui avait suffi que de quatre secondes pour le vider ! Elle ne laissait à l’intérieur aucune preuve qu’elle l’avait occupé. Aucune trace de son passage au lycée. C’était comme si elle n’avait jamais mis les pieds à Lincoln High. Comme si elle n’avait jamais existé… Qui donc se souviendrait d’elle après son départ ?

- Hey, Lisa ! Ça te dit une partie de bowling avec Kevin et Astrid pour fêter la fin des cours ?

Lisa se retourna en sursaut et se retrouva face à Joey qui venait de la rejoindre. Un sourire radieux éclairait son visage lunaire. Lui aussi paraissait enchanté de se retrouver en vacances.

- Oh, euh… A vrai dire, j’avais prévu de rentrer chez moi pour me reposer un peu…, répondit Lisa d’un air embarrassé. 

- Te reposer ? répéta Joey sans y croire. Cette semaine n’a pourtant pas été très éprouvante… Avec tous les films que les profs nous ont fait regarder en cours, personnellement, je me suis plutôt bien détendu.

- Je préférerais quand même rester au calme pour être en forme demain matin…

- Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a, demain matin ? s’étonna le garçon.

- La répétition générale de la cérémonie de remise des diplômes… Ne me dis pas que tu l’avais oubliée !

- Ah, mais oui, c’est vrai ! s’exclama Joey en se frappant le front de la paume de sa main. Avec la fin des cours, j’avais complètement zappé qu’il fallait retourner au lycée demain matin ! C’est à quelle heure, déjà ?

- A sept heures et demi, au gymnase. Pense à apporter tes habits de cérémonie…

- Pfff… J’ai l’air d’un imbécile, dans ma toge..., soupira Joey. J’espère au moins que ça ne va pas durer trop longtemps…

- La répétition est censée se terminer à onze heures… C’est pour ça que je voudrais garder des forces pour demain. Je sens que la matinée va être particulièrement longue…

- Je vois…, fit Joey, non sans une pointe de déception. Dans ce cas, repose-toi bien. Si jamais tu changes d’avis, tu sais où nous trouver.

En vérité, Lisa n’avait aucunement l’intention de rentrer chez elle tout de suite. Elle préférait d’abord passer par le café Gourmet’s pour avoir une dernière chance d’y croiser M. Bates. Même si elle savait qu’il faisait tout pour l’éviter, elle ne pouvait se résoudre à le laisser lui échapper si facilement. Elle l’avait déjà attendu la veille à la bibliothèque pendant plus de deux heures… en vain. Il ne lui restait plus qu’à retenter sa chance au Gourmet’s. Quitte à y passer l’après-midi entière.


Au bout de son quatrième verre de thé glacé au jasmin et de son troisième pancake au sirop d’érable, Lisa regarda l’horloge au-dessus du comptoir et comprit qu’elle n’aurait pas plus de succès qu’à la bibliothèque. Il était déjà cinq heures et demi passées, et M. Bates n’avait toujours pas pointé le bout de son nez. Sa table habituelle, au fond de la salle, avait été occupée par une succession de clients que Lisa n’avait pu s’empêcher d’épier d’un œil agacé, priant pour qu’ils libèrent rapidement la place où elle souhaitait voir s’installer son prof de maths. C’était maintenant Kelly Melson qui s’y trouvait, en compagnie d’une fille aux longs cheveux crépus qui était sans doute sa petite amie. La majorité de la clientèle était en fait composée de bandes de lycéens venus se retrouver une dernière fois dans cet endroit cosy, où ils avaient passé tant de bons moments ensemble.

Seule à sa table, Lisa les observait d’un air envieux. Elle était d’autant plus jalouse de leur bonheur qu’elle avait l’impression de passer pour une idiote, assise toute seule ici, à attendre quelqu’un qui n’arriverait probablement jamais. Tout le monde devait penser qu’elle s’était fait poser un lapin… Soit. Après tout, que lui importait le regard des autres, maintenant qu’elle était sûre d’avoir touché le fond ?

Le smartphone que Lisa avait posé à côté de son assiette se mit à vibrer et elle se jeta aussitôt dessus pour regarder son écran. Dès qu’elle s’était installée à cette table, elle s’était empressée de se connecter au réseau WiFi du café Gourmet’s pour surveiller sa boîte mails et savoir en temps réel si M. Bates lui avait envoyé un message. Hélas, celui qu’elle venait de recevoir n’était qu’une énième publicité de Spotify, et sa boîte de réception se transforma une fois de plus en boîte de déception...

C’était à se demander si elle n’avait pas fait une erreur en recopiant son adresse mail sur le bout de papier qu’elle avait remis à M. Bates… A moins que son prof ne l’ait tout simplement chiffonné avant de le jeter à la poubelle ou dans le feu de sa cheminée ? Plus elle y pensait, plus elle se disait que c’était ce qui avait dû arriver...

« Qu’à cela ne tienne ! » songea-t-elle alors. Si M. Bates refusait de lui écrire, c’était elle qui allait le faire.


Cher M. Bates,

Cela fera bientôt deux semaines que je suis venue vous avouer mes sentiments et vous exprimer mon désir de continuer à vous voir après le lycée. Les cours sont désormais terminés et j’attends toujours une réponse de votre part… Quand pourrai-je avoir de vos nouvelles ?

Bien à vous,

Lisa Thompson


Lisa relut une dernière fois le mail qu’elle venait de rédiger pour s’assurer qu’il ne restait pas de faute d’orthographe. Le cœur battant la chamade, elle fit glisser le curseur de sa souris sur le bouton « Envoyer », retint sa respiration, puis cliqua dessus.

« Envoi en cours… Message envoyé. »

« Et voilà » se dit-elle en lâchant un soupir. « Il n’y a plus qu’à attendre… »

Cette attente ne fut pourtant que de courte durée, car au bout de dix secondes à peine, Lisa reçut sur sa messagerie un nouveau courrier portant le même titre que celui qu’elle venait d’envoyer.

- Déjà ? fit-elle en écarquillant les yeux d’étonnement.

Elle cliqua sur le message en question et se hâta d’en lire le contenu : « La boîte aux lettres de votre correspondant est saturée et ne peut accepter de nouveaux emails. Veuillez réessayer ultérieurement ou contacter directement votre correspondant. »

Lisa fixa l’écran de son ordinateur d’un regard blasé. Et dire qu’elle avait passé plus d’une demi-heure à écrire ce message qui ne tenait qu’en trois phrases et qui lui revenait aussitôt en pleine figure ! Etait-ce un signe du destin ? Un avertissement du ciel pour la dissuader d’écrire à M. Bates ? Non ! Elle refusait d’en rester là. Ce n’était pas une boîte mail pleine qui allait avoir raison d’elle ! Furieuse, elle sortit une feuille de papier A4 du tiroir de son imprimante et se mit à recopier frénétiquement les lignes qu’elle avait écrites sur son ordinateur. Lisa Thompson n’avait pas encore dit son dernier mot.


- Et surtout, n’oubliez pas d’apporter une bouteille d’eau le jour de la cérémonie, déclara le proviseur pour clore la séance de répétition générale de la remise des diplômes. La météo annonce une hausse des températures pouvant aller jusqu’à trente-cinq degrés la semaine prochaine. Je vous encourage à boire régulièrement si vous ne voulez pas faire un malaise avant d’être appelé sur l’estrade pour recevoir votre diplôme…

- J’avoue que ce serait dommage…, commenta Lisa en retirant sa coiffe de fin d’études qui commençait à lui gratter le front.

Elle et ses amis attendaient sagement sur le terrain de baseball que M. Hawkins finisse de prodiguer aux futurs diplômés ses dernières recommandations pour le jour J. La répétition, qui avait commencé dans le gymnase par une photo de promotion, s’était poursuivie en extérieur sur le tout nouveau terrain de sport du lycée. C’était ici en effet que devait avoir lieu la véritable cérémonie de remise des diplômes, prévue dans tout juste une semaine et censée rassembler plusieurs centaines d’invités. 

- Je vous conseille également de mettre de la crème solaire pour vous protéger, poursuivit le principal. Le soleil risque de taper fort en fin de matinée…

- Franchement, je ne vois pas ce qu’il reste à protéger, avec cette toge qui nous couvre des pieds à la tête ! lança Joey en écartant les bras pour contempler d’un air dépité la robe bleue qu’il portait.

- Tu as pensé à ce que ça donnerait si jamais tu attrapais un coup de soleil sur le visage ? questionna Kevin avec un petit sourire moqueur. J’imagine déjà l’effet du contraste entre le bleu de ta toge et le rouge de ta figure !

- Dommage que ce ne soient pas les couleurs officielles du lycée Lincoln, fit remarquer Lisa.

- Bah, si je me barbouille le visage de crème solaire, je serai dans les tons ! s’exclama Joey en riant.

Lorsque M. Hawkins termina son discours en souhaitant à toutes et à tous une excellente semaine, Lisa et ses camarades se dirigèrent avec les autres jusqu’aux vestiaires du gymnase, où ils allaient pouvoir se changer et retrouver leurs vêtements habituels.

Un pique-nique géant était organisé à midi dans la cour du lycée pour tous les élèves de terminale qui venaient de participer à la répétition. Joey, qui sentait déjà son ventre gronder d’impatience, s’écria d’une voix excitée :

- J’espère qu’il y aura du poulet frit et de la tarte aux pommes ! Je meurs de faim !

- Pour ma part, je me contenterai juste d’un sandwich à emporter, dit Lisa. J’ai un cours de soutien à domicile dans une heure et je ne voudrais pas faire attendre mon élève…

- Quoi ? se récria Astrid. Tu ne restes pas avec nous pour le pique-nique ?

- Qui donc a besoin d’un cours de soutien pendant les vacances ? s’étonna Kevin.

- Tout simplement quelqu’un qui passe l’épreuve de l’ACT demain matin, répondit Lisa en haussant les épaules, comme si cela paraissait évident.

Elle était surprise de l’aisance avec laquelle elle arrivait à mentir à ses trois amis. Même s’il y avait bel et bien une épreuve de l’ACT programmée pour le lendemain matin, Lisa n’avait en réalité aucun cours particulier inscrit dans son agenda pour aujourd’hui. Tout ceci n’était qu’un prétexte pour pouvoir prendre congé de ses camarades, sauter dans le bus pour Mill Spring et aller déposer incognito dans la boîte aux lettres de M. Bates le petit mot qu’elle lui avait écrit. En partant à l’heure du pique-nique, elle était sûre au moins de ne pas tomber sur Astrid... Le risque était de croiser M. Bates en personne.

Fallait-il pour autant redouter cette rencontre ? Après tout, cela lui permettrait sans doute d’obtenir une réponse plus rapide à sa lettre…


Lorsque Lisa arriva devant la maison de son prof de maths, ses volets fermés et l’absence de sa Mini Cooper lui assurèrent qu’il n’avait aucune chance de se trouver dans les parages. Peut-être était-il resté au lycée pour une ultime réunion avec ses collègues afin de préparer la rentrée prochaine ? Peut-être participait-il à l’organisation du pique-nique des terminales en servant des gâteaux ou des rafraîchissements ? Lisa espérait du moins qu’il n’était pas déjà parti en vacances... Si tel était le cas, alors elle pouvait attendre sa réponse encore longtemps...

La jeune fille s’approcha avec prudence de la boîte aux lettres de M. Bates, lança un dernier regard suspicieux à droite et à gauche pour vérifier que personne dans le quartier ne la surveillait, puis ouvrit la petite porte métallique. Seules deux enveloppes blanches traînaient au fond de la boîte. Au moins, celle-ci n’était pas saturée. Lisa s’empressa de glisser sa lettre à l’intérieur, referma la trappe et fit demi-tour comme si de rien n’était.

« Ni vue, ni connue » se dit-elle en marchant d’un pas alerte jusqu’à l’arrêt de bus.

Mais même si elle pouvait se vanter d’avoir accompli sa mission avec succès, son soulagement fit bientôt place à une légère inquiétude… Au fond, rien ne lui certifiait que sa lettre serait lue ou obtiendrait une réponse… Pourquoi aurait-elle plus d’effet que sa déclaration d’amour ? Rongée par le doute, Lisa eut l’impression étrange qu’elle venait de jeter une bouteille à la mer...

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