Chapitre 26

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Le jeudi 22 mars marqua le dernier jour du procès des parents d’Ashley Westbrook contre le lycée Lincoln. Le témoin appelé à comparaître au tribunal ce matin-là n’était autre que Jason Rockwell, qui, d’après les enregistrements d’Ashley, avait assisté impuissant au viol de Melina Williams par Scott Davis. Allait-il trouver le courage de révéler à la cour le crime dont il avait été le témoin pour prouver que Scott était bien un violeur, quitte à se faire lui-même inculper pour non-assistance à personne en danger ? Allait-il au contraire garder le silence sur cette histoire pour protéger son meilleur ami ?

C’était manifestement cette seconde option que Samantha Jenkins avait choisie, lors de sa comparution de la veille au tribunal. Alors qu’elle était censée témoigner contre Scott, elle avait finalement affirmé avoir consenti à coucher avec lui le soir où il l’avait emmenée à la Tanière – un cabanon situé dans les bois, derrière le terrain de baseball, où les athlètes des Lincoln Lions invitaient les filles à venir s’amuser. Malgré la photo compromettante prise durant leur rapport sexuel et sur laquelle Samantha apparaissait clairement inconsciente, elle avait déclaré se souvenir exactement de ce qui s’était passé ce soir-là. La présence de Scott lors de la séance l’avait sans doute intimidée au point de lui faire perdre contenance.

Qu’en serait-il de Jason ? Allait-il faire pencher la balance de la justice en faveur des Westbrook ou du lycée Lincoln ? Quelle serait la décision finale du jury ? En attendant le verdict, qui devait être rendu public en fin d’après-midi, les élèves s’animaient autour de l’autre sujet brûlant de la matinée : la publication par Nils sur sa page Facebook de photos de lui et Mike en train de saccager le terrain de baseball du lycée.

Lisa, qui était l’une des rares élèves de Lincoln High à ne pas avoir de compte Facebook, fut encore une fois la dernière à apprendre la nouvelle. Certes, elle s’était bien doutée que Mike n’avait pas été étranger aux dégâts causés sur le nouveau de terrain de jeu des sportifs – le symbole anarchiste tagué sur le monticule du lanceur portait clairement sa marque. Jamais elle n’aurait pourtant imaginé Nils prendre part à cet acte de malveillance – encore moins publier les preuves de sa complicité avec Mike sur son mur Facebook…

- Ce misérable crétin ! fulmina Mike lorsque Lisa le retrouva devant son casier à la pause de midi. A cause de lui, le proviseur a convoqué mon père pour cet après-midi. A tous les coups, je vais me faire renvoyer du bahut !

- Qu’est-ce qui lui a pris de mettre en ligne ces photos ? s’exclama Lisa, atterrée à l’idée que c’était peut-être la dernière fois qu’elle voyait Mike au lycée. Il aurait au moins pu te prévenir !

- Je suppose qu’il voulait se vanter… Montrer à tous de quoi il était capable…, bougonna Mike en rangeant ses bouquins de cours dans son casier, dont l’intérieur était recouvert de stickers de groupes de punk rock. A vrai dire, je ne sais pas exactement ce qui se passe dans sa tête… Une chose est sûre : il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Ce type est un véritable psychopathe. Plus jamais je ne le laisserai s’approcher de ma sœur.

- Quoi ? se récria Lisa. Il a fait du mal à Abigail ?

- Ils sont sortis ensemble au ciné, dimanche dernier. Nils l’a larguée au beau milieu de la séance, sans donner d’explication. Quand ils se sont retrouvés mardi soir au concert de Los Huaycos, j’ai entendu Nils crier sur ma sœur pour lui dire de la fermer et la traiter de connasse.

- Nils ? répéta Lisa, abasourdie. Nils a insulté ta sœur ? Mais je croyais que tu étais devenu son nouveau meilleur ami…

- C’est fini, déclara sèchement Mike en refermant la porte de son casier d’un geste brusque qui fit sursauter sa camarade. Je ne veux plus rien avoir à faire avec lui. Tu ferais mieux de t’en méfier, toi aussi. Ce gars n’est pas net du tout.

- Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Lisa en fronçant les sourcils.

Mike regarda autour de lui d’un air embarrassé, puis se pencha vers Lisa pour lui chuchoter à l’oreille :

- Nils planque des armes à feu dans sa chambre. Imagine ce qu’il pourrait faire avec, si jamais il décidait de régler ses comptes au lycée…

Lisa entrouvrit la bouche de stupeur. Mike lui jeta un dernier regard explicite, avant de s’éloigner d’elle en disparaissant au milieu de la foule d’élèves qui circulaient dans le couloir principal. Si Nils Brown décidait de régler ses comptes au lycée, il ferait bel et bien un carnage...


Mike ne fut pas le seul à se faire renvoyer du lycée ce jour-là. Comme il l’avait lui-même pressenti, M. Carver fut démis de ses fonctions par le principal Hawkins et prié de quitter l’établissement sans préavis. Plus jamais Lisa ne reverrait son prof d’anglais au lycée. Si elle avait certes été loin de l’apprécier autant qu’elle appréciait M. Bates, elle lui était tout de même reconnaissante de l’avoir encouragée à candidater au MIT en lui écrivant une lettre de recommandation. Si seulement elle avait au moins pu lui dire au revoir...

Heureusement pour elle, elle n’eut pas à dire adieu à Mike, puisqu’elle pouvait continuer de le voir chez lui lors des cours de soutien qu’elle donnait à Abigail. Ce jeudi soir, elle retrouva la petite famille au complet autour du dîner qu’avait préparé Peter et qui consistait en un jambalaya aux crevettes et au chorizo.

- Papa adore cuisiner quand il est contrarié, expliqua Mike en décapsulant une bouteille de Budweiser. Ça lui permet de se détendre un peu et de penser à autre chose.

- C’est vrai que cette journée a été particulièrement éprouvante, confirma Peter. D’abord l’entretien avec le proviseur… Ensuite l’acquittement du lycée dans le procès des Westbrook…

Le verdict était tombé à six heures et n’avait pas manqué de faire la une des journaux télévisés. Ce fut chez Mike et Abigail que Lisa apprit la terrible nouvelle : contre toute attente, le jury avait déclaré le lycée Lincoln non responsable de la mort d’Ashley Westbrook. Une décision consternante, que la mère d’Ashley avait commentée par ces mots pleins d’amertume adressés aux journalistes : « Vous savez, je connais beaucoup de femmes qui ont été victimes de violences sexuelles et qui ont survécu. Ma fille, elle, n’a pas réussi, et ce n’est pas de sa faute. » La seule consolation dans cette issue dramatique fut l’arrestation de Scott Davis et de Jason Rockwell pour viol et complicité de viol, filmée en direct sur les marches du palais de justice pendant l’interview de l’avocat des Westbrook.

- Au moins, Scott a eu ce qu’il méritait, commenta Abigail. Il n’est pas prêt de remettre les pieds au lycée.

- Sauf s’il se fait lui aussi acquitter lors de son procès, rétorqua Mike d’un air pessimiste.

- Avec les charges retenues contre lui, je ne crois pas qu’il puisse s’en tirer aussi facilement, déclara Peter.

- Heureusement que Melina a trouvé le courage de porter plainte, reprit Abigail. Sans elle, Scott aurait continué à se pavaner dans les couloirs du lycée comme si de rien n’était.

- Tu dois être soulagée de savoir que tu n’auras plus à le croiser en cours de maths tous les jours, dit Mike en se tournant vers Lisa.

- Et comment ! lança celle-ci. Rien que le fait de sentir sa présence dans la classe me donnait la nausée…

- Pour moi aussi, c’est un grand soulagement de savoir que je n’aurai plus à endurer les cours de développement de soi de M. Carver ! s’exclama Mike en riant.

- M. Carver s’est peut-être fait virer, mais je doute qu’il ne soit pas remplacé d’ici peu, fit remarquer Abigail.

- Et alors ? lança Mike. Etant donné que je n’ai plus le droit de retourner en cours pendant dix jours, c’est toujours ça de gagné !

C’était en effet la punition dont avait écopé Mike en allant avouer au principal sa participation au saccage du terrain de baseball. Nils, lui, s’était montré un peu moins coopératif avec M. Hawkins, et s’était ainsi vu placé pour une durée d’un mois dans un programme éducatif spécial pour jeunes délinquants.

- Avec les vacances de Pâques qui commencent demain soir, ça veut dire qu’on ne te reverra pas au lycée avant combien de temps ? demanda Lisa en jetant un regard préoccupé à Mike.

- En théorie, pas avant le 13 avril, répondit celui-ci. En pratique… Ce n’est pas parce que je suis exclu de cours que je n’ai pas le droit de venir me balader au lycée !


Comme à l’accoutumée, les vacances de Lisa furent placées sous le signe de la mélancolie. Même le temps splendide de ce début de printemps ne parvenait pas à compenser son chagrin. M. Bates lui manquait et elle voulait le revoir. Voilà à quoi se résumait son état d’esprit quotidien. Tous les jours, elle profitait de ce que sa mère fût au boulot pour jouer de la guitare tout en s’enivrant. Boire en cachette était désormais devenu une habitude, et elle tâchait de varier les boissons pour ne pas risquer de trop faire baisser le niveau d’une même bouteille – ce que sa mère ne manquerait pas de remarquer. Certes, elle n’abusait pas de l’alcool jusqu’à rouler sous la table, mais elle se contentait de petites gorgées qui suffisaient à l’inspirer dans sa musique et lui faisaient composer des morceaux tous plus tristes les uns que les autres. Son style s’était définitivement éloigné du punk rock de ses débuts et tirait désormais sa source des mélodies gothiques de groupes comme Nightwish ou Within Temptation.

Deux fois au cours de ses vacances, Lisa se rendit à Greentown pour faire du shopping et profita de se trouver en ville pour flâner devant Lincoln High. Même si les portes de l’établissement étaient fermées, elle gardait le vain espoir d’y croiser M. Bates, comme si l’enseignant pouvait lui aussi avoir l’idée saugrenue de se balader sur son lieu de travail pendant ses congés. Hélas, elle était bien la seule à errer comme une âme en peine autour du bâtiment désert… Même en allant s’asseoir à l’arrêt de bus du lycée et en observant les voitures qui passaient devant elle, Lisa n’eut pas le bonheur d’apercevoir la Mini Cooper de son prof de maths. Sans doute aurait-elle eu plus de chances de le rencontrer en allant se balader à Mill Spring et en traînant devant sa maison, mais une telle excursion lui semblait bien trop audacieuse pour ne pas finir par s’apparenter à du harcèlement.

Lisa dut ainsi se résoudre à prendre son mal en patience, et son attente fut finalement récompensée le lundi 2 avril, lorsqu’elle retrouva M. Bates dans le couloir principal du lycée, en train d’épingler un poster sur le panneau d’affichage. Il n’était que huit heures et demi du matin, et le fait de tomber sur lui aussi tôt dans la journée lui causa une si agréable surprise qu’elle sentit son cœur bondir de joie dans sa poitrine. Elle tâcha cependant de ne rien laisser transparaître de son émotion, car elle marchait en compagnie d’Astrid jusqu’aux casiers et ne tenait pas à éveiller les soupçons de son amie. Celle-ci, bien sûr, n’avait même pas remarqué la présence de M. Bates dans le couloir, tant elle était occupée à raconter à Lisa tout ce qu’elle avait fait durant ses vacances.

- Mes grands-parents m’ont encore offert trois tonnes de chocolats pour Pâques… J’ai beau leur dire chaque année que j’essaye de faire un régime, ils ne m’écoutent jamais !

Lisa aussi avait cessé d’écouter sa camarade. Toute son attention était portée sur M. Bates, qu’elle ne parvenait plus à quitter des yeux malgré le monde qui circulait dans le couloir. Il était pile sur son chemin pour se rendre aux casiers, et plus elle se rapprochait de lui, plus elle sentait son rythme cardiaque s’accélérer. Lorsqu’elle arriva enfin à sa hauteur, elle ne put s’empêcher de lui lancer un joyeux : « Bonjour M. Bates ! », et l’enseignant se retourna aussitôt pour voir qui était l’élève qui venait de le saluer.

- Bonjour Lisa, répondit-il avec un aimable sourire. Comment vas-tu ?

- Ça va très bien, et vous ? 

- Comme un lundi !

La jeune fille jeta un œil à l’affiche que son prof finissait d’accrocher et s’aperçut alors qu’il s’agissait d’une annonce pour une conférence prévue le 20 avril au lycée Lincoln, intitulée « Les mathématiques de l’origami », et présentée par Erik Demaine, artiste, mathématicien et professeur d’informatique à l’université du MIT.

- Waouh ! s’exclama Lisa en s’arrêtant subitement devant le poster. Ça a l’air super ! Tu voudras y aller ? demanda-t-elle à Astrid.

- Hein ? Où ça ? fit la blonde, qui se mit à tourner la tête comme une girouette, faisant cliqueter ses boucles d’oreilles en forme d’œufs de Pâques.

- A la conférence sur les mathématiques de l’origami, dit Lisa en pointant du doigt l’affiche de M. Bates. Ça devrait t’intéresser, toi qui es une artiste.

- Une artiste allergique aux maths, je te rappelle…

- Ça tombe bien ! lança M. Bates. Je suis sûr que cette conférence sera l’occasion idéale pour te réconcilier avec les mathématiques.

- C’est vous qui l’organisez ? s’enquit Lisa.

- Oui, j’ai réussi à convaincre M. Hawkins de l’utilité d’une telle conférence pour les élèves. Lui qui a plutôt tendance à privilégier les événements sportifs... Il a finalement donné son accord, et je me suis fait un plaisir de contacter Erik Demaine pour l’inviter au lycée. Tu verras, c’est un excellent professeur, et sa conférence te donnera un petit aperçu des cours que tu pourras suivre au MIT.

- Génial ! Dans ce cas, je serai au rendez-vous ! Astrid, tu es sûre que tu ne veux pas venir avec moi ?

- Non merci, répondit la blonde d’un ton sans appel. Je préfère largement aller au bal qui aura lieu le lendemain, ajouta-t-elle en désignant du doigt le poster pour la soirée « Spring Fling » prévue le soir du 21 avril.

- Encore un bal ? se récria Lisa, qui avait l’impression que la dernière soirée organisée par le lycée remontait à la veille.

- De quoi tu te plains ? lança Astrid. Tu n’es même pas venue au dernier bal de Noël !

« Et pour cause... » répondit Lisa intérieurement. « M. Bates n’y était pas ! »

Comme elle savait que son prof n’était pas non plus un grand amateur de ce genre de soirées, elle prit la liberté de répliquer :

- De toute façon, les bals du lycée se ressemblent tous. On y entend toujours la même musique, on y croise toujours les mêmes personnes… Franchement, je ne rate rien en restant chez moi.

- Ne me dis pas que tu préfères rester enfermée dans ta chambre à faire tes devoirs ! se moqua Astrid, qui ne se gênait pas pour charrier son amie devant son prof de maths.

- Eh bien si, justement ! rétorqua Lisa, avant d’ajouter avec un grand sourire destiné à M. Bates : Surtout s’il s’agit de mes devoirs de maths !


Pour une fille qui n’hésitait pas à clamer haut et fort son goût pour les devoirs de maths, Lisa fut servie. Même les deux heures qu’elle passa à la bibliothèque puis au café Gourmet’s ne lui suffirent pas à terminer les six exercices de probabilité que M. Bates avait donné à sa classe pour le lendemain. Il lui en restait encore deux à résoudre lorsqu’elle prit le bus de cinq heures pour rentrer chez elle. A son arrivée à la maison, son premier réflexe fut de monter directement dans sa chambre pour se remettre au travail. Hélas, à peine eut-elle le temps de s’installer à son bureau et de déballer ses affaires que trois coups secs résonnèrent contre sa porte. Lisa fit un bond sur sa chaise avant de se retourner subitement.

- Maman ? s’écria-t-elle en découvrant avec surprise que sa mère se tenait sur le seuil de sa chambre. Que… Qu’est-ce que tu fais là ? Je croyais que tu étais au boulot !

- J’ai posé mon après-midi, déclara froidement Amanda. J’avais droit à une demi-journée de congé, ce mois-ci.

- Ah, euh… Cool..., commenta Lisa, un brin décontenancée par le ton peu cordial de sa mère.

- Tu peux descendre avec moi dans le salon ? J’aurais quelque chose à te montrer…

- Euh… Ça ne peut pas attendre l’heure du dîner ? J’ai des tonnes de devoirs à faire pour demain…

- Tu les feras plus tard, répliqua Amanda d’une voix sans appel. Je t’attends en bas.

Lisa se leva en bougonnant et suivit sa mère dans les escaliers. Lorsqu’elle entra derrière elle dans la salle à manger, elle remarqua alors que trois bouteilles d’alcool trônaient au milieu de la table. Tequila, gin, vodka. Lisa déglutit en reconnaissant les trois bases à cocktails dont elle s’était servie en cachette pendant les vacances. Elle comprit tout de suite qu’elle allait passer un sale quart d’heure.

- Tu peux m’expliquer ça ? questionna Amanda en pointant un doigt menaçant vers les bouteilles à moitié vides.

Pétrifiée de honte, Lisa entrouvrit la bouche pour répondre, mais aucun son n’en sortit. Elle ne put que fixer d’un regard hébété la preuve accablante de sa culpabilité.

- Je n’aime pas beaucoup ce que tu fais quand je ne suis pas à la maison, reprit Amanda d’une voix courroucée. A quoi ça rime, Lisa ? Tu peux me le dire ?

- Je… Euh…

- Tu avais envie de te saouler la gueule, c’est ça ? Tu voulais faire comme tes nouveaux amis du lycée ? Comme ce petit voyou de Mike qui a fini par se faire renvoyer ?

- Ça n’a rien à voir avec Mike, voyons !

- Alors pourquoi ? Pourquoi ?

- A ton avis ? répliqua alors Lisa en adressant un regard de défi à sa mère.

- Ne me dis pas que c’est encore à cause de ton prof de maths ! s’exclama Amanda d’un air excédé. Quand est-ce que tu comprendras enfin que tu perds ton temps avec lui ?

Perdre son temps ! Ça, c’était la meilleure ! Si Lisa avait bien horreur d’une chose, c’était de perdre son temps, mais jamais elle n’avait considéré son amour pour M. Bates comme un tel gâchis. Décidément, sa mère avait le don de la mettre en rogne.

- Franchement, Lisa, je ne comprends pas ! Tu as eu tout ce que tu voulais : tu as été admise au MIT, tu as obtenu une bourse d’études… Qu’est-ce qu’il te faut de plus, bon sang ?

- Lui ! s’écria soudain la jeune fille. Tout ce qu’il me faut, c’est lui !

Sa colère était si grande qu’elle ne se souciait même plus de ce que sa mère pouvait penser en l’entendant clamer haut et fort son amour pour M. Bates. Même si elle avait toujours éprouvé une certaine gêne à l’idée de lui dévoiler toute l’étendue de sa passion pour son prof – après tout, il s’agissait de sentiments purement intimes, qui trahissaient clairement la nature de ses penchants sexuels –, elle en était arrivée à un tel degré d’énervement que plus rien ne semblait capable de la retenir.

- Tu es en train de gâcher ta vie, ma pauvre ! s’indigna Amanda. Si maintenant tu te mets à boire en cachette pour noyer ton chagrin, il est grand temps que tu te ressaisisses, car je n’ai pas envie d’avoir une soûlarde à la maison ! J’ai déjà suffisamment donné avec ton père !

A ces mots, Lisa sentit son cœur se glacer. C’était la première fois depuis des années qu’elle entendait sa mère évoquer l’ivrognerie de son père. Ce sujet, qui était toujours resté tabou entre elles, refaisait soudain surface et ramenait avec lui de sombres souvenirs… Celui du soir où elle avait vu son père ivre s’emporter à table contre sa mère et la menacer de la mettre à la porte. Une parole de trop avait suffi pour qu’il mette sa menace à exécution : saisissant Amanda par le bras, il l’avait traînée jusque dans l’entrée, avant d’ouvrir la porte en grand et de la jeter en bas des marches du perron en criant : « Ici, c’est chez moi ! » Un souvenir embué par les larmes que Lisa avait versées lorsqu’elle avait assisté impuissante à cette scène, qu’elle essayait désormais de chasser de son esprit. Un souvenir douloureux, qu’elle tâchait de garder enfoui au plus profond d’elle-même...

- Crois-moi, Lisa, tu vas mal finir si tu continues comme ça, renchérit Amanda. Il faut que tu te soignes... Il faut que tu ailles voir un psy !

- Un psy ? répéta Lisa, scandalisée.

C’était le comble ! Jamais de sa vie elle n’avait eu besoin de mettre les pieds chez un psy et ce n’était pas aujourd’hui qu’elle allait pousser la porte d’un tel charlatan. Et puis quoi, encore ? Elle était suffisamment grande pour savoir comment gérer ses problèmes toute seule ! Ce n’était pas un inconnu qui allait lui apprendre ce qu’elle avait de mieux à faire vis-à-vis de son prof. Comment d’ailleurs pourrait-il comprendre ce qu’elle ressentait pour lui ?

- Tu vois bien qu’il y a quelque chose qui cloche, chez toi ! s’exclama Amanda en guise d’explication.

Cette fois, c’en était trop ! Sa mère venait clairement de la traiter de malade mentale et Lisa ne tenait pas à se laisser insulter plus longtemps. Tournant les talons, elle quitta la salle à manger  d’un pas furieux, puis monta rageusement les escaliers en criant une dernière fois à sa mère : « C’est ça, tu as raison ! Je suis complètement folle ! », avant d’ajouter à part elle : « Folle de M. Bates ! »

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