Chapitre 31

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Il fallait bien le reconnaître, le choix de Lisa de faire sa déclaration d’amour juste avant de passer ses examens était particulièrement dangereux. Si jamais M. Bates repoussait ses avances, c’était le risque pour elle de foirer ses épreuves et de faire dégringoler sa moyenne, qu’elle s’était pourtant efforcée de maintenir au top durant toute son année de terminale. Comment pourrait-elle en effet trouver le courage de réviser si elle se faisait éconduire par M. Bates ? A moins qu’il ne craigne justement de lui faire rater ses tests en lui mettant un râteau et qu’il décide finalement d’accéder à sa requête pour éviter de la bouleverser ? En fin de compte, l’idée d’avouer ses sentiments juste avant la semaine des examens n’était peut-être pas si mauvaise que ça…

Le matin du grand jour, Lisa sauta de son lit et descendit quatre à quatre les marches de l’escalier pour aller prendre son petit déjeuner. Sa mère était déjà partie travailler et il ne restait plus dans la cuisine que Léo, qui somnolait tranquillement sur une chaise en attendant sans doute que quelqu’un revienne lui donner à manger. Le bruit des Lucky Charms que Lisa fit tomber dans son bol le tira de son sommeil, et il se mit bientôt à pousser un miaulement plaintif en regardant sa maîtresse verser du lait sur ses céréales.

- Non, non, Léo, tu sais très bien que ce n’est pas bon pour toi, lui rappela Lisa, avant d’avaler une pleine cuillerée de ses Lucky Charms. 

Elle avait toujours adoré ces céréales à l’avoine grillée, parsemées de petits morceaux de meringues multicolores en forme d’étoiles, de cœurs, d’arcs-en-ciels ou de trèfles à quatre feuilles. Même à dix-huit ans, elle ne pouvait se résoudre à y renoncer. Peu lui importait s’il s’agissait là d’un produit pour les gosses. Aujourd’hui, elle avait le sentiment que ces céréales allaient réellement lui porter chance.

Peut-être se berçait-elle d’illusions, mais elle préférait de loin se rendre chez M. Bates avec le cœur gonflé d’espoir plutôt qu’avec la peur au ventre. Cela l’aiderait certainement à interpréter sans faute le morceau de Nirvana qu’elle s’était juré de jouer sous ses fenêtres, et de lui réciter sa déclaration d’amour sans commettre d’oubli.

A dix heures et demi pétantes, Lisa monta dans le bus à destination de Mill Spring avec sa guitare sur le dos. Elle s’était mise sur son trente-et-un, enfilant son chemisier blanc à manches courtes et à boutons nacrés, son bermuda vert émeraude et ses sandales en cuir couleur camel. Le temps dehors était splendide : le soleil brillait de mille feux dans le ciel bleu azur, et la température avoisinait déjà les vingt-trois degrés. Une météo idéale pour jouer un petit air de musique dans le jardin de son prof de maths !

Lisa passa les vingt minutes de transport en commun à répéter dans sa tête les mots qu’elle allait prononcer devant M. Bates. Plus elle se rapprochait de sa destination, plus elle sentait le trac la gagner, et plus elle s’embrouillait dans son discours. Lorsque le bus la déposa à l’arrêt de Mill Spring, elle descendit en essayant de calmer les battements de son cœur, et fila tout droit en direction du 3020 Irwin Street.

Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle aperçut soudain Astrid en train de marcher sur le trottoir d’en face, dans le sens opposé ! Pas de doute, c’était bien elle : avec son chapeau de paille et ses lunettes de soleil en forme de cœur, Lisa aurait pu la reconnaître à des kilomètres. Son premier réflexe fut de baisser la tête pour faire semblant de ne pas la voir, mais hélas, c’était sans compter les yeux de lynx de sa camarade qui la repéra aussitôt et s’écria avec joie :

- Eh ! Lisa ! Youhou ! Comment ça va ?

Prise en flagrant délit, la nommée devint rouge comme une écrevisse. Forcée de s’arrêter, elle tourna la tête vers la blonde qui traversait déjà la chaussée pour la rejoindre, et s’exclama en feignant l’étonnement :

- Tiens ! Salut Astrid ! Qu’est-ce que tu fais là ?

- Qu’est-ce que je fais là ? répéta la jeune fille d’une voix incrédule. J’habite à deux pas d’ici, je te rappelle !

- Je sais, mais tu aurais pu rester chez toi faire la grasse matinée..., suggéra Lisa qui, de toute évidence, aurait préféré que son amie reste au lit plus longtemps.

- Il est déjà onze heures du matin, signala Astrid en consultant sa montre Hello Kitty. C’est vrai que j’ai tendance à me lever un peu tard le week-end, mais pas à ce point-là ! Et puis, j’ai rendez-vous avec Kevin dans une demi-heure sur les docks. Mon bus ne devrait pas tarder à passer…

- Dans ce cas, je ne vais pas te retenir plus longtemps. Je ne voudrais pas te faire rater ton rencard, s’empressa de répondre Lisa, croyant naïvement qu’elle allait pouvoir se débarrasser de son amie.

- Oh, ne t’inquiète pas ! J’ai encore cinq minutes devant moi. En attendant, dis-moi plutôt ce que tu fabriques ici !

- Moi ? Oh, euh… Rien de spécial… Je… Je…

« Je viens juste faire ma déclaration d’amour à M. Bates… » acheva-t-elle en pensée.

- J’espère que tu ne venais pas pour me voir…

- Non, non… En fait, je… je...

Pourquoi diable Lisa n’avait-elle pas réfléchi plus tôt à une excuse bidon pour justifier sa présence à Mill Spring ? Sans doute parce qu’elle avait été loin de s’imaginer qu’elle rencontrerait Astrid sur son chemin… Par miracle, ce fut la blonde elle-même qui lui trouva un alibi en lui demandant :

- Tu viens donner des cours particuliers ?

- C’est ça ! se récria Lisa, saisissant aussitôt la perche que venait de lui tendre son amie sans s’en rendre compte. Exactement ! Je viens donner des cours à domicile !

- A qui donc ?

- A… euh… Melina Williams ? répondit Lisa d’une voix mal assurée.

A part Astrid, c’était la seule autre élève du lycée Lincoln qu’elle savait habiter à Mill Spring.

- Melina Williams t’a demandé de lui donner des cours de soutien en maths ? s’étonna Astrid, qui n’avait jamais vu Lisa adresser la parole à Melina de toute sa scolarité.

- O… Oui... Elle m’a dit qu’elle voulait faire des révisions intensives pour se préparer à l’épreuve de maths de la semaine prochaine… Comme elle a loupé pas mal de cours à cause de son procès le mois dernier, elle a sans doute peur que cela la pénalise…

- Je vois…, fit Astrid d’un air un peu sceptique. Et ta guitare, alors ? C’est pour quoi faire ?

- Ma… Ma guitare ? balbutia Lisa, qui avait presque oublié qu’elle se promenait avec son instrument sur le dos. C’est… Euh… C’est pour l’apporter au magasin de musique de Greentown après mon cours : j’ai cassé une corde hier soir et je dois aller la faire remplacer…

- Ah ! Toi aussi tu seras en ville tout à l’heure ? On aura peut-être l’occasion de se recroiser, alors.

- O… Oui... Sûrement…, bredouilla Lisa en essuyant la sueur qui commençait à perler sur son front.

- Allez, il faut que je te laisse ! Peut-être à tout à l’heure !

Lisa poussa un profond soupir de soulagement en voyant son amie retraverser la route pour se rendre à l’abribus d’à côté. Elle reprit sa marche d’un pas chancelant, encore toute retournée par cette rencontre imprévue. Et dire qu’elle avait espéré pouvoir passer incognito... Pourquoi avait-il fallu qu’elle tombe nez à nez avec Astrid dès sa descente du bus ? Etait-ce un mauvais présage ? Le sort allait-il s’acharner contre elle ?

Lorsqu’elle arriva devant la maison de M. Bates, Lisa constata avec bonheur que la voiture de son prof était garée dans son jardin et que ses volets étaient ouverts. Rassurée à l’idée qu’il se trouvait bien chez lui ce matin et qu’elle n’était finalement pas si malchanceuse, la jeune fille se rapprocha du perron et retira sa guitare de sa housse. C’était le moment de vérité. Le moment tant attendu où elle allait enfin pouvoir exprimer ses sentiments en musique. Quoi de plus romantique que de jouer une aubade sous les fenêtres de l’être aimé ? Même si l’aubade en question s’intitulait Rape Me et que ses paroles n’avaient rien de très sentimental...

Lisa passa la sangle de son instrument sur son épaule et sortit son médiator de la poche de son bermuda. Un bref regard autour d’elle lui assura que le quartier était désert. Elle se doutait qu’il ne tarderait pas à se remplir de curieux lorsqu’elle se mettrait à jouer, mais peu lui importait. Du moment que M. Bates faisait partie des spectateurs, c’était tout ce qui comptait. Elle ne se souciait même pas de savoir si elle passerait pour une folle aux yeux de son prof ou de ses voisins, ce qui risquait pourtant fort d’arriver…

Prenant une profonde inspiration pour se donner du courage, Lisa gratta d’un coup sec les cordes de sa guitare. Il ne lui fallut hélas pas plus de trois accords avant de s’apercevoir que son instrument sonnait faux.

« Quoi ? » s’écria-t-elle intérieurement en regardant sa guitare avec effroi. « Mais je l’avais pourtant accordée hier soir ! »

Comment sa gratte avait-elle fait pour se désaccorder durant la nuit ? A croire que la chance n’était vraiment pas de son côté, ce matin...

Ne pouvant supporter davantage cette terrible dissonance, Lisa interrompit aussitôt son morceau. Elle n’avait pas le choix : il fallait qu’elle règle son instrument au plus vite si elle ne voulait pas casser les oreilles de M. Bates. Les doigts tremblants, elle tourna une à une les clés situées au bout du manche de sa guitare, faisant vibrer chaque corde à vide afin d’en ajuster le ton. Cet exercice fastidieux, qui n’avait absolument rien de mélodieux, prouvait très clairement son amateurisme... 

« Pourvu que M. Bates ne sorte pas maintenant, pourvu que M. Bates ne sorte pas maintenant… » pria-t-elle en faisant tout pour se dépêcher.

- Lisa ? s’exclama alors une voix stupéfaite. 

« Oh non… » se dit la jeune fille, avant de relever la tête pour regarder devant elle.

M. Bates se tenait dans l’entrebâillement de la porte d’entrée, vêtu d’un polo bleu ciel et d’un pantalon beige, et observait son élève d’un air à la fois surpris et inquiet.

- Bon… Bon… Bonjour, bégaya Lisa en sentant une goutte de sueur couler dans son dos. Vous… Vous allez bien ?

- Ça alors ! Je me disais aussi que j’avais cru entendre de la guitare…

- Pa… Pardon pour le bruit… Elle n’était pas bien accordée…

- Qu’est-ce qui t’amène ici ?

- Je… Euh… J’a… J’avais un message important à vous transmettre..., répondit Lisa d’une voix chevrotante.

Quelle explication ridicule ! Pourquoi faire tant de mystère sur la raison de sa venue, alors que le message dont elle parlait ne tenait qu’en trois mots : « Je vous aime » ?

M. Bates haussa les sourcils d’étonnement. Contre toute attente, il ouvrit sa porte en grand et s’exclama avec bonhomie :

- Allez, entre !

La jeune fille ne se le fit pas répéter. C’était un véritable miracle si elle se retrouvait à nouveau invitée chez M. Bates, alors que le concert qu’elle avait voulu donner dans son jardin venait de se solder par un lamentable échec.

Le cœur battant à tout rompre, Lisa franchit le seuil de l’entrée et chercha des yeux un endroit dans le vestibule où laisser sa guitare.

- Tu peux poser ça là, lui indiqua M. Bates en montrant d’un signe de tête le coin du mur entre le porte-manteau et le meuble à chaussures.

- Me… Merci…

Débarrassée de son instrument, Lisa suivit son prof dans le salon. L’une des portes-fenêtres de la partie salle à manger était grande ouverte et laissait entrer un petit courant d’air frais qui soulevait doucement les rideaux.

- On peut se mettre sur la terrasse, si tu veux, suggéra M. Bates. Tant qu’il y a du soleil et de la chaleur, autant en profiter !

 - Avec plaisir !

Lisa passa la porte-fenêtre derrière l’enseignant et posa les pieds sur un dallage en pierres naturelles de couleur sable. La terrasse donnait sur le jardin et côtoyait la véranda que Lisa avait déjà eu la chance de visiter. Au milieu se dressait une petite table ronde en marbre blanc et aux pieds en fer forgé, entourée de deux chaises pliantes en bois de teck.

- Je te serre un verre ?

- Oh, euh… Qu’est-ce que vous avez à me proposer ?

- J’ai du jus de pomme, du jus d’orange, du jus de pamplemousse... Il doit aussi me rester de la citronnade dans le frigo…

- Dans ce cas, je prendrais bien un verre de citronnade.

- Je t’apporte ça tout de suite. En attendant, je te laisse t’installer.

Lisa prit place sur l’une des chaises et regarda autour d’elle dans un mélange d’extase et d’appréhension. C’était un réel bonheur que de se trouver là et de pouvoir admirer ce jardin fleuri et si bien entretenu, qu’elle n’avait fait qu’apercevoir en novembre dernier. Le printemps avait métamorphosé ce petit bout de verdure en un vrai coin de paradis. L’herbe était parsemée de primevères jaunes et roses, de la glycine courait le long de la palissade en bois qui séparait le jardin de celui des voisins, et une allée en pavés, bordée de cactus et de palmiers nains, menait à un arbre aux fleurs blanches en formes d’étoiles. Lisa reconnut aussitôt le clémentinier qui avait donné à M. Bates les délicieux agrumes qu’il avait offerts à ses élèves en décembre.

Malgré la quiétude que lui inspirait ce havre de paix, la jeune fille ne pouvait s’empêcher de stresser à l’idée qu’elle allait bientôt avouer ses sentiments à M. Bates. Tout cela lui semblait si irréel… Elle avait l’impression qu’elle s’apprêtait à passer un oral particulièrement difficile, et repassait dans son esprit les détails de son speech qu’elle ne voulait surtout pas oublier. Ses révisions de dernière minute furent interrompues par M. Bates qui fit son retour sur la terrasse, chargé de deux verres et d’une carafe de citronnade.

- Alors dis-moi, quel message voulais-tu me transmettre ? demanda-t-il en servant Lisa.

- Oh, euh… Eh bien…, fit celle-ci en se grattant la tête d’un air gêné. Il vaut mieux que vous soyez assis pour l’écouter…

- C’est grave à ce point-là ? s’étonna l’enseignant.

« Grave, je ne sais pas, mais en tout cas, ça risque de vous faire un choc... » pensa la jeune fille, avant de répondre plus évasivement :

- Vous verrez bien !

- J’avoue que ça m’intrigue de plus en plus…, commenta M. Bates en suivant les conseils de son élève et en s’asseyant en face d’elle.

Lisa le regarda remplir à son tour son verre de citronnade, puis porta le sien à ses lèvres et but une gorgée. Cette boisson si rafraîchissante était parfaite pour se désaltérer. Surtout pour quelqu’un qui se préparait à faire un long discours par une chaude matinée de printemps...

- Alors voilà…, commença Lisa d’un air anxieux, en se tordant les mains sous la table. Ça fait un long moment que je voulais vous le dire… Si je suis venue ici, c’est parce que je…

La jeune fille regarda son prof droit dans les yeux avant de déclarer : 

- Je vous aime.

Voilà. C’était dit. Ces mots, à la fois simples et profonds, venaient d’être prononcés d’une voix haute et claire, qui ne laissait aucune doute sur leur signification. Impossible pour M. Bates de ne pas les avoir compris. Sa réaction, d’ailleurs, ne se fit pas attendre.

- Mais tu me connais à peine ! s’exclama-t-il avec effarement.

- Ça fait pourtant deux ans que je vous ai comme professeur… Je pense que je vous connais quand même un peu...

- Un peu, mais ce n’est pas suffisant…

- Pour moi, ça l’est. Le peu que je connais de vous me suffit pour vous aimer, certifia Lisa. Vous êtes d’une gentillesse infinie... Toujours ouvert aux autres et attentionné. Vous êtes drôle, intelligent, passionné… et tellement élégant ! Je pourrais vous regarder pendant des heures sans me lasser…

A ces mots, M. Bates ne put se retenir de lever les yeux au ciel pour exprimer son scepticisme. Lisa tâcha de ne pas y prêter attention et continua son discours :

- Je vous ai aimé dès les premiers cours que j’ai eus avec vous. Tout de suite, j’ai été charmée par votre humour, par vos manières, par votre don pour les maths… Je n’ai jamais eu de prof aussi bon que vous et qui m’ait autant donné l’envie de m’intéresser à une matière.

Plus Lisa parlait, plus M. Bates montrait de signes d’embarras. Il finit par retirer ses lunettes et par se masser le front comme si cela allait l’aider à digérer ce qu’il entendait. 

- Tout ce que tu me dis me flatte beaucoup… J’avoue que je ne m’y attendais pas du tout… Je crois qu’il va falloir que je prenne un petit remontant pour essayer de m’en remettre…

Sur ce, il se leva de table et abandonna son élève quelques instants pour rentrer dans le salon, avant de réapparaître avec une bouteille de rhum blanc à la main. Lisa écarquilla les yeux de surprise. Sa déclaration l’avait donc troublé à ce point ?

- Désolé, fit-il en versant quelques gouttes d’alcool dans son verre de citronnade. Il me faut au moins ça pour réussir à retrouver mes esprits…

- C’est moi qui suis désolée… Je n’avais pas l’intention de vous mettre aussi mal à l’aise..., s’excusa Lisa. Tout ce que je voulais, c’était vous confier ce que j’avais sur le cœur, maintenant que vous n’êtes plus mon prof et que je vais bientôt quitter le lycée…

- J’apprécie ton honnêteté, répondit M. Bates, qui venait d’avaler une gorgée de son rhum au citron. Je me demande juste si tu as choisi la bonne personne sur qui jeter ton dévolu…

- Je n’ai rien choisi du tout, assura la jeune fille. Comme le dit l’expression : l’amour ne se commande pas…

- C’est vrai, c’est vrai…, reconnut M. Bates. Tout de même… Tu aurais pu flasher sur quelqu’un d’un peu plus jeune !

- Vous n’êtes pas si vieux que ça ! protesta Lisa. 

- Quel âge me donnerais-tu ?

- Je ne sais pas, moi…, dit Lisa en faisant semblant de réfléchir, car elle se doutait déjà que son prof avait à peu près vingt ans de plus qu’elle. Trente-sept ans ?

- Trente-neuf, corrigea l’enseignant. Je vais en avoir quarante en décembre prochain.

- Quoi ? se récria Lisa, choquée d’apprendre qu’elle avait non pas vingt, mais vingt-deux années d’écart avec son prof. Vous ne les faites pas !

- Merci. Je commence à blanchir un peu, quand même…, lança M. Bates en passant sa main dans les cheveux au-dessus de sa nuque.

- Pas tant que ça, pas tant que ça…, objecta Lisa, comme pour essayer de le rassurer.

Au fond, elle essayait aussi de se rassurer elle-même sur la différence énorme qu’elle venait de découvrir entre son âge et celui de son prof. Même si elle s’était attendue à un écart de cet ordre de grandeur, le fait d’en connaître la valeur précise, majorée de deux années par rapport à celle qu’elle avait estimée, lui faisait l’effet d’une claque en pleine figure.

- J’imagine que tu ne dois pas avoir beaucoup plus de dix-huit ans, reprit M. Bates.

- Dix-huit ans et vingt-deux jours, précisa Lisa, comme si ce détail pouvait faire toute la différence. J’ai préféré attendre ma majorité avant de venir vous déclarer mes sentiments.

- Ça paraît plus raisonnable, en effet… Même si, au final, je ne suis pas sûr que ça change grand-chose…

- Que voulez-vous dire ? s’inquiéta Lisa, qui sentit son cœur se figer.

- Ecoute… Je ne veux pas te faire de peine, mais je…

- Vous êtes marié ?

- Non, je…

- Célibataire ?

- Pour le moment, oui…

- Vous avez des enfants ?

- Pas que je sache…

- Dans ce cas, ça me laisse au moins une petite chance…, en conclut Lisa avec un sourire. Même si je me doute bien que mes sentiments pour vous ne sont pas réciproques… Tout ce que je vous demande, c’est de me dire si vous êtes prêt à garder contact avec moi. On pourrait par exemple faire une ou deux sorties ensemble cet été, rien qu’en tant qu’amis. Le Green Jazz Festival devrait avoir lieu le dernier week-end de juillet. Ça pourrait être une bonne idée d’y retourner !

- Pourquoi pas…

- Je ne pense pas que cela vous attire des ennuis si les gens nous voient tous les deux… Une fois que j’aurai définitivement quitté le lycée, vous n’aurez plus de souci à vous faire…

- On ne sait jamais…, commenta M. Bates sans grande conviction.

- Si vous préférez, on peut aussi continuer de se voir à l’abri des regards… Aller se promener à la campagne ou au bord de mer, quand il n’y a pas trop de monde…, proposa Lisa, qui se mettait clairement à fantasmer. C’est à vous de décider…

- Je pense que je vais d’abord prendre le temps d’y réfléchir…, déclara prudemment M. Bates.

- Bien sûr. Vous n’êtes pas obligé de me donner une réponse tout de suite. En attendant, je vous laisse mes coordonnées, dit Lisa en tendant à son prof un bout de papier sur lequel elle avait noté son numéro de téléphone portable, son adresse mail et son adresse postale.

L’enseignant remit ses lunettes pour le lire, puis le posa à côté de son verre. Il finit par vider celui-ci d’un trait et le remplit à nouveau en n’y versant cette fois que du rhum. Comprenant qu’elle ne faisait qu’augmenter le malaise de son prof, Lisa crut bon de changer de sujet de conversation, et demanda alors d’un air innocent :

- Au fait, vous aviez reçu la rose rouge que j’avais déposée dans votre boîte aux lettres, l’année dernière ?

- Ah ! C’était donc toi ? s’exclama M. Bates. Oui, maintenant tout s’explique… Sur le coup, je me suis demandé d’où elle venait et si quelqu’un ne s’était pas trompé d’adresse…

- Non, c’était moi. Je voulais vous faire un cadeau pour la Saint Valentin…

- Merci, il ne fallait pas… Maintenant que j’y repense : la boîte de chocolats que j’ai retrouvée dans mon casier venait aussi de toi ?

- Eh oui ! s’exclama Lisa, ravie de constater à quel point son prof pouvait se montrer perspicace. C’était un autre cadeau de Saint Valentin.

- Décidément, on peut dire que tu m’as gâté ! Et ce n’est qu’aujourd’hui que je peux te remercier...

- Mieux vaut tard que jamais !

Impossible pour Lisa de deviner si M. Bates était déçu ou non d’apprendre qu’elle était à l’origine des deux cadeaux de Saint Valentin qu’il avait reçus. Ce dont elle était sûre, cependant, c’était que cette révélation était loin d’avoir atténué son embarras. Au contraire, à en juger par le niveau déjà bien bas de son verre, l’enseignant paraissait encore plus décontenancé qu’il ne l’était auparavant.

- Sur ce, je ne vais pas vous déranger plus longtemps, annonça Lisa, par crainte d’empirer la situation. Vous aviez sans doute prévu autre chose à faire de votre samedi matin que de m’accueillir chez vous…

- Oh, je n’ai pas un programme très chargé pour ce week-end…, avoua M. Bates. Juste un peu de jardinage et quelques courses à faire...

- C’est toujours mieux que de passer le week-end entier à réviser pour les exams ! lança la jeune fille en riant. Pour l’instant, je n’ai fait que m’entraîner pour l’épreuve de maths, mais il me reste encore toutes les autres matières à revoir.

- Je ne crois pas que tu aies besoin de consacrer autant de temps à tes révisions, commenta M. Bates. Vu la moyenne générale que tu as eue au second semestre, je ne me fais pas trop de bile pour toi. Tu devrais réussir tes exams haut la main !

- Merci, dit Lisa en rougissant. Il me tarde qu’ils soient terminés pour que je puisse souffler un peu…

En vérité, ce qui lui tardait surtout, c’était d’avoir des nouvelles de M. Bates et d’obtenir sa réponse. Même si elle n’avait pu le forcer à lui dire dès maintenant s’il était d’accord ou non pour continuer de la voir après le lycée, elle espérait qu’il ne mettrait pas trop de temps avant de lui faire part de sa décision.

- Tu es venue ici en bus ? s’enquit l’enseignant en se levant de table pour reconduire Lisa jusqu’au vestibule.

- Oui, comme la dernière fois.

- A quelle heure passe le prochain ?

- Dans un quart d’heure, il me semble…, répondit Lisa avant de consulter sa montre. Oui, c’est ça, dans exactement treize minutes.

- N’oublie pas ta guitare.

- Ah oui ! fit la jeune fille qui, encore sous le coup de l’émotion, faillit repartir sans son instrument.

- Rentre bien. 

- Merci. Bon week-end à vous et peut-être à bientôt ! s’exclama Lisa d’une voix pleine d’espoir.

- Bon week-end, se contenta de répondre M. Bates, avant de refermer la porte derrière lui.

Sans se rendre compte que son prof ne lui avait même pas proposé de la raccompagner en voiture, Lisa descendit prestement les marches du perron et courut avec allégresse jusqu’à l’arrêt de bus de Mill Spring. Elle avait du mal à réaliser ce qu’elle venait de vivre. Tout s’était passé comme dans un rêve... Elle l’avait fait ! Elle l’avait dit ! Elle avait déclaré sa flamme à M. Bates et n’en revenait pas de sa propre audace ! Il fallait tout de même une sacrée dose de courage pour faire une chose pareille… Une sacrée dose de courage, ou bien une sacrée dose de folie ! 

Dans tous les cas, la mission de Lisa était accomplie. Elle avait fait son devoir et s’en retournait chez elle le cœur plus léger. Tout ce qui lui restait à faire, désormais, c’était de croiser les doigts et d’attendre…

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