CHAPITRE 1 - Partie 3

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Il embrassa la salle du regard pour se repaître de l'effet que son apparition retentissante avait produit sur ses occupants. Vincent Leboeuf avait cessé de palabrer sur son compte, Viviane avait immobilisé à nouveau son furieux stylo rouge. On sentit même le frémissement qui parcourut la salle vidéo, de l'autre côté du couloir. Mais Amanda était sans doute celle sur qui cette entrée avait eu l'influence la plus spectaculaire. Elle posa son gobelet sur la table avec une telle vigueur que quelques grosses gouttes bondirent pour s'écraser sous une chaise. Mme Breteille était à mi-chemin entre la table et les casiers quand elle remarqua à la même seconde le désastre du café et celui de son casier démoli. Elle se figea au milieu de la pièce, tétanisée par la honte et la terreur, incapable de bouger autrement qu'en jetant sa tête à droite et à gauche, ne sachant quels dégâts réparer en premier. Vincent, une fois que ces yeux ahuris eurent cessé de passer du casier à Barthélémy et de Barthélémy au gobelet, vint à son aide en maugréant un "Salut Barthy" qui resta sans réponse.

Comme Vincent s'attelait en silence à nettoyer les taches sombres sur la moquette, Amanda s'accroupit devant la boîte en métal éventrée et entrepris de rassembler le tapis de feuilles. Sous ses gestes tremblants, une copie glissa aux pieds de Roumergue. Mme Breteille s'apprêtait à la rattraper quand le talon clouté d'une santiag terreuse s'abattit sur le papier, à quelques centimètres de l'endroit où s'était trouvée la main d'Amanda une seconde avant.

Les yeux écarquillés de frayeur de la pauvre enseignante remontèrent le long des jambes arquées de Barthélémy. Il portait un pantalon de cuir large, retroussé aux chevilles et serré aux hanches par une épaisse ceinture à grande boucle dorée. Mme Breteille dut se tordre la nuque pour apercevoir plus haut que les hanches du terrifiant personnage. Une chemise bordeaux en toile baillait au niveau de ses lombes grasses. Deux bras dont le diamètre approximatif était équivalent au tour de tête d'Amanda s'échappaient du vêtement XXXL. Une véritable détonation résonna lorsqu'il fit craquer ses poings de la taille d'un melon aux articulations blanchâtres et aux phalanges poilues. Un cou monstrueux soutenait une lourde tête aux traits grossiers. Une chaîne en métal au bout de laquelle pendant une croix était enfouie sous une demi-douzaine de double-mentons. Un sourire carnassier fendait sa mâchoire dure et carrée. Ses lèvres sombres se fondaient dans sa barbe et dans son teint mat, et sans le scintillement d'une incisive en or, on aurait cru qu'il n'avait pas de bouche. Son nez en bec d'aigle, en revanche, semblait proéminent au milieu de son visage osseux. Sa barbe fournie remontait le long de ses joues pour disparaître dans une chevelure noire et épaisse, tirée en arrière et nouée en catogan. Une pellicule de transpiration recouvrait son front bombé, et des gouttelettes de sueur coulaient paresseusement au creux de ses rides. Au centre de son visage, deux billes sombres canardaient Amanda Breteille, et achevaient d'ôter toute couleur à son visage livide.

Vincent Leboeuf, une fois de plus, lui vint en aide en rompant ce silence pesant :

- D'ailleurs Barthy, déclama-t-il d'une voix faussement traînante et amusée, tu sais que c'est moi, qui ai les 6èmesB juste après ton cours de 8 heures le mardi. Donc ça m'arrangerait si tu pouvais être un peu plus... démocrate...

- Diplomate, lâcha Mme Delville d'une voix blanche, comme si corriger Vincent était devenu un automatisme.

- Si tu le dis, Viviane, si tu le dis, répliqua l'autre avec un geste d'impatience. Je suis sûre que Barthy a très bien saisi ce que je voulais dire.

La diversion de Vincent avait au moins permis à Amanda de se relever et de se réfugier dans un gros fauteuil à l'autre bout de la salle, d'où elle contemplait la scène, toujours blanche comme un cachet de doliprane.

Pour toute réponse, M. Roumergue s'approcha de la table, tira brutalement une chaise, et se laissa tomber sur l'assise avec un souffle de bien-être. Son gros poing s'abattit sur la table avec une telle violence que le gobelet de café d'Amanda oscilla une deuxième fois avant de se renverser tout-à-fait.

- Non, je ne saisis pas, singea-t-il sans même prendre la peine de regarder Vincent.

Ce dernier semblait d'ailleurs secoué d'un certain malaise, puisqu'il passa sa main dans ses cheveux trois fois d'affilée, et qu'une mèche capricieuse retomba néanmoins sur son front moite.

- Tu vois, la petite Marjorie... Elle... Elle a les nerfs fragiles... Elle débarque dans le gymnase tous les mardis en pleurant comme une baleine...

Viviane émit un claquement de langue agacé, Amanda étouffa un gloussement nerveux, alors que Roumergue rétorquait :

- On rit comme une baleine, mais on pleure comme une madeleine, camarade.

Les ongles d'Amanda, qui avaient la fâcheuse tendance de griffer tout ce qui passait, s'attaquèrent à l'accoudoir du fauteuil. Le prof de techno avait une voix caverneuse et parlait un accent de l'Est prononcé, qui rendait son "camarade" plus soviétique que nature.

- Et à cet âge, poursuivit Barthélémy, toute la marmaille a les nerfs fragiles. Je parie que même Mme Breteille ici présente - Craaac, fit la toile du canapé en se déchirant dans toute sa longueur - a déjà envoyé quelques caleçons au sale.

- Oh non, je ne me permettrais pas... balbutia cette dernière en avisant l'accoudoir éventré et le visage de Roumergue avec la même terreur.

Vincent reprit avec fermeté :

- Ils te surnomment M. Legourdin, Barthy. Alors j'ai pas la moindre idée de ce que ça peut bien vouloir dire, mais comme un gourdin, ça n'est jamais très sympathique, j'imagine que c'est pas un compliment...

Viviane expira longuement par les narines. Toute cette agitation commençait à la déconcentrer. Elle savait bien entendu que les élèves faisaient référence à la terrible Mlle Legourdin dans l'œuvre de Rohald Dahl, mais elle doutait sincèrement qu'en informer Roumergue et Vincent soit très pertinent, surtout qu'elle voulait écourter ce débat au plus vite.

Roumergue semblait lui aussi fatigué de cette joute verbale. Il soupira si fort que les copies de Viviane, au bout opposé de la table, frémirent et dégringolèrent sur les genoux de la prof de Lettres. Puis il déclara :

- Ecoute, Leboeuf, sans mauvais jeu de mot, tu tournes autour du pot comme du bétail dans son enclos.

Tout en rattrapant ses copies, Mme Delville constata avec une admiration forcée cette belle assonance en o. Vincent s'écria finalement :

- Ce que j'essaye de te dire... enfin... Barthy, mon pote, tu les terrorises !

Un long silence suivit sa déclaration, durant lequel Viviane laissa le désespoir la submerger. Si elle doutait déjà du talent oratoire de Vincent, elle le plaçait maintenant dans des profondeurs abyssales. Appeler le diabolique prof de techno "Barthy, mon pote" n'était certainement pas le meilleur moyen de persuasion à employer avec lui. Roumergue-la-terreur aurait, à la rigueur, eu son petit effet.

Enfin, Roumergue laissa échapper un grondement sourd qui fit trembler les murs de la salle des profs. Le mugissement se transforma en rire sous le regard effaré des trois autres, et bientôt, des gloussements tonitruants secouaient tout son corps massif. Son poing frappa à nouveau la table, trois fois d'un coup, envoyant le gobelet de café dégoulinant valser sur la moquette. Viviane plaça une main ferme sur son paquet de copies pour éviter qu'une nouvelle tornade ne les emporte, Amanda se recroquevilla dans son fauteuil, et Vincent resta planté au milieu de la pièce, tétanisé.

- Mes chers camarades, reprit Roumergue entre deux soubresauts titanesques. Je vous demanderais de me citer un seul des élèves que j'aie eu en cours et qui n'ait pas été accepté dans le lycée professionnel qu'il visait grâce à ses connaissances. Je vous demanderais de me citer un seul professeur de technologie qui ait un jour aidé les élèves à s'épanouir comme je le fais. Je vous demanderais enfin - pour terminer sur une note cocasse - de me citer un seul bras cassé du rectorat qui n'ait pas essayé de me virer d'ici !

Il sembla trouver sa dernière réplique hilarante, puisque ses rugissements sourds redoublèrent d'intensité, de même que ses coups de poing sur la table.

Vincent et Amanda en restèrent bouche-bée, et Viviane n'osa se manifester davantage qu'en prenant une mine outrée et en formant sur ses lèvres le mot "s'épanouir". Roumergue se leva avec une telle rudesse que sa chaise crissa sur le sol, traversa la salle à pas éléphantesques, claqua la porte derrière lui, et malgré ça, on l'entendait encore beugler de rire dans le couloir de l'administration.

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