Chapitre 14

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Plusieurs élèves de la classe de Lisa avaient certainement dû penser qu’elle avait fait de l’ironie en certifiant devant tout le monde à M. Bates qu’elle ne s’ennuyait jamais durant ses cours. D’autres, au contraire, avaient dû la prendre pour une insupportable lèche-bottes – un titre qui jusqu’à présent n’avait été décerné qu’à Arthur Macmillan. Lisa, cependant, n’avait que faire de ce que ses camarades pouvaient penser d’elle. Du moment qu’ils ne se doutaient pas de la nature de ses sentiments pour M. Bates...

Une seule personne pour le moment était au courant de son secret : c’était sa mère, et Lisa avait déjà bien du mal à gérer cette situation… A chaque fois qu’elle avait le malheur d’aborder devant elle le sujet tabou de M. Bates – soit par mégarde, soit par pure provocation –, la discussion se terminait par une dispute, et Lisa remontait rageusement dans sa chambre pour calmer ses nerfs en jouant de la guitare ou en mettant la musique à fond.

Le lundi 6 novembre, lorsqu’Amanda Thompson trouva dans la boîte aux lettres une convocation du tribunal de Greentown adressée à Lisa, elle se demanda aussitôt quelle bêtise sa fille avait bien pu faire, et la première idée saugrenue qui lui vint à l’esprit fut que cette bêtise devait être en rapport avec M. Bates. Pendant les quelques secondes qu’il lui fallut pour aller chercher son coupe-papier et décacheter l’enveloppe, elle échafauda dans son esprit les pires scénarios possibles : tantôt elle imagina que Lisa avait franchi le pas en déposant des centaines de mots doux dans le casier de son prof et se voyait ainsi accusée de harcèlement, tantôt elle soupçonna sa fille d’avoir découvert l’adresse où habitait l’enseignant et d’être entrée par effraction dans son domicile… Mais ce qu’elle redoutait plus que tout, c’était d’apprendre que M. Bates avait fini par céder aux avances de Lisa, et que celle-ci se retrouvait maintenant impliquée dans une sordide affaire de détournement de mineure.

Toutes ses craintes se dissipèrent heureusement quand elle ouvrit la lettre et qu’elle s’aperçut que le motif de la convocation n’était en aucune façon lié à Harold Bates. Non, à la place, il était lié à Ashley Westbrook.


- Tu as reçu du courrier, annonça Amanda, juste avant l’heure du dîner, en venant frapper à la porte entrouverte de la chambre de sa fille.

Celle-ci était assise à son bureau, en train de terminer ses exercices de mathématiques, et elle ne put s’empêcher de pousser un soupir de contrariété. Elle avait horreur d’être dérangée lorsqu’elle faisait ses devoirs de maths, surtout lorsqu’elle se trouvait au beau milieu du calcul d’une dérivée particulièrement complexe...

Hélas, depuis la mort d’Ashley et la réunion de prévention du suicide à laquelle tous les parents d’élèves du lycée Lincoln avaient été invités, Lisa s’était vu interdire par sa mère le droit de s’enfermer dans sa chambre, même si elle souhaitait être plus au calme pour faire ses devoirs. Suivant les conseils prodigués lors de cette séance de sensibilisation, Amanda avait demandé à sa fille de laisser la porte de sa chambre aux trois quarts ouverte, afin qu’elle puisse toujours garder un œil sur elle et s’assurer que tout allait bien.

« Ou s’assurer que je suis toujours en vie… » avait complété Lisa dans sa tête, la première fois que sa mère lui avait expliqué la nécessité d’une telle règle.

Résultat : la jeune fille voyait maintenant sa mère passer encore plus souvent dans sa chambre, utilisant à chaque fois un prétexte différent, comme celui de vouloir vider sa corbeille à papiers, celui de venir déposer son linge repassé sur son lit, ou, comme ce soir, celui de lui apporter son courrier.

- Tu peux le poser sur ma commode, je le lirai après…, répondit Lisa sans quitter des yeux son cahier d’exercices, avant d’ajouter pour plaisanter : A moins, bien sûr, que ce ne soit une lettre du MIT pour me dire que je suis admise…

« Ou une lettre d’amour de M. Bates… »

Mais dans les deux cas, Lisa savait bien qu’elle pouvait toujours rêver. D’une part, elle n’attendait pas de réponse du MIT avant la mi-décembre ; d’autre part… Non, vraiment, il n’y avait absolument aucune chance que M. Bates lui déclare un jour sa flamme par écrit – ni sous quelque forme que ce soit, d’ailleurs.

- Désolée, répliqua Amanda en s’approchant du bureau de Lisa pour y déposer la lettre de convocation du tribunal de Greentown, j’ai bien peur que cela ne puisse pas attendre…

La jeune fille écarquilla des yeux ronds de stupeur en découvrant l’origine de la lettre. Evidemment, elle s’était attendue à tout sauf à ça.

- « Vous êtes assignée à comparaître comme témoin dans le cadre de l’affaire Ashley Westbrook opposant la famille de la victime au lycée Lincoln »…, lut-elle d’une voix horrifiée.

L’imminence de la date à laquelle elle était convoquée acheva de la faire paniquer : Lisa devait venir faire sa déposition le vendredi 10 novembre, à deux heures de l’après-midi, au cabinet d’avocats Smith & Rogers.

Debout à côté de sa fille, relisant la lettre par-dessus son épaule, Amanda secoua la tête d’un air affligé.

- Il ne me reste plus qu’à contacter notre avocat…, dit-elle en soupirant. Voilà à quoi cela te mène de donner des cours particuliers en maths !


Cette nuit-là, Lisa eut un mal fou à s’endormir. A trois heures et demi du matin, elle était toujours en train de se tourner et de se retourner dans son lit en pensant au témoignage qu’elle allait devoir déposer dans moins de quatre jours. Sa déclaration était sollicitée par Marcus Rogers, l’avocat des parents d’Ashley Westbrook, ce qui signifiait que ses propos allaient pouvoir être repris à charge contre le lycée Lincoln. Or, même si Lisa était consciente des moqueries qu’avait subies Ashley à l’école et de l’indifférence totale de l’équipe de direction vis-à-vis de son mal-être, elle se sentait extrêmement gênée à l’idée que ses paroles puissent servir à porter préjudice au lycée pour lequel travaillait l’homme qu’elle aimait. Elle avait l’impression de trahir M. Bates en se rendant à la convocation de M. Rogers. Elle savait que l’interrogatoire de ce dernier serait orienté de façon à montrer que le lycée Lincoln était en partie responsable du suicide d’Ashley Westbrook. Ce qu’elle ignorait, c’était si l’avocat insisterait sur le rôle joué par l’équipe enseignante dans le malaise de la jeune fille… Comme si elle se préparait pour une interro, Lisa essayait d’imaginer les questions qui lui seraient posées, et réfléchissait aux réponses qu’elle pourrait apporter pour aider à la fois les parents d’Ashley à obtenir réparation et M. Bates à rester hors de cause dans toute cette histoire. Hélas, son angoisse était si forte qu’elle ne parvenait pas à formuler dans sa tête le moindre discours logique, et, à force de se torturer l’esprit, la jeune fille finit par tomber de fatigue et sombrer dans le sommeil.


- Bonjour Mlle Thompson.

- Bonjour...

- Mon nom est Marcus Rogers, je suis l’avocat de John et Monica Westbrook, et ceci est une déposition. Je vais vous poser quelques questions et vous devrez y répondre sincèrement, à moins que votre avocat ne s’y oppose. Vous comprenez ?

- Euh... Oui...

Lisa se trouvait dans un bureau froid et austère, assise à une table gigantesque et entourée d’un grand nombre de personnes : à sa gauche se tenaient sa mère et son avocat, M. Sanders ; à sa droite : le greffier et les parents d’Ashley Westbrook ; en face : Marcus Rogers et l’avocat de la défense, Mme Boyle. Lisa tournait le dos à une large baie vitrée qui donnait sur la ville de Greentown et les collines environnantes. Devant elle étaient posés un micro et un caméscope destinés à enregistrer sa déclaration.

- Aucun juge n’est présent, mais cela reste une procédure légale, reprit M. Rogers. Vous êtes sous la même obligation légale de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Vous comprenez ?

- Oui, répondit Lisa d’une voix plus affermie.

- Bien. Pour information, pouvez-vous décliner votre identité, votre âge, où vous allez à l’école, et en quelle classe vous êtes ?

- Je m’appelle Lisa Thompson, j’ai dix-sept ans, je vais au lycée Lincoln et je suis en classe de terminale.

- Pouvez-vous nous dire où et quand vous avez rencontré Ashley Westbrook pour la première fois ?

- C’était au lycée, en septembre de l’année dernière, le jour de la rentrée des classes. Nos casiers étaient côte à côte. Comme elle avait beaucoup de mal à ouvrir le sien ce jour-là, je me suis mise à l’aider, et c’est comme ça que nous avons fait connaissance. 

- Et vous connaissiez bien Ashley ?

- C’est-à-dire que…, hésita Lisa en jetant un regard inquiet vers les parents de la jeune fille. Au début, on ne se croisait que devant les casiers, lorsqu’on allait chercher ou déposer nos affaires. On se disait bonjour, mais c’est tout. Ce n’est qu’à partir de cette année qu’Ashley a commencé à prendre des cours de soutien en maths avec moi et qu’on a pu échanger un peu plus…

- Pourquoi pensez-vous qu’Ashley ait eu besoin de prendre des cours particuliers de maths avec vous ?

- Apparemment, elle rencontrait quelques difficultés dans cette matière depuis qu’elle était entrée en seconde, et elle tenait à faire remonter sa moyenne pour avoir une chance d’être admise dans une grande université…

- Qu’entendez-vous au juste par « quelques difficultés » ?

- Disons que les notes d’Ashley restaient toujours assez faibles… En général, elles ne dépassaient jamais la lettre C…

- Et pourtant, dans son ancien lycée, Ashley avait l’habitude des bonnes notes en mathématiques. Ses bulletins scolaires montrent même que sa moyenne dans cette matière n’a jamais été inférieure à B+. Comment expliquez-vous qu’Ashley ait vu son niveau en maths chuter aussi brutalement à son arrivée au lycée Lincoln ?

- Euh… Je ne sais pas…, fit Lisa en se grattant la tête d’un air gêné. Le fait de changer d’établissement scolaire, je suppose ? C’est parfois très perturbant pour un élève de devoir quitter son lycée, ses amis, ses profs…

« Surtout, ne prononce pas le nom de M. Bates… Surtout, ne prononce pas son nom ! » se répéta intérieurement Lisa, qui sentait déjà des gouttes de sueur lui couler dans le bas du dos.

- Et pourquoi pensez-vous qu’Ashley ait choisi de se tourner vers vous pour obtenir de l’aide en mathématiques, plutôt que vers son propre professeur ?

- C’est-à-dire que… si Ashley avait déjà du mal à comprendre les cours de son prof, je ne vois pas trop pourquoi elle lui aurait demandé de lui donner des cours particuliers en supplément…, expliqua Lisa, de plus en plus embarrassée.

Voilà que, malgré toutes ses précautions, elle voyait la conversation dériver vers le sujet qu’elle cherchait à tout prix à éviter : son prof de maths. Comment les choses avaient-elles pu en arriver là aussi rapidement ?

- Et vous ? Que pensez-vous de l’idée de prendre des cours particuliers avec M. Bates ?

- Que… Quoi ? s’étonna Lisa, qui crut avoir mal compris la question.

- Que pensez-vous au juste de M. Bates ?

- Je… Euh… Rien de spécial… Il est sympa, quoi… C’est tout…, bégaya la jeune fille, dont le visage tourna subitement au rouge pivoine.

Un regard vers sa mère lui révéla que celle-ci commençait à se renfrogner.

- Vous êtes sûre que M. Bates n’éveille pas chez vous plus que des sentiments de sympathie ?

- Vous… Vous êtes sérieux ? s’offusqua Lisa. Quel autre genre de sentiments pourrait-il éveiller chez moi ?

- A vous de me le dire…

Lisa n’en revenait pas de ce qu’elle entendait ! Qu’est-ce que c’était que cette blague ? D’où sortaient ces questions complètement déplacées ?

- Greffier, pouvez-vous nous montrer la pièce à conviction numéro deux ? demanda M. Rogers.

Le greffier lui tendit une photo imprimée au format A4 sur du papier glacé. L’avocat la fit glisser vers Lisa pour qu’elle puisse y jeter un œil. Se penchant dessus en fronçant les sourcils, la jeune fille sentit alors son cœur manquer un battement. C’était la photo qu’elle avait prise de M. Bates à la sortie du lycée, alors qu’il marchait dans la rue par une froide après-midi de janvier.

- Où est-ce que vous avez eu ça ? s’écria Lisa d’un air paniqué.

Elle se tourna à nouveau vers sa mère et vit que son visage était lui aussi devenu rouge… Rouge de colère.

- Peu importe où nous l’avons eue, répliqua M. Rogers. Pouvez-vous nous dire qui est sur la photo ?

- C’est… euh… mon prof de maths… Harold Bates.

- Et pouvez-vous nous dire qui a pris cette photo ?

- C’est… C’est moi…, répondit Lisa d’une voix penaude.

- Pourquoi avez-vous pris cette photo ?

- J’en sais rien… Je… Je voulais tester le zoom de mon nouvel appareil photo, et comme M. Bates passait par là, je me suis dit qu’il pourrait faire un bon sujet…

- Est-il vrai que vous avez à plusieurs reprises suivi M. Bates à la sortie du lycée ?

- Je… Euh… Oui, mais…

- Est-il vrai que vous vous êtes également rendue à son domicile pour déposer une rose rouge dans sa boîte aux lettres ?

- Oui, j’avoue que…

- Confirmez-vous avoir déjà eu un rencard avec lui au café Gourmet’s ?

- Oui, mais c’est lui qui…

- Et reconnaissez-vous être déjà montée dans sa voiture pour qu’il vous raccompagne jusqu’à chez vous ?

- Mais bon sang, comment est-ce que vous savez tout ça ? s’écria Lisa, dont la température corporelle venait de grimper en flèche et de dépasser les quarante degrés Celsius – un peu plus et elle allait voir de la fumée lui sortir par les oreilles.

M. Rogers ne prit même pas la peine de répondre à Lisa et continua l’interrogatoire :

- Que pensez-vous des goûts vestimentaires de M. Bates ?

- A… Attendez, mais pourquoi vous me posez ce genre de questions ?

- Que pensez-vous de son nœud papillon orange ?

- Co… Co… Comment ? balbutia Lisa, avant d’entendre un étrange écho lui répondre :

Co… Co… Cocoricoooo !


Lisa se réveilla en sursaut dans son lit, les yeux écarquillés d’effroi, la bouche grande ouverte. Elle était en état de choc. Elle était en nage. Son téléphone, qui continuait de sonner sur sa table de chevet en imitant le cri du coq, indiquait sept heures du matin. Son sommeil n’avait duré que trois heures, et pourtant… Elle aurait largement préféré ne pas dormir de la nuit plutôt que de faire ce cauchemar ridicule !


Lorsqu'elle arriva au lycée à huit heures moins le quart, Lisa paraissait encore plus décalquée qu’au lendemain de sa soirée d’Halloween. Elle avait encore réclamé du café au petit déjeuner, mais la caféine n’avait visiblement pas suffi à la tirer de son engourdissement. D’énormes cernes noirs étaient dessinés sous ses yeux. Des cernes qui pouvaient difficilement passer inaperçus.

- Qu’est-ce qui t’arrive ? s’inquiéta Astrid en retrouvant son amie près des casiers, juste avant le début des cours. Tu as l’air crevée ! Tu as encore été à un concert de metal hier soir ?

- N… Non… J’ai eu un peu de mal à m’endormir, c’est tout…

Hors de question pour Lisa de confier à la blonde le rêve atroce qu’elle avait fait durant la nuit. Elle n’osait même pas lui parler de la lettre de convocation du tribunal qu’elle avait reçue la veille et qui était à l’origine de ses tourments. Cette assignation à comparaître devant l’avocat des parents d’Ashley Westbrook lui faisait éprouver un tel sentiment de honte et de culpabilité qu’elle préférait la garder sous silence. Bien sûr, elle ne devait pas être la seule à avoir été sollicitée par M. Rogers... Mais plutôt que de se demander qui pouvaient bien être les autres élèves auxquels l’avocat avait fait appel, elle continuait de ressasser dans sa tête la même et unique question : « Pourquoi moi ? ».

Ashley Westbrook n’était pour elle qu’une connaissance. Clairement, Lisa n’était pas la personne la mieux placée pour parler des problèmes que la jeune fille avait pu rencontrer au lycée… Pourquoi diable avait-elle été choisie pour témoigner ?

La perspective d’aller faire sa déposition l’angoissait tellement que Lisa en venait à réfléchir au meilleur moyen d’échapper à ce supplice... Et si elle se cassait une jambe ? Certes, cela n’aurait pas été très courageux de sa part de se défiler de la sorte, mais qu’avait-elle à gagner dans cette histoire ? Absolument rien ! Ashley Westbrook était morte, et ce n’était pas le témoignage de Lisa Thompson qui allait la faire revenir. Si seulement elle pouvait s’enfuir loin d’ici… Prendre un avion et partir, laisser ses tracas derrière elle et tout quitter… Mais serait-elle prête à quitter M. Bates ?

Plongée dans ses pensées, Lisa n’écouta même pas le début de l’annonce faite au micro par le proviseur du lycée. Ce ne fut que lorsqu’elle entendit les mots « état grave » et « Josh Randall » qu’elle prêta subitement l’oreille au discours de M. Hawkins.

- Afin de prévenir tout risque de contagion, disait celui-ci, il sera désormais interdit aux élèves de parler au lycée des récents événements en lien avec Ashley Westbrook ou Josh Randall, sous peine de se voir renvoyés de l’établissement.

- Quoi ? s’étonna Lisa, qui était restée focalisée sur le mot « contagion ». Il y a une épidémie au lycée ?

Astrid leva les yeux au ciel, avant de rétorquer d’un air moqueur :

- Tu es sûre que tu n’as pas fumé de l’herbe au petit déjeuner ? Tu m’as l’air complètement à la masse, ce matin…

Mais Lisa ne fit pas attention aux sarcasmes de son amie et continua de chercher à comprendre ce qu’avait voulu dire M. Hawkins dans son message adressé aux élèves.

- Josh Randall est tombé malade ? Il a attrapé la grippe ? La gastro ? La tuberculose ? Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

- Il a essayé de se suicider, voilà ce qui lui est arrivé ! lança Astrid, à bout de patience.

Lisa entrouvrit la bouche de stupeur, mais aucun son n’en sortit. La réponse de son amie venait de lui clouer le bec.

- D’après le proviseur, c’est à cause de toute cette histoire autour d’Ashley Westbrook, expliqua la blonde. Apparemment, Josh Randall aurait voulu l’imiter…

- Quoi ? s’exclama à nouveau Lisa, qui n’arrivait pas à croire ce qu’elle entendait et qui commençait à se demander si elle s’était vraiment réveillée de son cauchemar. Mais c’est absurde ! Pourquoi aurait-il eu envie de l’imiter ?

- Je ne sais pas, moi. Peut-être qu’il était amoureux d’elle et qu’il n’a pas supporté sa mort ?

Si la conjecture d’Astrid pouvait tout à fait tenir la route, d’autres hypothèses ne tardèrent pas à se propager dans les couloirs, et ce, malgré l’interdiction formelle du principal d’évoquer les événements tragiques qui venaient de se produire. Certains élèves disaient que Josh s’était senti coupable d’avoir créé la liste « canon ou laideron » et d’avoir inscrit le nom d’Ashley Westbrook dans la catégorie « plus beau cul de première année ». Cette liste – dont Lisa n’avait jusqu’alors jamais soupçonné l’existence et qu’elle découvrait maintenant avec effarement – avait circulé dans le lycée peu de temps après l’arrivée d’Ashley en classe de seconde, et lui avait valu d’emblée une réputation de fille facile. Une réputation qui, hélas, lui avait collé à la peau, et qui pouvait sans doute expliquer les raisons de son suicide... Pas étonnant que Josh s’en soit alors voulu pour ce qu’il avait fait. Mais de là à se tirer une balle dans la tête…

Les rumeurs allant bon train, Lisa avait fini par apprendre que le garçon avait cherché à mettre fin à ses jours en utilisant l’arme de service de son père, qui n’était autre que Bruce Randall, le shérif de Greentown. Transporté d’urgence à l’hôpital St Joseph, il se retrouvait désormais plongé dans le coma, et son pronostic vital était engagé. Et dire qu’il avait lui aussi fait partie des élèves auxquels Lisa avait donné des cours particuliers en mathématiques… A croire que ses séances de soutien étaient maudites ! D’abord Ashley, ensuite Josh… Qui d’autre encore ? Abigail ? Joey ?

Ce dernier semblait justement avoir le moral au plus bas, depuis la veille… ou plutôt depuis qu’il avait repassé l’épreuve du SAT, trois jours plus tôt. Malgré l’entraînement intensif que lui avait fait subir Lisa, Joey avait le sentiment d’avoir à nouveau raté son examen, et regrettait d’avoir fait perdre son temps à son amie. Il ne cessait de pleurer sur son sort, répétant à qui voulait l’entendre que son cas était désespéré et que personne ne pouvait plus rien pour lui. Ses lamentations lui attiraient évidemment les mots de consolation de ses camarades, qui craignaient de le voir sombrer dans la dépression et commettre l’irréparable, à l’instar d’Ashley ou de Josh.

Lisa, elle, ne pouvait pas non plus dire que son moral était au beau fixe – surtout depuis qu’elle avait reçu sa lettre de convocation au tribunal –, mais comme elle réussissait très bien à cacher ses problèmes, personne ne s’inquiétait pour elle. Elle voyait pourtant la date du 10 novembre se rapprocher avec une appréhension croissante, et lorsqu’arriva le jeudi 9 novembre, ce fut en se tordant les mains d’anxiété qu’elle alla trouver M. Bates à la fin de sa leçon pour lui dire qu’elle ne pourrait assister à son cours du lendemain.

- Un souci particulier ? interrogea l’enseignant en remarquant les gestes nerveux de son élève.

- Je… Euh… J’ai… J’ai été appelée à comparaître au tribunal de Greentown à quatorze heures pour témoigner dans le cadre de l’affaire Ashley Westbrook…, confessa Lisa, qui ne pouvait se résoudre à mentir à l’homme qu’elle aimait.

Pour prouver ses propos, elle sortit de son sac sa lettre de convocation et la tendit d’une main tremblante à M. Bates.

- Je vois, fit celui-ci en parcourant des yeux le document. C’est un mauvais moment à passer, mais ne t’en fais pas : je suis certain que tu sauras t’en tirer.

- Si seulement je pouvais en être aussi sûre…, soupira Lisa d’un air abattu. J’avoue que je me sens encore plus stressée que la veille de mon épreuve de l’ACT…

- Tu n’as pas à t’inquiéter, la rassura l’enseignant en lui rendant sa convocation. Tant que tu n’as rien à te reprocher, il n’y a aucune raison que ça se passe mal.

M. Bates savait toujours trouver les mots justes pour réconforter son élève. Des mots que Lisa ne cessa de se répéter le jour de sa déposition, pour garder confiance en elle et faire bonne contenance devant les parents d’Ashley Westbrook et leur avocat. Comme l’avait pressenti son prof, son témoignage se déroula sans le moindre accroc, et les questions de M. Rogers se révélèrent bien moins indiscrètes que celles qu’elle avait pu imaginer dans son cauchemar. Même si les premières furent identiques à celles de son subconscient – « Où et quand avez-vous rencontré Ashley Westbrook pour la première fois ? », « Ashley était-elle votre amie ? » –, les suivantes, plutôt que de s’orienter paradoxalement vers M. Bates, furent consacrées à l’ambiance qui régnait au lycée entre les élèves et aux éventuelles brimades dont Ashley avait pu être victime : « Avez-vous entendu quelqu’un dire des méchancetés à Ashley ? », « Avez-vous vu quelqu’un la maltraiter physiquement ? ».

Au bout d’une demi-heure d’entretien, Lisa quitta le bureau de M. Rogers en poussant un profond soupir de soulagement, heureuse que son calvaire soit enfin terminé et que M. Bates n’ait pas été évoqué une seule fois au cours de l’interrogatoire. Celui-ci n’avait finalement pas duré aussi longtemps que ce qu’elle avait craint. Si elle voulait, elle pouvait même demander à sa mère de la redéposer au lycée et arriver à temps pour son cours de photographie… Néanmoins, Lisa se sentait tellement crevée après cette interview qu’elle n’avait envie que d’une chose, c’était de rentrer chez elle pour se reposer. Traversant le couloir dans lequel elle avait dû patienter avant de passer son entretien, elle constata alors qu’elle ne serait pas la seule à rater l’atelier photo de cet après-midi : entouré de ses parents et de son avocat, Nils Brown attendait lui aussi son heure pour aller témoigner. En le voyant, Lisa repensa aussitôt à la photo qui avait circulé dans tout le lycée et sur laquelle on reconnaissait Nils les fesses à l’air... Elle était curieuse de savoir ce que le garçon aurait à dire au sujet de l’ambiance à l’école...

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