1- le meurtre

11 minutes de lecture

-------- Février 1948 --------

Line Massard

Accroupie sur le sol poussiéreux du grenier de grand-père, je me demande un court instant ce que je fais devant ce coffret de bois qui pèse entre mes mains depuis cinq minutes.

En revenant du petit cimetière de Wissant, une curieuse envie de monter dans les combles a dirigé mes pas vers l’escalier, puis dans la pièce sombre où règnent souris et odeur de moisi. Est-ce l’envie de renouer avec mon enfance, période insouciante d’avant-guerre, où mon unique souci était de jouer ? Je n'ai maintenant que la paix est revenu, ni souci, ni famille. Ni but.

Fouiller dans ce grenier a toujours été mon passe-temps. Enfant, je passais des heures à revêtir des toilettes de dame d’un autre temps aux odeurs de camphre. Je jouais pour moi-même des tragédies devant le vieux miroir que j’avais placé sous le vasistas. Grand-père me laissait faire. Il n’y montait jamais.

“Je n’aime pas les vieilleries. Les souvenirs sont très bien à l’endroit où je les ai enfermés.”

Je l’entends encore me répéter cela avec un léger sourire triste alors qu’il me tapotait la tête. Puis il poursuivait “Tu peux tout chahuter, ma petite Line, je ne te demande que deux choses : tout reste en haut dans ce grenier et tu ne touches pas au coffret de bois dans le tiroir de la vieille armoire. Cela me rendrait triste, Line.”

Bizarrement, alors que, comme tout enfant qui se respecte, j’adore franchir allègrement les frontières de l’interdit, je n’ai jamais trahi la confiance de Grand-père Benjamin. Je ne voulais pas qu’il soit triste. Il a toujours pris soin de moi ; j'ai pris soin à mon tour du vieil homme qu'il était.

Maintenant, Grand-père est mort et, à vingt ans, je suis l’unique propriétaire de sa villa de Wissant. D’aussi loin que je me souvienne, il a toujours vécu ici. À vrai dire, il n’avait d’autre famille que moi à qui léguer son seul bien. Grand-mère… eh bien, je n’ai jamais connu de grand-mère. Maman, sa seule fille, est décédée juste avant la guerre de la tuberculose. Fille unique à mon tour, toutes les vieilleries de ce galetas m’appartiennent. Dont ce coffret.

Cherchant une position plus confortable, je m’adosse au mur, juste sous le vasistas crasseux qui distille la lueur vacillante de cette fin de journée. Tirant ma jupe sur mes cuisses, je remonte les genoux pour y poser la petite boîte de bois. Un parfum de fruit défendu me paralyse quelques secondes tandis que je caresse la matière froide et lisse. Une simple petite boîte en bois sombre, sans ornement. Ni scellée, ni même fermée. Consciente que je déterre probablement un secret de famille, je hausse les épaules et, sans plus attendre, l’ouvre.

Presque vide ; deux photos, un collier de perles noires et quelques enveloppes.

Mes doigts effleurent les photographies de couleur sépia. Les portraits anciens que j’ai déjà vus ne sont généralement pas flatteurs : le temps de pose un poil trop long de l’appareil et la posture rigide imposée rendent les photographies du siècle dernier trop artificielles. Cependant, le couple sur le cliché dégage quelque chose de fascinant. Ce n’est pas la coiffure sophistiquée ou la parure de la jeune femme brune, ce n’est pas non plus la simplicité de la tenue de l’homme, mais juste, dans leur regard, une interrogation, un questionnement qui me va droit au cœur.

Le bout de mes doigts dessine sur la surface cartonnée le contour du visage altier de l’homme. Est-il… beau ?

Je n’en sais rien. Ses yeux clairs affichent une fierté bien loin de l’arrogance tandis que les prunelles sombres de la femme me rappellent un souvenir, une image que je n’arrive pas à identifier. Ils semblent avoir une belle trentaine. Lorsque cet instantané a été pris, le chemin de leur destinée était déjà bien tracé. Que sont devenus ces gens ? Au recto, le tampon du photographe me renseigne sur la date : 1888. Soixante ans.

Avec un élan de tristesse, je réalise qu’ils sont sûrement décédés tous les deux et que je n’en saurais pas plus, si ce n’est leurs noms, soigneusement calligraphiés à l’encre violette. Amandine Drouet. Julien Cousin.

À regret, je repose les photographies dans la boîte et saisis l’une des enveloppes.

À l’intérieur, je découvre avec une pointe de déception une coupure de journal datant du siècle dernier, grignotée sur les bords. Moi qui espérais une lettre…

Un article, entouré d’un fin trait d’encre violette, me signale rapidement où concentrer mon attention.

----------------------------------------------------------------------------------------------------

Othello boucher ?

La jalousie ne connaît pas d’âge, ni de condition sociale, mais à s’égarer sur des beautés de quarante-cinq ans, elle risque de sembler bien singulière. Julien Cousin avait 28 ans quand, en 1880, il fait la connaissance d’une jolie veuve, Mme Amandine Drouet, de six ans son aînée. L'une était caissière, l’autre, apprenti dans une boucherie. Ils s’entendirent si bien que, lorsque, plus tard, la dame s’établit à son compte, Julien devint tout naturellement le premier garçon boucher de son établissement. Douze ans durant, ils s’aimèrent tendrement, mais discrètement. Leur nid douillet…

(Le Gaulois — 29 décembre 1892)

----------------------------------------------------------------------------------------------------

Une belle histoire romantique ? Dans un journal du siècle dernier ? Peut-être. La suite de l’article manque et je reste dans le doute.

Je replace avec soin l’extrait de journal dans l’enveloppe qui le protège depuis… rapide calcul, cinquante-six ans ! J’en sais un peu plus, mais encore trop peu sur mon beau jeune homme et sa compagne.

Pensif, mon regard erre dans la pièce encombrée où la vieille machine à coudre de maman côtoie des piles de draps blancs brodés, des vieux meubles bancals et même une valise débordant des jouets de mon enfance.

Le grenier m’a irrésistiblement attirée après ma petite visite au cimetière où grand-père Benjamin repose en paix depuis presque trois mois.

Reposer en paix. Quelle curieuse expression ! En tout cas, elle est parfaitement appropriée pour lui. Jamais je n’ai connu d’homme plus tranquille et posé. Un homme sans histoire.

Enfin, c’est ce que je pensais avant d’ouvrir le coffret et de lire ce feuillet.

Drouet est le nom de famille de grand-père Benjamin et ma mère s'appelait Amandine. Bien sûr, maman ne peut être cette Amandine coquette et délurée qui a un amant, ne serait-ce parce que les dates ne concordent pas mais…

Peinant à réfréner ma curiosité, j’ouvre une nouvelle enveloppe. Sans grande surprise, je découvre qu’elle contient une autre coupure de journal.

----------------------------------------------------------------------------------------------------

Le crime de l’avenue des Ternes

Hier matin, avenue des Ternes, s’est déroulé un crime épouvantable.

Au n°83 de cette avenue se trouve une boucherie tenue depuis six ans par la veuve Drouet, âgée de quarante-cinq ans, assistée de Julien Cousin, indispensable premier boucher.

Le commissaire M. de Roullemont, appelé sur les lieux du crime grâce à des voisins alertés par des hurlements, a seulement pu constater le décès de la victime, Mme Drouet Amandine. Le corps avait la poitrine lacérée de dix-huit coups de couteau et la main droite tranchée. En constatant la présence d’au moins cinq blessures potentiellement mortelles, le commissaire a affirmé que Mme Drouet a été victime d’un déferlement de violence rare. La veuve gisait dans une mare de sang, alors que le corps ensanglanté et gémissant de Julien Cousin était effondré à son côté. Un couteau, probablement l’arme du crime, se trouvait à ses pieds. L’homme a été transporté à l'Hôpital des Bons Enfants pour obtenir des soins urgents alors que le corps encore chaud était convoyé vers la morgue pour autopsie.

Le fils de la victime, Benjamin Drouet, dix-huit ans, apparemment très choqué, a refusé de faire toute déclaration.

La Justice - 16 juin 1892

----------------------------------------------------------------------------------------------------

—— Trois mois plus tard — —

– Pourquoi ai-je accepté de vous raconter ceci ? J’ai déjà témoigné là-dessus. J’ai dû faire et refaire le récit mille fois à la police.

Le vieil homme grommelle dans sa barbe grise avant d’échapper un long soupir, un peu à la façon d’un enfant capricieux. Essayant d’adopter une expression neutre, je le dévisage, les mains sagement coincées entre mes genoux, sous la table, pour les empêcher de trembler. Cela fait presque un mois que Julien Cousin et moi avons fait connaissance. Je suis devenue bénévole au foyer pour personnes âgées “Les jacinthes jaunes” de Saint-Cloud et discute trois fois par semaine avec les résidents, histoire d’agrémenter le temps qui leur reste à vivre et qui semble parfois s’étirer, comme les boules de gommes que les soldats américains nous ont fait découvrir en nous libérant.

Je discute surtout avec Julien Cousin. Presque centenaire, aussi lucide et autonome qu’on puisse l’être à son âge, c’est ce que l’on peut appeler un beau vieillard. Une silhouette fine et sèche, un visage parcheminé et peu expressif. Sous ses traits brouillés par les rides se devine un caractère fort. Sa moustache poivre et sel, un peu trop longue, n’est pas négligée et sa barbe lui donne un air séducteur, vaguement intellectuel, dont il n’a pas conscience. Pourtant, les assistantes de vie m’ont expliqué que Julien Cousin ne discutait guère et ne se liait jamais. C’est, d’après elles, un personnage discret qui ne fait jamais parler de lui.

Le bougon de la résidence.

Cependant, entre nous, ça a fonctionné. Peut-être parce que j’ai rapidement joué cartes sur table, ou presque. Je lui ai expliqué que j’avais entendu parler de son passé, disons… atypique, et que j’aimerais en savoir plus. Après deux semaines de tergiversations, il a enfin accepté - non sans ronchonner - de livrer sa version des faits.

Pour autant, suis-je vraiment prête à l’écouter justifier son crime ?

Sa franchise me prend de court lorsqu’il poursuit :

– Très bien, mademoiselle Line, si vous voulez savoir comment cela c’est passé, je vais vous le dire. Ce 16 juin, je suis allé au travail comme tous les matins. Quand Amandine est arrivée à la boucherie, je lui ai demandé des comptes. J’ai voulu entendre de sa bouche ce qu’elle avait fait la veille. Elle m’a dit qu’elle était allée avec son fils Benjamin chez ses parents. Puis, elle s’est mise en colère et a crié qu’elle ne me devait rien. Alors, j’ai perdu la tête et je l’ai poignardée. Sauvagement. Dix-huit fois, paraît-il. Voilà, ça vous convient ?

Exaspéré, après avoir débité d’un ton uniforme l’éternelle litanie des événements, il se lève et tourne en rond dans la petite chambre où il vit depuis bientôt vingt ans. En silence, j’attends qu’il se calme. Au bout de quelques minutes, il s’assoit et ferme les yeux. Je fixe ses mains tremblantes qu’il a posées sur la table. Elles sont belles. Longues et ridées, mais puissantes. Des mains qui ont tué, des mains qui ont souffert.

Comme il ne fait pas mine de reprendre la parole, j’interviens d’une voix douce :

– Non, Julien, cela ne me convient pas. Vous restez à la surface des choses. Tout cela, n’importe quel journal de l’époque peut me l’apprendre. Mais c’est votre récit. Votre vie. Alors vous, et vous seul, décidez si remuer de tels souvenirs est souhaitable... ou non. Cela ne la fera pas revivre. Cela ne vous renverra pas en prison non plus.

Le regard gris clair ne me quitte pas et la mâchoire du vieil homme se met à trembler.

– Amandine m’avait menti.

Les mots semblent lui avoir échappé. Pourtant, emporté dans son élan, il poursuit :

– Je lui avais demandé - un peu vivement, d’accord - où elle était la veille, et avec son aplomb habituel, elle m’a répondu “Julien, j’étais chez mes parents, à Boulogne. Mais je n’ai pas à me justifier et tu n’as pas à le prendre sur ce ton. Ne suis-je pas libre de mes actions ?”.

Julien semble ailleurs. Est-il reparti dans la petite boutique, il y a plus de cinquante ans ? Chaque mot prononcé le libère d’un poids et je vois sa silhouette se redresser, comme échappant au fardeau des souvenirs et des non-dits.

– Son ton était glacial et ses mots, faux et cruels, m’ont mis hors de moi. Amandine était si indifférente, si lointaine. Où était passé mon Amandine ? Celle qui m’avait conquis ? Celle dont je vénérais chaque centimètre de peau dans notre chambre. Celle qui m’avait fait patienter pendant douze ans avec de fausses promesses. Je n’ai pas réfléchi.

Sa respiration est hachée lorsqu'il fait une pause. J'attends patiemment qu'il se reprenne.

- Dans un brouillard rouge, j’ai saisi le couteau sur l’étal derrière moi et je l’ai frappée une première fois. Elle s’est débattue. Elle a hurlé. Elle a voulu me fuir. Mais j’étais évidemment bien plus fort qu’elle. Je l’ai retenue contre ma poitrine. Je voulais retrouver sa chaleur. Je voulais ressentir ma douce et aimante Amandine. Mais ses hurlements hystériques me perçaient les tympans et ses petits poings me martelaient le torse. “Laisse-moi, Julien ! Arrête !” Elle continuait à me rejeter.

Un spasme bloque sa parole et Julien porte une main tremblante à sa gorge avant de poursuivre.

- Alors je l'ai frappé de nouveau. Encore et encore. Je me rappelle qu’un flot de sang a jailli lorsque sa gorge a été touchée. Cela m’a éclaboussé le visage. Le sang était chaud et l’odeur puissante de fer me perturbait encore plus. Amandine est rapidement tombée sur le sol et je me suis effondré à ses côtés. C’est à ce moment-là que j’ai retourné le couteau contre moi.

Le vieil homme se tait brusquement. Son visage est triste, mais il ne fuit pas mon regard. J’ai l’impression qu’il attend que je me lève et parte en courant, épouvantée par son récit. Nous sommes assis face à face, silencieux, laissant les mots et les images flotter entre nous. Dans les yeux gris délavés par le temps, je ne discerne ni remords, ni honte, seulement la lassitude et le défi. Le meurtrier a juste énoncé les faits comme devant un tribunal. Il attend maintenant ma réaction, de la même façon qu’il a attendu, il y a si longtemps, celle du jury.

Non, Julien Cousin, je ne vous donnerai pas ce plaisir. Je veux comprendre. Et il n’y a que vous, maintenant, plus de cinquante ans après les faits, qui puissiez m’expliquer “le crime des Ternes”.

Je garde mes pensées pour moi, laisse fleurir un petit sourire réconfortant sur mes lèvres en désaccord avec le maelstrom d’émotions qui me submerge. Pendant que le quasi centenaire me toise d’un regard las, je contemple la petite pièce qui constitue son univers depuis vingt ans. Un lit couvert d’un édredon au motif fané ; une table de nuit sur laquelle sont posés une lampe un peu rétro au verre cassé et un exemplaire corné du roman “Le rouge et le noir” * ; une vieille armoire en bois, du même style que celles des chambres de la maison de Wissant ; une table et deux chaises.

Sur les murs tapissés, aucune photo, aucun indice d’une vie familiale. Qui est donc Julien Cousin ?

* Le Rouge et le Noir — Roman de Stendhal, roman paru en 1830

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 6 versions.

Vous aimez lire Any C. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0