4 - La vie après le verdict

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Verdict

L’entrée de M. Cousin ne produit pas un mauvais effet. Âgé de quarante ans, trapu, blond avec une forte moustache, l’accusé a davantage l’allure d’un sous-officier retraité que d’un garçon boucher. Il paraît ému, voire accablé. Son attitude impressionne favorablement

À l’audience, interrogé par Maitre Caze, l’accusé manifeste le plus grand repentir. “J’étais éperdument épris d’Amandine, je veux dire, de Mme Drouet. Quand elle a rompu nos relations en 1890, je n’ai pas pu y voir un congé définitif. Elle avait promis de m’épouser. J’ai été pris d’une crise que je ne saurais décrire.” Le président interrompt alors l’accusé : “Et alors vous vous êtes jeté sur votre ex-maîtresse et vous l’avez poignardée de toutes vos forces”. “J’étais fou”, répond Cousin. Alors que le président poursuit,demandant à l’accusé de quel droit il s’est constitué maitre souverain de la vie d’une femme de quarante-cinq ans, de violents murmures parcourent la salle d’audience. “On ne raisonne pas quand on est brutalement emporté par la jalousie. J’ai tué. C’est malheureusement vrai, mais j’ai voulu me punir, me tuer, et je n’ai pas pu. Faites ce que vous voulez.”

Le réquisitoire réclame un jugement sévère, la défense, l’acquittement de l’accusé.

Le jury prononce le verdict : coupable avec circonstances atténuantes. La Cour condamne donc l’accusé Julien Cousin à cinq ans de réclusion.

— Le rappel — 30 décembre 1892

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----- Mai 1948 -----

Julien Cousin

Lorsque nos deux verres rituels sont sur la table, je parle immédiatement. Il me tarde de poursuivre ce que nous avons entrepris hier. Lavé d’une partie de ma colère. Celle que j’avais enfouie si profondément en 1892. Je n’ai plus beaucoup de temps. Ma vie, si longue, me paraît soudain si brève, je veux en finir avec cette histoire.

–Le procès a eu lieu en décembre. J’avais d’abord passé quelques jours à l'hôpital, le temps de me remettre des plaies infligées par le couteau, puis les mois suivants en cellule. J’attendais le procès et le verdict sans peur. Sans impatience non plus. Il fallait que ça se fasse et que je paye. J’ai été sincère à l’audience, j’ai simplement tû la cause véritable de mon geste, le déclencheur de ma folie. Mais le reste, ce que vous avez dû lire dans la presse de l'époque, est principalement juste. J’ai tué Amandine par jalousie, dans un accès de fureur.

Je hausse les épaules. Je ne veux plus revenir là-dessus. Cela ne sert à rien. Déjà à l’époque, cela n’a servi à rien.

– La peine prononcée était légère. Cinq ans contre une vie. Je… n’ai pas compris pourquoi on ne m’a pas condamné à plus. Bref, la prison était méritée, j’ai purgé ma peine. Au sens propre. Et finalement, les années sont passées très vite.

— Je comprends. Et ensuite, je veux dire, après la prison, qu’avez-vous fait ?

Je renifle en retenant un petit rire moqueur. Même si sa question est logique. Même si on ne me la pose jamais.

Même si je refuse de me la poser.

Sombre et perturbant, le silence s’éternise. Je regrette presque de ne pas posséder de vieille pendule, une de celles qui font “tic tac” comme chez tous les autres vieux. Au moins, je n’aurais pas à endurer mon souffle irrégulier. Furtive, la main de Line se pose sur la mienne, crée un contact puis disparaît.

— Je ne veux pas vous déranger mais... c’est important pour moi de comprendre ce qu’il s’est passé pour vous, après ça.

Après ça ?

Je cherche dans ma mémoire, dans les vieux souvenirs que j’ai exhumés de leur vieille malle pour cette petite femme venue de nulle part. Ils sont là, devant moi, spectres grisâtres et poussiéreux de ma jeunesse, épouvantails de souffrance vibrants au rythme de ma respiration hachée. Oui, et après ? Je repousse sur le côté les guenouilles abîmées et vieillissantes de mon crime et cherche dans le reste de ma vie.

Un boulot. Plusieurs petits boulots, en vérité. À gauche, à droite. Un appartement. Deux guerres pour lesquelles j’étais trop vieux.

Après ?

Le vide.

Le néant.

Les années qui se succèdent, sans relief, sans amour.

Atterré, je croise le regard attentif de la jeune femme.

Je me suis puni. Je n’ai pas vécu après Elle. J’ai presque un siècle et il faut l’arrivée de cette petite brunette de vingt ans pour que je m’en rende compte. Qui est-elle ?

— Melle Line, je… j’aurai une question.

Elle relève la tête. Aujourd’hui, elle semble différente. Plus tendue, moins à l’écoute. C’est logique. Elle m’a écouté décrire comment j’ai poignardé une femme, comment je l’ai tuée. Il y a franchement de quoi être mal à l’aise, même si je ne suis plus qu’un vieillard inoffensif.

— Oui ?

Sa voix est craintive. A-t-elle peur de moi ? Mon cœur, pourtant peu sensible, se serre. Je n’ai pas envie qu’elle me craigne. J'apprécie nos moments ensemble, même si je ne comprends pas bien sa présence ici. Décidé, je prends le risque de la questionner à mon tour.

— Pourquoi moi ? Pourquoi toutes ces questions ? Je… cela m’a aidé à comprendre, ou du moins, à me libérer de mes souvenirs. Mais vous ? En quoi la vérité sur le “crime des Ternes” vous importe-t-elle ?

Elle ouvre la bouche pour répondre, puis se ravise.

– Mademoiselle Line ? Où est passé votre courage ?

Je tapote sa main, comme elle l’a fait une fois ou deux ces derniers jours. Son regard sombre esquive le mien pour se perdre à travers la fenêtre de ma chambre.

– Je… Mon arrière-grand-mère s’appelait Amandine. Amandine Drouet. Je ne l’ai pas connue, vous savez pourquoi.

Si mon destin était de mourir d’une crise cardiaque, je crois que l’échéance vient d’arriver. Un nouveau silence nous entoure, crépitant de questions muettes. L’arrière-petite-fille d’Amandine me couve d’un regard inquiet. Cherchant à se justifier avant que je ne la jette hors de ma vie, elle enchaîne :

– Mais mon grand-père Benjamin était le meilleur des hommes. Il était calme, posé et souvent triste. Il vient de mourir.

Ah.

Je dévore des yeux le visage qui me fait face, cherchant avidement des traces, des morceaux de mon Amandine.

Mais non, Line est Line et je ne peux pas faire le lien entre ces deux femmes. Celle qui se tient face à moi arbore un visage bouleversé.

– Benjamin, jeune homme, était déjà un peu comme cela. Réservé et poli avec nous, les employés de sa mère. Il savait sûrement pour elle et moi, mais n’a jamais rien laissé paraître. Ni méchanceté, ni jalousie.

C’est idiot, mais j’ai envie de réconforter Line. Elle semble si triste de la mort de son grand-père. L’idée, soudain, me choque. Il était tellement plus jeune que moi... D’un geste que j’espère apaisant, ma main recouvre la sienne.

– De quoi est-il mort ?

– Il s’est endormi et ne s’est pas réveillé. Un voisin a entendu son chien aboyer, il est venu aux nouvelles. Mon grand-père n’aimait pas déranger, je vous l’ai dit. Toute sa vie, il m'a répété qu’il fallait trouver le bonheur avec ce que l’on a. Il disait aussi qu’il est indispensable de chercher à apaiser les tensions. Bien entendu, cela ne m'empêchait pas de désirer plus de cadeaux à Noël ou de me disputer avec mon meilleur ami, mais… pendant la guerre, après qu’il m’ait fait quitter Paris et envoyée à la campagne, j’ai compris certaines choses.

Dans le couloir, quelques portes claquent et bientôt, la voix d’Yves Montand brise notre silence.

“On est émus, on aime, on vit, on chante

Ce ne sont que serments et que soupirs

Et puis le lendemain la joie s’absente

Il ne reste plus rien qu’un souvenir.” *

En effet, Benjamin n’était pas du genre querelleur. Les mots de Line tournent un moment dans ma tête, avant que je ne lui tapote doucement la main et décide de me lever. Où ai-je pu la ranger ? Comme pour chercher à activer ma mémoire fatiguée, je frotte mes joues mal rasées et balaie la pièce d’un regard circulaire... Ah, oui. La boîte à chaussures bleue pâle, dans mon placard. Elle doit être dedans, car elle m’a suivi depuis… la première guerre mondiale. Je bouscule quelques vieilles guenilles que j’aurais dû jeter il y a longtemps et me hisse tant bien que mal sur la pointe des pieds pour l’attraper. Déséquilibré, je vacille un peu et presque aussitôt, la main de Line sur le tissu de ma veste, dans mon dos, me sécurise. Décidément, je n’ai plus l'âge de ces acrobaties.

– Que se passe-t-il, Julien ? s’inquiète-t-elle.

– Pourriez-vous m’attraper la boîte en carton bleu, là-bas, au fond ?

– Bien sûr, mais retournez vous asseoir, s’il vous plaît.

Je grimace, mais obéis. Quelques secondes plus tard, Line glisse devant moi la vieille boîte cartonnée ainsi qu’un verre d’eau. J’hésite avant de l’ouvrir. Je sais qu’elle est là, je n’ai pas pu la jeter. Ni la relire. Et Line saura mieux que moi ce qu’elle veut dire. Je pourrais mettre mes lunettes pour mieux déchiffrer les écritures sur les enveloppes jaunies, mais je sais que je la reconnaîtrai. Des hommes m’ayant écrit, il n’y en a pas beaucoup. Des femmes non plus, d’ailleurs. J’ébauche un sourire d’autodérision tandis que mes doigts attrapent la petite enveloppe autrefois blanche. Cette lettre est arrivée il y a si longtemps... Et je ne l’ai lue qu’une fois. J’hésite à peine.

– Line, prenez ceci. Allez lire cela ailleurs. Nous en reparlerons un autre jour, si vous le souhaitez. Ma porte vous sera toujours ouverte.

La jeune femme m’adresse un regard d’incompréhension, puis attrape machinalement le courrier que je lui tends. Je lui souris et, d’un geste à la fois doux et inflexible, la pousse vers la sortie. Elle ne doit pas lire cela devant moi.

Line Massard

A la façon d’un automate, je sors dans le couloir où des odeurs d’urine de chat s’entremêlent aux parfums de vieilles personnes. Pour beaucoup, ce foyer est considéré comme un mouroir. Après un mois passé ici, je ressens aussi la solidarité et l'entraide qui atténuent parfois la solitude de ces oubliés de la vie.

J’ai dit la vérité à Julien. Et il me laisse sa porte ouverte. Je craignais tellement qu’il ne m’en veuille d’avoir espionné sa vérité, sa version de la vie de mon arrière-grand-mère. Mon grand-père ne parlait jamais, ni d’elle, ni de son père. Enfant, je croyais que Papi Benjamin était né dans les choux. Découvrir les coupures de journaux dans le grenier a comblé un vide et la quête de cette vérité me permettait de ne pas penser à l’incertitude de cette période. La guerre est finie. Mon père vit à l’étranger. Je suis seule. Me plonger dans le passé me permet de ne pas réfléchir à l’avenir. Je sais tout cela, mais je le repousse dans un coin de ma tête.

À peine sortie de la vieille bâtisse, je m'assois sur un banc.

Monsieur Julien Cousin

14 rue de la Poste

48210 Ste-Enimie.

Les timbres datent de décembre 1918. Il y a trente ans. Je retourne le pli, à la recherche de l’expéditeur et, l’espace d’un instant, mon cœur s’arrête de battre.

Monsieur Benjamin Drouet

9, impasse E. Manet

62179 Wissant

Fébrilement, j’ouvre l’enveloppe et reconnais l’écriture fine et soignée de mon grand-père.

Wissant, le 25 décembre 1918

Monsieur Cousin,

Je pourrais commencer cette lettre en vous demandant si vous allez bien, mais cela me semble un peu curieux. Sûrement très artificiel, aussi. Je me contenterais donc de vous dire que je souhaite sincèrement que vous alliez bien. Mieux que moi.

Nous ne nous sommes jamais vraiment parlés. J’étais trop petit, puis trop timide. Puis, il y a eu le 15 juin.

Et nous ne nous sommes plus revus.

J’avais dix-huit ans et Maman était la femme que je vénérais. Naturellement, je vous ai détesté. Longtemps. Trop longtemps pour mon caractère, à l’opposé de ce genre de sentiments. Alors j’ai choisi de vous oublier. De vivre. Je me suis marié et j’ai une petite fille. Nous l’avons nommée Amandine. Elle vient d’avoir treize ans. Elle ressemble à ma mère. Je n’ose avancer que vous l’aimeriez. Mais cela n’est pas le sujet de cette missive.

J’ai besoin de vous.

Non, j’ai besoin d’expulser ce que j’ai sur le cœur avant que cela ne me détruise et je pense que vous seul pouvez me comprendre.

Je hais mon épouse.

Je commence par la fin, veuillez m’excuser.

En 1914, j’ai été appelé sous les drapeaux. Avec obéissance, j’ai fait dix-huit mois dans les tranchées, sans permission, puis enchaîné en tant qu’infirmier au front. Mes retours au foyer étaient brefs. Je n’ai pas vu mon enfant grandir.

J’ai été démobilisé en novembre 18, après quatre ans sous les tirs, les bombes, les baïonnettes. J’ai vu des hommes se faire déchiqueter à deux pas de moi. J’ai vu le sang ressortir de la terre qui ne pouvait plus l’absorber. Je pensais avoir tout vu...

Puis je suis rentré chez moi.

Je crois que si j’avais eu un couteau, ma femme serait morte de la même façon que ma mère.

Je les ai chassés de mon lit, de ma vie. J’ai hurlé pendant une semaine et j’ai bu à en vider ma cave.

Ma petite fille pleurait. Alors je suis revenu à moi. Pour mon enfant.

Elle dort tranquillement, en ce moment. Heureuse ce soir et, je l’espère, pour longtemps. Le départ de sa mère ne l’a pas traumatisée. C’est curieux.

Je vous écris depuis ma nouvelle chambre (j’ai changé de pièce, je ne pouvais plus dormir dans ce lit) J’ai souvent pensé à vous, vous savez.

Je vous comprends, à présent. Je n’ai pas dit que je vous pardonnais, car après tout, c’était ma mère, mais… Je n’ai compris que plus tard, pour Louis et elle. Quand il a commencé à m’ignorer, parce qu’il n’avait plus besoin de moi.

Je vous comprends. Quelque part, j'aurais voulu avoir le même courage que vous et détruire celle qui m’a détruit. Le même courage d’assumer mon crime et le châtiment quotidien qui va avec.

Pardonnez-vous. L’homme est faillible. En ce qui me concerne, après quatre ans de guerre, je ne souhaite plus vivre de conflit. Surtout pas avec mon épouse. Si vous êtes en guerre avec vous-même, pardonnez-vous. Les souvenirs doivent rester des souvenirs et ne pas encombrer votre vie.

Adieu, Julien.

Le feuillet s’échappe de mes doigts et vole doucement sur mes genoux.

Un oiseau se pose à quelques mètres de là et, tout en guettant mes mouvements de sa petite tête penchée, picore quelques graines sur le sol.

Une seconde plus tard, il s’envole et gagne la branche du chêne le plus proche. Si je ne distingue plus que la tache rouge des plumes de son cou, le chant joyeux qui résonne dans l’air me rappelle les paroles de la ritournelle de Montand entendue plus tôt.

“Ce ne sont que serment et que soupirs

Et puis le lendemain la joie s’absente

Il ne reste plus rien qu’un souvenir.

Des chansons le jour

Des larmes la nuit

Ainsi va l’amour”

* Ainsi va la vie — Yves Montand — 1946

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