CHAPITRE 1 - Partie 2

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Les ongles rouges d'Amanda griffèrent furieusement le gobelet alors qu'elle s'écriait, horrifiée :

- Mais il ne l'a pas fait, tout-de-même ?

- Evidemment qu'il ne l'a pas fait, répliqua Mme Delville d'une voix traînante avant que Vincent ait pu ouvrir le bec. Ça fait des années qu'il jubile en narguant le rectorat parce que personne n'arrive à le faire renvoyer. Il ne va pas tout gâcher en commettant une faute professionnelle aussi grave.

Mme Delville avait plutôt bien résumé la situation. Il fallait dire qu'en quinze ans de bons et loyaux services au collège Tobias Stimmer, elle avait eu le temps d'apprendre à connaître ce tyran de Roumergue. Par ailleurs, c'était une femme d'âge mûr, perspicace et expérimentée, à qui il fallait peu de temps pour cerner chacun de ses collègues.

Elle savait par exemple que Vincent Leboeuf était aussi subtil que son nom le laissait entendre. Pourtant, sa renommée et son estime chez les élèves étaient bien connues, à défaut d'être bien comprises. Viviane imaginait que c'était un prof de sport décontracté, la bride sur le cou, aussi immature que certains de ses élèves, mais pas pour autant antipathique. Du côté des profs, on l'appréciait aussi beaucoup, même si c'était davantage grâce - ou à cause - de son physique plus remarquable que ses neurones. Ce jeune garçon costaud bien que gracieux avait un visage angélique, un ovale régulier au teint méditerranéen et à la physionomie souriante. Il coiffait soigneusement ses cheveux dorés en les rabattant sur un côté de son crâne, et n'avait de cesse de passer sa main entre ses mèches pour éviter qu'elles ne retombent sur son front bombé. Des sourcils élégants surmontaient ses yeux sombres, que Viviane trouvait un peu bovins, mais qui, paraît-il, faisaient fureur dans le corps enseignant. Son nez en bec d'aigle, sa bouche charnue, son menton carré et ses joues bien remplies achevaient de lui donner un profil charmant. Quant au reste de son corps, il répondait à tous les critères conformistes de la beauté masculine : des épaules larges, des jambes musclées qui lui donnaient cette démarche fière et décidée, et surtout un torse massif et musculeux.

Toute cette déferlante de testostérone amenait souvent de jeunes profs à s'embéguiner du beau Vincent, qui prenait tout ça comme un jeu de séduction sans gravité, un petit flirt sans incidence. Et Viviane se doutait déjà que la belle Amanda Breteille n'était pas insensible à son charme.

En plus, Amanda avait tout pour plaire : un visage arrondi aux traits harmonieux et au teint de porcelaine, de voluptueuses boucles blondes qui tombaient lourdement sur ses épaules et qui se muaient en frange au niveau de son front. De grands yeux bleus étincelaient de part et d'autre de son nez retroussé. Ses lèvres pulpeuses, lorsqu'elles souriaient, fendaient ses joues d'adorables fossettes. Du reste, son corps inspirait la douceur, la délicatesse, comme si chacun de ses membres avait été sculpté pour faire de Mme Breteille la plus belle poupée de l'équipe enseignante. Elle avait les épaules étroites, les mains fines et sans doute très douces, les jambes fuselées même si c'était une femme de petite taille. Elle s'habillait bien, se coiffait avec soin, se maquillait souvent. On la prenait d'abord pour quelqu'un de très glamour et sophistiqué, dans sa robe de taffetas pourpre, pourtant elle n'avait ni l'arrogance, ni l'orgueil de prétendre à une classe sociale huppée. Car même si elle essayait de farder ses difficultés financières comme elle fardait ses paupières, on savait qu'elle ne roulait pas sur l'or.

Viviane, trop occupée à dévisager ses collègues, se surprit le stylo rouge en l'air, au milieu du mot "Décevant" sur une copie où c'était finalement un mot bien faible. Leïla Mourad, en 4ème B. Viviane fronça les sourcils. C'était une élève appliquée en début d'année, mais qui avait perdu pied dès le deuxième mois de cours, et dont les résultats chutaient continuellement. Pourtant elle se donnait du mal, et Mme Delville, aussi intransigeante qu'elle soit, reconnaissait et encourageait les efforts. Ainsi, elle passa un coup sec de ruban correcteur sur son appréciation austère, et la recouvrit d'un "Encore des progrès à faire... Courage !" nettement moins abrupt.

Mme Delville faisait l'unanimité chez les élèves : c'était une dragonne. Vieille, sèche, rabougrie, on la qualifiait à toutes les sauces, avec un vocabulaire souvent très épicé. Elle avait eu les grands frères et grandes sœurs, qui avaient mis en garde les petits frères et petites sœurs, qui n'avaient pourtant pas échappé à la redoutable et redoutée professeur de Lettres. Parce qu'il y avait deux types de professeurs dans cette même matière : les professeurs de français, et les professeurs de Lettres. C'est un titre sans valeur, qu'ils se donnaient eux-mêmes, qu'ils choisissaient au tout début de leur carrière, et rien qu'avec cette appellation, les élèves savaient à quel genre d'enseignant ils avaient à faire. Mme Delville était le genre qu'on ne voulait pas avoir.

Elle parlait en épithète inversé, elle nommait ses élèves par leur nom de famille en premier, elle ne jurait que par Balzac, Honoré de, elle s'extasiait devant le Parnasse, et ponctuait son discours de "Ah" extatiques, une note illustre au collège Tobias Stimmer, une onomatopée aiguë prononcée du fond de la gorge, les amygdales frémissantes, traînant dans la longueur. C'était une grande dame mince et leste, au visage froid élégamment ridé. Le sérieux creusait son front. Ses yeux verts flamboyants auraient pu être chaleureux, s'ils n'étaient pas encadrés par une paire de lunettes stricte et rectangulaire, posées sur son nez aquilin. Il était rare que sa bouche ressemble à autre chose qu'à un trait net et immobile, entre deux joues creusées. Vincent Leboeuf se plaisait à brailler qu'en v’là une qui ne risquait pas de se faire une déchirure aux zygomatiques. La seule touche de folie au cœur de cette physionomie si impassible résidait dans ses cheveux touffus et argentés, qui effleuraient ses épaules comme un nuage.

D'un geste vif et professionnel que des années de carrière avaient rodé, elle fit passer la copie de Leïla en dessous du paquet et s'attaqua à la suivante. Son œil de rapace plongea d'abord sur l'introduction de la dissertation, puis sur la conclusion. Hors sujet. A des années lumières de la question posée. Avec calme et professionnalisme, Viviane tira une règle de sa trousse, la posa en travers de la feuille et, d'un coup expert de stylo rouge, barra la copie entière d'un trait écarlate. Le papier bruissa au passage de la bille. Elle retira la règle et inscrivit en haut à droit dans la marge : H. S - 0/20. Avant de passer à la copie suivante, elle s'accorda un regard sur le nom de l'auteur de la copie : Enzo Brumm. Mme Delville n'avait pas l'habitude de noter "à la tête du client" mais vu qui avait rédigé ce torchon, sa note n'était pas une surprise. Il trouverait encore le moyen de tourner son zéro en dérision et à déclencher un tonnerre de remarques et d'éclats de rire dès le lendemain... Mme Delville s'accorda juste une seconde pour penser comme Barthélémy Roumergue et pour s'abandonner à l'idée d'empaler Enzo à la façon Vlad Tepes.

La porte de la salle des profs s'ouvrit avec fracas. La clenche heurta le vieux casier qu'on avait refilé à Mme Breteille. La boîte tomba sur le sol dans un claquement métallique assourdissant. Son contenu voleta comme autant de feuilles mortes avant de s'échouer sur le tapis. C'est ainsi qu'entra Barthélémy Roumergue.

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