Chapitre 30

11 minutes de lecture

Alors que la campagne de soutien aux victimes d’agressions sexuelles prenait de plus en plus d’ampleur au lycée Lincoln – surtout depuis que Scott Davis avait été relâché avec une peine dérisoire à la suite de son procès pour le viol de Melina Williams –, Lisa, elle, passait ses soirées à s’entraîner à la guitare sur le morceau Rape Me de Nirvana, dans la ferme intention de le jouer sous les fenêtres de M. Bates lorsqu’elle viendrait chez lui pour lui avouer ses sentiments. Certes, elle ne comptait pas chanter les paroles de cette chanson particulièrement explicite – elle était d’ailleurs incapable de chanter et de jouer de la guitare en même temps –, mais le simple fait d’avoir choisi ce titre à interpréter devant M. Bates en disait long sur l’inconscience de la jeune fille… C’était à se demander ce qui ne tournait pas rond dans sa tête.

Lisa avait également commencé à rédiger sa déclaration d’amour. Elle avait déjà rempli cinq pages de son cahier de brouillon et semblait encore loin d’avoir terminé. Ce qui l’inquiétait le plus, c’était de savoir comment elle arriverait à tout retenir… Elle n’allait évidemment pas apporter son cahier chez M. Bates pour le lire à voix haute devant lui. Non, il fallait qu’elle apprenne sa déclaration par cœur, comme elle le faisait pour ses leçons. Au moins, cela l’aiderait à retrouver plus vite le fil de ses pensées, si jamais elle se laissait submerger par ses émotions au beau milieu de son discours – ce qui, du reste, risquait fort de se produire.

Tandis que la date fatidique du 26 mai se rapprochait à grands pas, l’atmosphère au lycée devenait de plus en plus fébrile : l’imminence des examens de fin d’année et du fameux bal de promo, prévus durant la semaine qui couvrait la fin du mois de mai et le début du mois de juin, plongeait les élèves dans un mélange d’angoisse et d’excitation. Tous s’affairaient à la fois à leurs révisions et aux préparatifs pour le bal, dont le thème cette année était celui d’Alice au pays des merveilles.

- J’espère que j’arriverai à finir ma robe à temps, s’exclama Astrid à l’heure du déjeuner. Avec tous les devoirs que les profs nous donnent en ce moment pour nous préparer aux exams, j’arrive à peine à trouver une minute pour faire de la couture…

- Pourquoi tu ne remettrais pas la robe que tu avais fabriquée pour le bal d’hiver ? questionna Joey.

- Parce qu’elle est jaune et qu’il me faut une robe bleue si je veux m’habiller comme Alice au pays des merveilles !

- Si ce n’est que ça, je suis sûre que tu peux en trouver une déjà toute prête dans une boutique de déguisements, fit remarquer Lisa.

- Ou même sur Amazon, ajouta Joey. C’est là que j’ai trouvé mon costume de Gandalf.

- Non, je préfère largement la fabriquer moi-même, répliqua Astrid d’une voix sans appel. Comme ça, je suis sûre que personne d’autre n’aura la même.

- C’est vrai qu’il risque d’y avoir pas mal de filles en costume d’Alice, lança Joey. Tu devrais peut-être trouver un autre déguisement… Pourquoi pas en Reine de cœur ? Kevin se déguiserait alors en Roi de cœur et vous pourriez vous faire élire roi et reine du bal de promo !

- Hmmm… Non merci, dit Kevin. Je préfère encore venir en costume de Chapelier fou.

- Tu vas te maquiller comme Johnny Depp dans le film de Tim Burton ? s’enquit Lisa.

- C’est plutôt Astrid qui va me maquiller.

- C’est dommage, fit Joey d’un air déçu, je t’aurais bien vu en costume de Lapin blanc...

- Et toi, alors ? lui lança Kevin. Tu as prévu de te déguiser en quoi ? En Chat du Cheshire ?

- Moi ? Il n’est même pas question que je mette les pieds à ce bal !

- Quoi ? se récria Astrid, scandalisée. Tu ne vas pas au bal de fin d’année ?

- Pourquoi est-ce que j’irais à celui-ci alors que j’ai volontairement raté tous les autres ?

- Parce que c’est le tout dernier bal du lycée auquel tu pourras aller, voyons !

- C’est surtout le bal le plus guindé du lycée…

- Et le plus ringard, ajouta Lisa avant de mordre dans son sandwich au salami.

- Ne me dis pas que tu n’as pas l’intention d’y aller, toi non plus ! s’exclama Astrid, de plus en plus choquée. C’est pourtant l’occasion ou jamais de fêter la fin du lycée ! Un événement pareil, ça n’arrive qu’une fois dans la vie !

« Qui a dit que je voulais fêter la fin du lycée ? » pensa Lisa, qui voyait avec horreur se rapprocher la date à laquelle devaient se terminer ses cours avec M. Bates.

Sachant que celui-ci avait déjà réussi à éviter les deux derniers bals organisés par le lycée, elle voyait d’ailleurs mal comment elle pouvait avoir la moindre chance de le croiser au bal de promo.

- Je pense que la cérémonie de remise des diplômes suffit déjà amplement à célébrer la fin des études secondaires, déclara Lisa.

- Elle a lieu quand, déjà ? demanda Joey.

- Le 15 juin, dans un mois tout pile…

- Waouh ! Plus qu’un mois et nous serons tous diplômés ! J’arrive à peine à y croire !

- Oui, c’est sûr qu’avec tous les C que tu t’es pris en cours de bio et d’anglais, ça paraît vraiment incroyable ! lança Kevin en riant.

- Le plus important, c’est qu’on soit tous les deux admis dans la même université, non ?

- C’est vrai, même si j’aurais préféré que ce soit Caltech plutôt que l’université publique de San Francisco…

- Dans les deux cas, vous vous seriez retrouvés séparés, fit remarquer Joey en observant tour à tour Kevin et Astrid.

- Bah, on pourra toujours continuer à se voir sur WhatsApp ou sur Skype, répondit tranquillement la blonde. Après tout, il n’y a que trois heures de décalage horaire. Ce n’est pas comme si j’allais étudier à l’autre bout du monde !

- Encore heureux…, commenta Kevin.

- Ne t’inquiète pas, fit Astrid avant d’enlacer son copain par la taille. On dit bien que c’est avec la distance que l’amour se renforce.

A ces mots, Lisa songea à l’éloignement qui allait bientôt s’imposer entre elle et M. Bates… Quel moyen trouverait-elle pour continuer à le voir ? Accepterait-il lui aussi d’utiliser Skype ou WhatsApp ? Tout dépendait bien sûr s’il était d’accord pour garder contact avec elle… Avec un mélange d’anxiété et d’espoir, Lisa se dit qu’elle ne tarderait pas à le savoir.

Lorsque commença la toute dernière semaine de cours de niveau avancé, Lisa arriva au lycée l’humeur aussi chagrine que si elle se rendait à un enterrement. Comme pour faire le deuil d’un être cher, elle avait enfilé les vêtements les plus sombres qu’elle avait pu trouver dans sa garde-robe, se démarquant du reste de ses camarades qui, au contraire, avaient choisi de porter leurs plus beaux habits, afin de laisser la meilleure impression possible aux profs dont ils allaient bientôt se séparer. Astrid débarqua ainsi en cours d’espagnol vêtue d’une robe jaune à fleurs hawaïennes et coiffée d’un petit sombrero aux bords rouges et verts. Elle portait également une paire de lunettes de soleil à monture rose en forme de cœur, ainsi que des boucles d’oreilles à l’effigie de Patrick Etoile de mer.

- Alors ? Tu es passée récupérer ton album de promo ? s’enquit la blonde en s’asseyant à côté de Lisa et en déballant ses affaires.

- Non, pourquoi ? Il est déjà disponible ? s’étonna son amie.

- Oui, regarde ! Je suis allée chercher le mien ce matin. Ils ont commencé à les distribuer dans le couloir principal. Tu n’as pas vu le stand, à côté des casiers ?

- Ah ! Celui que tenaient Kelly Melson et Brad Taylor ? Je croyais qu’ils vendaient des places pour le bal de promo... Du coup, j’ai fait exprès de les éviter.

- Pfff…, soupira Astrid en tendant malgré tout son yearbook à Lisa pour qu’elle puisse l’admirer.

C’était dans ce livre qu’étaient recensés les principaux événements de l’année scolaire 2017-2018 à Lincoln High. C’était aussi dans ce livre qu’étaient rassemblées les photos des élèves et des professeurs du lycée… Certaine d’y trouver celle de M. Bates, Lisa ouvrit le bouquin avec des doigts fébriles.

- Tu verras, ils ont fait une page spéciale en souvenir d’Ashley Westbrook et de Trevor Lopez, dit Astrid en retirant son sombrero et ses lunettes de soleil. Ils parlent aussi de mon club de tricot, dans la partie « Vie associative ».

- Ah oui ? fit Lisa, qui feuilletait nerveusement le livre dans l’espoir de tomber sur la photo de son prof de maths.

- Si tu cherches ma photo pour y laisser un petit mot, elle est à la page 185. La tienne est un peu plus loin… Elles sont rangées par ordre alphabétique.

Lisa, qui avait horreur de se voir en photo, continua de tourner les pages de l’album jusqu’à la fin du trombinoscope des élèves. Elle arriva enfin à celui des enseignants, mais dut alors rapprocher le bouquin de ses yeux pour mieux distinguer leurs visages. Alors qu’elle s’était attendue à voir des portraits aussi grands que ceux des lycéens, elle constata avec déception qu’il ne s’agissait que des photos d’identité miniatures qui figuraient déjà dans le catalogue des cours du lycée. Elle reconnut aussitôt celle de M. Bates, en haut à droite de la page consacrée aux professeurs de mathématiques. Une photo minuscule, qui ne laissait même pas voir la couleur de ses yeux, encore moins les motifs de son nœud papillon. Dépitée, Lisa referma le yearbook d’Astrid et le lui rendit sans un mot. Et dire qu’elle avait naïvement cru que la photo de M. Bates serait assez grande pour qu’elle puisse lui demander de la dédicacer… Elle allait devoir se contenter des pages laissées vierges à la fin du bouquin si elle voulait obtenir de lui un autographe.

Au cours de la semaine, nombreux furent les élèves à venir défiler devant le bureau de M. Bates pour lui demander de signer leur album de promotion ou d’y laisser un commentaire. Lisa, elle, préféra attendre le dernier jour. Le vendredi 25 mai, ce fut avec un terrible serrement de cœur qu’elle se réveilla en réalisant qu’elle allait assister au cours de M. Bates pour la dernière fois de sa vie. Même les délicieux pancakes aux pépites de chocolat que lui avait préparés sa mère pour le petit déjeuner ne parvinrent pas à lui remonter le moral. Elle ne pouvait chasser de son esprit l’idée qu’elle allait devoir se passer des leçons de l’homme qu’elle aimait pour le restant de ses jours... Et dire qu’elle avait suivi sa classe pendant près de deux ans... Comment le temps avait-il fait pour filer aussi vite ?

« Toutes les bonnes choses ont une fin » se dit Lisa en essayant d’accepter cette triste fatalité.

Et pourtant… Que n’aurait-elle pas donné pour pouvoir prolonger d’une heure ou deux sa dernière leçon avec M. Bates !

Celle-ci fut consacrée aux révisions du programme du second semestre, en vue de préparer l’examen de maths de fin d’année prévu pour le mardi 29 mai. Consciente qu’il s’agissait là de ses dernières minutes dans la classe de M. Bates, Lisa eut un mal fou à se concentrer sur les problèmes de probabilité que leur avait donnés l’enseignant. Alors que la salle était plongée dans un silence studieux, uniquement perturbé par le bruit des crayons grattant le papier, Lisa ne pouvait s’empêcher de relever les yeux de son cahier d’exercices pour observer son prof à la dérobée. Assis juste en face d’elle, il finit bientôt par croiser son regard, et lui demanda d’une voix teintée d’inquiétude :

- Lisa ? Tout va bien ?

Comme il fallait s’y attendre, le visage de Lisa tourna au rouge pivoine en moins de deux secondes, et la jeune fille s’empressa de répondre par l’affirmative avant de baisser la tête pour tenter de cacher sa confusion.

Par chance, M. Bates se chargea lui-même de corriger les exercices au tableau, laissant à son admiratrice secrète tout le loisir de le regarder sans craindre qu’il ne la surprenne à nouveau. Le temps passa à la vitesse de l’éclair. Lorsque l’enseignant reposa sa craie et consulta l’heure sur sa montre à gousset, Lisa sentit son cœur chavirer. Un rapide coup d’œil à sa propre montre lui confirma que la séance de maths touchait à sa fin.

- Ainsi s’achève notre dernier cours ensemble, déclara M. Bates d’une voix solennelle. Bonne chance à tous pour les examens de la semaine prochaine. Lundi étant férié, cela vous laisse une journée de plus pour réviser, mais n’oubliez pas non plus de profiter de votre long week-end pour vous changer un peu les idées.

« Pour ça, vous pouvez compter sur moi » se dit Lisa, qui prévoyait d’aller sonner chez son prof dès le lendemain matin, sur le coup des onze heures.

- Je vous souhaite à tous une bonne continuation dans la suite de vos études. Je sais que la plupart d’entre vous ont réussi à intégrer une brillante université, et je les en félicite. Surtout, n’hésitez pas à me donner de vos nouvelles. Ça me fait toujours plaisir de savoir ce que deviennent mes anciens élèves !

Lisa, qui était prête à lui écrire ou à lui téléphoner tous les jours depuis Boston, sentit son cœur se regonfler d’espoir. Hélas, il ne tarda pas à voler en éclats lorsqu’elle entendit sonner la cloche marquant la fin des cours de l’après-midi.

« Déjà ? » se dit-elle en regardant d’un air effaré la salle se vider autour d’elle.

Pressés d’être en week-end, les élèves se dépêchaient de plier les gaules et de faire leurs adieux à leur prof. En un rien de temps, Lisa se retrouva toute seule dans la salle en compagnie de M. Bates. Exactement comme elle l’avait espéré.

Elle rangea son manuel de mathématiques dans son sac et en retira son album de promotion, qu’elle ouvrit nerveusement à l’une des pages blanches destinées aux signatures et aux messages personnels.

- Est-ce que vous pourriez me faire une dédicace ? demanda-t-elle en présentant son yearbook à M. Bates.

- Mais bien sûr ! s’exclama l’enseignant d’un air ravi.

Il sortit un stylo de sa trousse et se mit à écrire quelques mots en haut de la page, sous le regard enchanté de Lisa.

- Merci beaucoup ! dit celle-ci en récupérant son album et en lisant le message que son prof venait d’y laisser : « En souvenir de ces deux fantastiques années de mathématiques. Ce fut un vrai plaisir de t’avoir dans ma classe. Tous mes vœux de réussite au MIT. »

- Je t’en prie, répondit M. Bates. Pense à me donner de tes nouvelles ! Tu as mon adresse mail, il me semble ? Dans ce cas, n’hésite pas à m’écrire ! Je serais très heureux de savoir comment se passent tes études à Boston.

- Je n’y manquerai pas ! lui promit Lisa d’une voix enjouée.

- D’ici là, nous aurons peut-être l’occasion de nous recroiser, dit M. Bates, loin de se douter que son élève avait prévu de lui rendre visite dans moins de vingt-quatre heures.

« Oh, ça, je peux vous l’assurer ! » songea alors la jeune fille en esquissant un sourire malicieux.

________________________________________________________________________________________________________

Note de l'auteur : comme vous vous en doutez peut-être, le prochain chapitre sera (enfin) celui consacré à la déclaration d'amour de Lisa ! Merci à vous d'avoir été aussi patient(e)s et à bientôt !

Annotations

Vous aimez lire Chaton Laveur ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0