2 - Aux sources de la violence

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Mai 1948

Julien Cousin

“Les amants de Paris couchent sur ma chanson

A Paris les amants sont vraiment sans façon

Les refrains que j'leur dis sont plus beaux qu'les beaux jours” *

J’éteins la radio où la voix éraillée de la môme Piaf reprend le refrain des “Amants de Paris”. Une fois de plus, je m’assois en face de mon interlocutrice. Mademoiselle Line vient d’arriver dans ma petite chambre et, comme d'habitude, me gratifie d’un sourire amical. Sur la réserve, je l’observe chercher la bouteille que nous partageons à chaque “entretien”, en remplir deux petits verres avant d’en pousser un vers moi.

– Vous êtes prêt, aujourd’hui, Julien ?

– Euh, je crois oui.

Je crois avoir expulsé le pire la semaine dernière. Que peut-elle me forcer à avouer de plus compliqué que l’instant où j’ai tué ? La gamine — ben oui, pour moi, c'est une gamine : elle a à peine vingt ans - s’installe aussi confortablement que possible sur une des deux chaises qui meublent la pièce et pose ses coudes sur la table.

– Alors, Julien, racontez-moi le début de cette histoire, s’il vous plaît. Vous avez voulu me choquer la semaine dernière avec le récit sanglant de la mort d’Amandine Drouet, mais je vous l’ai déjà dit : ce qui m'intéresse, c'est de comprendre.

Têtue, la demoiselle. J’ignore ce qu’elle recherche, mais tant qu’elle n’aura pas la réponse à ses questions, elle ne me fichera pas la paix. De toute façon, je n’ai rien à perdre. Elle occupe un peu de mon temps. Les journées sont longues à mon âge...

Je soupire, ne sachant par où commencer, puis ferme les yeux et laisse les souvenirs affluer. Douloureux. Piquants. Je remonte plus loin. À la source. Elle apparaît devant mes yeux, comme au premier jour.

– Je me souviens du jour où je l’ai rencontrée. C’était en septembre 1882, lors de mon premier jour de travail dans cette grande boucherie parisienne, rue de Sèvres. J’avais 28 ans. Je n’étais certes plus un gamin mais je venais de la campagne. Sainte-Enimie en Lozère, vous connaissez ?

La petite brunette semble étonnée de ma question. Je crois que je cherche juste à gagner du temps.

— Non. J’en ai entendu parlé, c’est tout.

— C’est là que j’ai grandi et fait mon apprentissage de garçon boucher, chez mon oncle. Un joli village, mais petit. Et j’avais envie de plus. Alors, comme beaucoup d’autres avant moi, j'ai voulu tenter ma chance en montant à Paris. Je me sentais à la fois très excité de cette nouvelle vie et très inquiet de tous ces codes de la grande ville que je ne connaissais pas. Même si j’avais presque quinze ans d’expérience, travailler pour la première fois dans ce grand établissement parisien me troublait un peu. Il y avait à l’époque sept garçons bouchers, trois caissières et les patrons. C’était beaucoup. Ils avaient une belle clientèle.

Plongé dans mes pensées, j'oublie quelques instants la jeune femme. Ce temps me parait tellement lointain et si proche en même temps. Line toussote un peu pour me ramener au présent. je reprends donc mon récit le jour où j'ai rencontrée Amandine.

– Avant de pousser la porte à six heures du matin, je me souviens avoir lissé ma moustache et vérifié l’aplomb de mon veston. Ce n’est pas parce qu’on est garçon boucher qu’on n’a pas une certaine fierté. Au départ, tout s'est bien passé, les autres employés étaient des campagnards, comme moi, embauchés dans l’année pour la plupart ; puis les caissières sont arrivées. Elles étaient trois et Amandine était leur patronne. C’était une dame, une vraie dame, comme je n’en avais jamais vu dans mon village. Je me rappelle avoir bégayé quand on nous a présentés. Elle, elle était très à l’aise. Elle m’a évalué un bon moment, comme j’avais déjà vu mon oncle le faire sur une belle bête, une de celles sur laquelle on est prêt à mettre le prix. Puis elle m’a souri. Jamais une dame ne m'avait fixé ainsi. J’ai vaincu ma timidité et lui ai parlé un peu à la pause méridienne, en essayant de gommer mon accent rustique. Des banalités seulement. J’étais un peu niais.

– Elle vous a plu dès le premier regard ?

– On pourrait dire cela, mais c’est plutôt la façon dont elle m’a abordé le soir à la fermeture qui m’a totalement conquis. Elle était audacieuse et taquine. Je… Elle avait de l’expérience.

– Elle avait six ans de plus que vous, c’est que ce vous voulez dire ?

– Oui, sûrement. Elle était veuve aussi. Mais c’est plutôt son assurance. Elle savait ce qu’elle voulait. Et j’ai vite compris que ce qu’elle voulait, c'était moi. C’est cela qui m’a conquis. J’aimais sa force plus que sa beauté, son charme ou je ne sais quoi. Son caractère m’a séduit.

– Après cette première journée, que s’est-il passé ?

– Vous voulez vraiment le savoir ?

La neutralité du discours de la jeune demoiselle m’agace un peu. J’ai envie de la titiller, bousculer un peu sa pruderie, même si parler de “sexe”, ça ne se fait pas.

– Je suis là pour ça, Julien.

– Une semaine plus tard, elle était dans mon lit. Enfin, nous allions à l'hôtel, car je partageais une chambre avec un collègue et elle refusait que je mette un pied chez elle. Et, sapristi, que c’était bon ! Pour moi, ça faisait plus de six mois que je n’avais pas fait de galipettes, car ben, je ne suis pas friand de relations tarifées et Amandine m’a confié que depuis la mort de son mari, elle n’avait jamais… enfin vous comprenez…

– Jamais eu de relations sexuelles ? C’est vous qui avez peur des mots, maintenant ?

D’accord, elle m’a eu. Les jeunes sont plus à l’aise que nous avec ces termes-là.

– Oui et non... Bref. Notre relation a commencé ainsi. Par du plaisir physique. Très satisfaisant d’ailleurs. Au siècle dernier, les gens avaient aussi envie de sexe comme vous dites maintenant. La nature humaine reste la nature humaine. C’était simplement plus tabou qu'aujourd'hui. Plus sincère aussi, peut-être.

– Donc vous… faisiez l’amour avec Amandine à l'hôtel ?

J’ai l’impression que ceci la perturbe un peu de nous imaginer. Si je ne suis plus qu’un petit vieux aux cheveux blancs et à la peau ridée, j’étais plutôt pas mal dans ma jeunesse. Mais je n'ai aucune photographie de moi à cette époque. Nous en avions fait une fois dans un studio, Amandine et moi, et elle avait gardé le cliché. Dommage, j'aurais pu la montrer à Line, histoire de me pavaner un peu.

– Ça a duré quelques mois, en effet, mais ensuite je nous ai déniché deux petits appartements à louer dans le même immeuble, pas très loin du travail. C’était idéal car elle ne pouvait pas… s’afficher avec moi. Elle disait que son deuil l'empêchait de vivre une relation au grand jour. Alors elle me rejoignait toutes les nuits, en se cachant sous un voile en dentelle noire, par crainte d’être reconnue. J’aimais bien ses petites manies, cela m’amusait. Au début, tout du moins. Après, un an de ce manège, cela m’agaçait. Nous étions un couple : je voulais me promener avec elle sur les Champs Élysées le dimanche, aller dans les guinguettes au bord de la Seine. J’avais envie de la présenter à mes parents aussi, mais Amandine répétait qu’il fallait que je sois patient, que ce n’était pas le bon moment...

– Pourquoi ?

– Pour son fils, d’abord. Benjamin ne vivait pas avec elle, elle l’avait placé en pensionnat dans un institut privé. D’après Amandine, à huit ans, après le traumatisme de la mort de son papa, le petit était trop jeune pour accepter notre… relation.

– Et quelle “relation” aviez-vous ?

– Je voulais l’épouser. Je lui ai demandé une première fois en... 1885. On était allongés tous les deux, on venait de passer un bon moment. Très bon même. J'ai cru que c’était "le" bon moment. Même si nous étions nus, même si je ne me suis pas mis à genoux. Je lui ai présenté la bague que j’avais achetée avec mes économies. Une belle bague ornée d'agates assorties à ses yeux.

Je me tais une seconde, le temps de ravaler ma déception. Ça fait plus de soixante ans...

– Elle a refusé sous prétexte qu’elle avait promis à son époux de rester veuve au moins cinq ans, mais elle m’a assuré, à moi, que cette période passée, elle m’épouserait. Alors, j’ai attendu… Après cette première demande, il y en a eu d’autres, et d’autres prétextes encore.

– Donc vous avez patienté pendant plus de… dix ans ?

– Évidemment.

Le regard de mon interlocutrice, pensif, ne me plait pas.

– Vous étiez… exclusifs ?

Je ne saisis pas sa question. Comment cela, “exclusifs” ? Mon regard doit lui indiquer mon incompréhension. Elle soupire et, aussi douce que patiente, comme si elle craignait de réveiller ma colère, précise sa pensée :

– Pendant toute votre liaison avec Mme Drouet, vous n’avez ni l’un ni l’autre… vu d’autres personnes ?

L’éternelle question. Je ne peux retenir un sourire las et me frotte la poitrine, à l’endroit où le couteau m’a loupé.

– Non, personne. De mon côté, en tout cas. Elle a ouvert la boucherie, rue des Ternes, et je suis devenu son premier boucher. Honnêtement, la boucherie fonctionnait bien, grâce à moi. Les employés étaient au courant, mais nous restions discrets. Benjamin est revenu vivre avec elle quand il a eu seize ans. Ils se sont installés au-dessus de la boutique et Amandine m’a demandé de prendre mes distances par respect pour son fils. C’était en 1890. Cela faisait exactement huit ans que l’on vivait… ensemble ou presque.

– Comment avez-vous vécu cette période ?

Un rire sarcastique et amer me secoue et je remue sur ma chaise devenue inconfortable.

– Comment pensez-vous que je la vivais ? Mal ! Je la voyais tous les jours, les années l’avaient rendue encore plus belle, plus forte. Elle me souriait, mais on ne se touchait plus, même en cachette. Elle refusait même que je la câline. Je n’arrivais pas à comprendre ce qu’elle voulait de moi.

– Vous n’avez pas envisagé de tourner la page ?

Je ne réfléchis même pas avant de répondre.

– Non. Chaque matin, quand elle rentrait dans la boutique, j’avais l’impression de revivre. Si elle passait à côté de moi et que son parfum m’effleurait, j’en rêvais la nuit. J'espérais. Elle m’avait affirmé que c’était pour Benjamin, alors je me répétais que le gosse partirait bien un jour pour vivre sa vie. Mais tout ça, c'était des foutaises. Elle me prenait pour un imbécile.

Je réprime la colère qui naît au creux de mon ventre. Ces souvenirs remontent à des années, mais ils me rongent encore. C’est pour cela que j’ai accepté de parler à la petite bénévole brune, pour me libérer de ce fardeau. L’occasion inespérée de pouvoir enfin tourner la page.

– Que s’est-il passé ?

Son calme n’est que façade, elle brûle de connaître la vérité. Sans le vouloir, son impatience déclenche une volonté farouche de cracher ma vérité. Après tout, pourquoi pas ?

* Piaf : les amants de Paris - 1948 Auteur/Compositeur : Léo Ferré, Eddy Marnay

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