3 - Trahison

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Témoignages

On entend les témoins. Tout d’abord, le médecin qui a procédé à l’autopsie, puis divers témoins qui attestent des relations suivies entre la victime Mme Drouet et l’accusé. D’autres témoins évoquent l’intimité peu ordinaire existant entre Mme Drouet et M. Cartier, un ami de son fils, mais personne n’affirme que celui-ci fut l’amant de la bouchère de la rue des Ternes. Enfin, on entend huit à dix garçons bouchers dont les témoignages peuvent se résumer ainsi :

— Nous sommes les camarades de Cousin et nous venons rendre hommage à la vive affection qu’il inspirait à tous ceux qui l’ont connu. C'est un brave cœur et un bon travailleur. Malheureusement, sa maîtresse le dominait totalement. C'est elle qui a tout fait pour qu’il ne puisse s'établir à son compte. Lorsqu’elle a repris la boucherie de l’avenue des Ternes, l'établissement ne valait rien. Mais Cousin était un homme de talent, il a vite remonté la maison et nous lui conservons, dans le malheur, toute notre amitié.

Le rappel — 30 décembre 1892

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Julien Cousin - Mai 1948

La jeune fille veut savoir ? Alors, allons-y.

– Tout a commencé le 14 juin 1892, la veille de… enfin, vous savez. Elle est descendue à la boutique, toute belle. Je veux dire qu’elle avait pris grand soin de sa toilette, elle avait mis du noir sous ses yeux et rassemblé sa lourde chevelure en une de ces coiffures compliquées que j’adorais la voir ébaucher quand… quand elle s’asseyait, nue, devant sa coiffeuse et que moi, encore allongé sur le lit, je l'adorais du regard. Ce jour-là, elle ressemblait à la femme que j’avais connu dix ans auparavant. Benjamin l’a rejointe. À dix-huit ans, il était devenu un beau jeune homme. Il lui ressemblait beaucoup. Elle ne m’a pas regardé. Elle ne m’a même pas dit bonjour. J’ai serré les dents, comme souvent depuis un ou deux mois.

Pour reprendre mon souffle et mon courage, je m’accorde une gorgée de vin. Face à moi, la petite attend, silencieuse. Cela ne fait qu’un mois qu’elle et moi discutons - enfin, surtout moi - mais son calme et sa patience m’obligent à poursuivre la démarche. Même si mes tripes réclament le silence et l’oubli. Désireux d’en finir avec les non-dits, je me racle la gorge.

– Quand elle est partie au bras de son fils, pimpante comme l’Amandine que j’avais connue et aimée, je n’ai pas pu résister. J’ai demandé à Gaspard, un collègue, de me remplacer et j’ai couru chercher mon manteau au vestiaire. Je les ai suivis discrètement, en me cachant derrière les murs et les passants pour ne pas être repéré.

La jeune femme souffle de surprise, mais je ne m’y attarde pas, prêt pour la première fois à dire ce que j’ai vu.

– Ils ont retrouvé Louis, un jeune ami de Benjamin, à deux arrêts de bus. Je l'avais déjà croisé à la boutique alors qu’il rendait visite à Benjamin. Dix-neuf ans, le cheveu clair, des yeux bleus cherchant à séduire et l’allure fière du gosse de riche qu’il était. Je ne l'appréciais pas du tout.

Brièvement, la petite pose sa main sur la mienne. Étonnant geste de réconfort. Même si l’eau a coulé sous les ponts depuis cette histoire, les gens ne me touchent guère, du moins, pas volontairement.

– Quelques centaines de mètres plus loin, ils se sont séparés. Benjamin est entré dans un cinéma. Amandine et Louis… ont poursuivi leur chemin ensemble. Le jeune homme tenait Amandine par le bras, comme son fils juste avant, mais ce n’était pas pareil. Il n’était pas son fils. Amandine riait souvent et quand elle levait la tête vers lui, on ne pouvait pas manquer son regard admiratif.

Plongé dans ces souvenirs douloureux, je marque une hésitation..

– Que s’est-il passé, ensuite ? m’encourage Line.

– Après, je suis parti. Je suis rentré chez moi.

Espérant qu’elle s’en contenterait, j’ai grogné plus que prononcé ces derniers mots, mais c’est mal connaître l’obstination de la jeune demoiselle.

– Vraiment ? Vous avez vu la femme que vous aimiez toujours, bras-dessus, bras dessous avec un fringant jeune homme et… vous êtes parti ? Je vous pensais courageux, M. Cousin.

Courageux, moi ? Certainement pas. Finalement, je ne suis plus certain d’arriver à extérioriser ce qui m’a détruit de l'intérieur.

– Mademoiselle, le courage ne sert strictement à rien et remuer ces souvenirs n’est pas souhaitable.

– Bien. Vous préférez que je parte ? Ou parler d’autre chose, peut-être ? Si les souvenirs d’Amandine et son jeune ami en plein badinage sont trop lourds, on peut directement passer à vos années de prison, mais je crains qu’en parler s’avère plus éprouvant pour vous.

Se moque-t-elle de moi ? Comme si la prison était pire ! Le pire c’est… Non ! Emporté dans la fureur, je me mets à trembler. N’y tenant plus, mes dernières réticences éclatent et les mots se libèrent de la geôle où ils sont restés murés pendant six décennies.

– Je les ai suivis la veille, en effet. Elle et Louis.

L’esprit agité, je me gratte le torse au niveau de ma blessure, comme si le frottement pouvait éloigner la douleur.

– Ils sont rentrés dans un hôtel pour faire leur affaire. Amandine avait apparemment tourné la page, et avec un petit gigolo de l'âge de son fils. Mais ce n’était pas le pire. Je… C’est…

– Oui ?

Attentive, la petite s’est penchée vers moi. Bienveillante, sans a priori, à des lieues du mépris des membres du tribunal. Elle m’écoute, elle ne me juge pas. Soulagé, les mots coulent enfin, dans un torrent violent qui arrache à chaque détour un morceau de mon être.

– Ils sont entrés dans un hôtel. Mais pas n’importe lequel : celui-là même où nous avions fait l’amour pour la première fois, et toutes les suivantes pendant six mois. Notre hôtel. Nous avions la chambre 104, au premier étage. Elle était au fond du couloir, un peu isolée, et donnait sur un petit jardin à l’arrière. Cela convenait à nos rencontres. Amandine était parfois… comment dire… bruyante. Bref. C'était notre lieu de rendez-vous. Le nôtre !

Je crois que je viens de crier les derniers mots. Inspirant lentement, je masse ma poitrine pour effacer la sensation d’étouffement qui l’enserre. La petite est toute pâle, mais désormais, elle ne peut plus arrêter le flux qu’elle a déclenché.

– Amandine avait un amant. Et elle le rencontrait ici, dans notre cocon. Je… crois que j’ai perdu la tête à ce moment-là. Un voile de fureur a tout obscurci et, sans comprendre comment, je me suis retrouvé le lendemain matin devant elle qui me mentait obstinément. Elle n’a pas eu le courage de m’avouer la vérité, alors j'ai voulu la punir. De tout. De m’avoir laissé. De l’avoir trouvé. De l’aimer, lui, plus que moi. D’avoir souillé nos souvenirs. Elle m’avait tout pris ! Tout !

Le silence tombe dans la petite pièce. Je n’ai plus conscience des secondes qui s'égrènent à un rythme fou. Je suis transporté là-bas. Je contemple mes mains couvertes de sang. L’odeur ferreuse et âcre qui m’entoure dans ma vie quotidienne prend une autre mesure. C’est son sang. Je regarde la femme étendue à mes pieds. Elle ne hurle plus. Elle ne gémit même plus. Je l’ai tuée. Amandine. Elle si belle, si forte, est morte. Mes mains tremblent. Puis la réalité s’ancre en moi, brutalement. C’est fini. Quoiqu’elle ait fait, je ne l’entendrai plus parler, ne la verrai plus sourire, minauder, me toiser de haut. J’ai pris sa vie. Je n’ai plus le choix, il faut que je répare ma faute. Je dois prendre la mienne.

Dieu m’est témoin que j’ai essayé. D’abord avec le couteau, puis plus tard, à l’hôpital. Mais Dieu ne voulait pas de moi. D’ailleurs, il n’est toujours pas décidé.

Je voudrais qu’Amandine me pardonne. Je voudrais me pardonner.

Sans mot dire, je contemple mes mains, parcourues de veines saillantes et de taches de vieillesse. Leur puissance a déserté depuis de nombreuses années. Secouant la tête, je me rends compte que c’est la première fois que je peux les observer sans voir le sang couler dessus.

– Vous n’avez jamais expliqué qu’Amandine avait un amant, ni au procès, ni ensuite. Certes, il y a eu quelques sous-entendus dans les journaux mais… Pourquoi ce silence ?

Mon silence la surprend ? J’échappe un rire amer.

– Pourquoi le dire ? Elle était libre, n’est-ce pas ? Elle n’a jamais accepté de m’épouser. Vous savez, je crois que j’aurais pu accepter qu’elle ait un amant. Après tout, c’est dans l’ordre de la vie. Mais pas dans cet hôtel.. Cinquante ans après les faits, cette idée m’inspire toujours autant de dégoût. La même folie. La même envie de tout détruire. C’est ce détail qui a tout sali.

– Julien, nous avons discuté longtemps aujourd’hui. Je crois que vous avez avancé. Je reviendrai demain.

J’ai dû rêver, car j’ai eu l’impression qu’elle se penchait en avant et effleurait ma joue d’un baiser avant de partir., Enfin, je pense, car lorsque je reviens au présent, chassant les images d’un passé révolu et pourtant si ancré dans mon esprit, il n’y a plus que moi dans la petite chambre des Jacinthes jaunes. Moi et la pluie qui tapote doucement contre le carreau, avant de glisser sur la vitre aussi lentement que les larmes qui coulent sur mes joues.

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