8. Clément

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Ma gorge est sèche, et je déglutis difficilement en voyant le visage de Constance se fermer, l’air perdu, ailleurs. Le souvenir de l’enterrement de notre meilleur ami ne cesse de me revenir en mémoire, envahissant mon cerveau de toute son horreur. Toute la bande était là, mais je me sentais affreusement seul. Nous ne nous étions pas parlé depuis la nuit de sa mort, et j’avais à peine ouvert la bouche durant ces quelques jours. Je me sentais vide, j’avais pleuré sans m’arrêter pendant des nuits entières, jusqu’à ne plus rien ressentir, et je ne savais pas ce qui était le pire. Mes larmes ne coulaient plus, même quand j’avais pris sa main dans la mienne, et que je l’avais sentie froide et rigide, comme celle d’un mannequin. Je voulais me persuader qu’il n’était pas lui, mais je connaissais les détails de son visage mieux que personne, et tout, jusqu’à la petite tâche de naissance à côté de sa pomme d’Adam, était plus vrai que nature. Tout, sauf la température de sa peau et l’expression de son visage. Je ne pouvais pas imaginer que je ne le verrais plus jamais sourire, et je ne me rappelais même plus des dernières paroles que je lui avais adressées. Il était mort, et j’avais du mal à mesurer la grandeur du fracas que cela causerait dans ma vie. Parce que je ne le verrais plus jamais rire aux blagues d’Alexis, les yeux plissés de bonheur. Je ne le verrais plus jamais porter Roxane sur son dos au retour d’une longue après-midi sur la plage, tous les cinq, les pieds trempés et le sourire aux lèvres. Je ne le verrais plus monter sur son toit et m’aider à le rejoindre pour faire signe à Constance, de l’autre côté de la rue, punie par ses parents. Je ne le verrais plus jamais fermer les yeux, le visage détendu, m’écoutant lui jouer son morceau préféré, avant de me dire sur un ton solennel qu’il est mon unique vraie groupie.

Je n’arrivais pas à y croire, même quand le cercueil avait était déposé au fond du trou creusé spécialement pour lui dans la terre, et que nous y avions lancé une rose blanche, les uns après les autres.

Nous n’avions jamais discuté de ce jour-là ensemble, et même si j’avais envie de le faire, j’avais peur de leur réaction si je leur disais que je n’avais plus pleuré depuis, malgré toute la colère et le chagrin que je ressentais parfois. Parce qu’en voyant le visage de Constance, je sais qu’elle n’a pas réagi comme moi. Je me souviens encore de son visage contorsionné de douleur quand nous sommes arrivés, tous les trois, devant la maison de notre meilleur ami. Je n’avais jamais pédalé si vite de toute ma vie, mais la douleur dans mes jambes n’était rien comparée à celle, indescriptible, qui s’était emparée de mon être en voyant le spectacle qui avait lieu devant nous. Car je le savais, la housse noire n’était pas vide, et même si – contrairement à Constance – je n’y avais pas vu le corps, le monde avait semblé s’écrouler quand j’ai compris. Sam était mort.

Il était mort, et tout le monde semblait en être détruit. Ses parents et leurs cris déchirants, les voisins et leurs visages horrifiés, parfois baignés de larmes. Et nous cinq.

Parce que tout le monde aimait Sam, et personne ne comprenait comment un garçon si bienveillant et souriant pouvait être mort si jeune.

Avec un frisson, je chasse cette soirée de ma mémoire, tentant d’oublier tout ce qu’elle a engendré, et je me concentre sur l’instant présent. Jo’ et Lucas ont le visage triste et pâle, pleins de pitié face à nos mines dépitées.

Voyant que Constance ne finit pas sa phrase, Alexis reprend d’une voix mal assurée :

_ Roxane est venue nous chercher, on savait pas ce qui passait mais elle semblait tellement inquiète…

Il marque une pause et serre la main de Roxane, tout contre lui, le regard dans le vide avant de reprendre :

_ Constance était dans la rue, elle pleurait et on a… On l’a vu. Il était dans un sac mortuaire, comme on en voit dans les films, on ne voyait pas son visage. Ses parents, les voisins, tout le monde était là, en larmes. Alors on a compris. Ensuite, il y a eu l’enterrement, et cette fois on l’a vraiment vu… C’était horrible.

_ On n’a pas compris, reprend Constance. Il allait bien, on le voyait quasiment tous les jours. On n’a même pas osé demander ce qui s’était passé à ses parents, ils étaient autant endeuillés que nous et personne ne voulait leur donner plus de chagrin.

Il y a un silence, et c’est presque si j’arrive à entendre les questions muettes de Jo’ et Lucas alors qu’ils nous regardent les uns après les autres. Je finis par croiser le regard de ce dernier et lui sourit faiblement en lisant la compassion dans son regard.

_ On ne s’est pas parlés pendant… une éternité. On a du faire notre deuil séparément. Je… Je n’arrivais pas à les regarder sans le voir, lui. On n’a renoué grâce à sa mère, qui nous a proposé de venir ici tous les quatre.

Elle arrête de parle en baissant le regard, un petit sourire aux lèvres alors qu’Alexis la serre plus fort contre lui. Lucas semble atrocement gênée, tandis que le visage de Jo’ respire la compassion.

_ Je suis désolée, dit-elle.

Nous haussons les épaules. Je pensais qu’en parler aussi ouvertement me plongerait dans une tempête de sentiments que je connais bien, pour l’avoir vécue à chaque évocation de Sam, mais ce n’est pas le cas. C’est sûrement la présence de mes amis qui m’apaise, mais c’est agréable de pouvoir discuter de cette période de ma vie sans avoir l’impression horrible de la revivre à pleine puissance.

_ Désolé d’avoir flingué l’ambiance, dit Alex avec un petit rire.

_ Non, c’est moi, répond Lucas. Ca m’apprendra à trop parler.

Nous lui offrons un petit sourire compatissant, sortant doucement de cette ambiance froide et morbide. Courageusement, Constance se met à parler du Sam que nous connaissions : drôle, gentil et… vivant. Elle déterre de vieux souvenirs en nous regardant dans les yeux, et c’est comme s’il était là. Son ton est plus léger, et je ne ressens pas le trou béant qui s’invite habituellement quand je repense à tous ces moments passés avec mon meilleur ami, simplement une chaleur un peu nostalgique, sans tristesse ni colère. Nous parlons comme ça pendant un moment, Jo’ et Lucas intervenant parfois quand une de nos histoires leur en rappelle une à eux, et l’atmosphère redevient vive et joyeuse. Au bout d’un moment, l’air se fait frais et nous donne des frissons, alors après avoir dit au revoir à Jo’ et Lucas nous décidons de rentrer.

_ C’était… commence Roxane, les sourcils froncés.

_ Intense, je finis.

Nous montons dans la voiture en souriant, et une fois installé au volant, je regarde mes amis dans le rétro.

_ On n’avait jamais parlé de ça ensemble, dis-je. Je crois que je n’en avait jamais parlé du tout.

_ On se demande pourquoi, répond Alex à l’arrière.

_ Ca m’a fait du bien, je crois, annonce Roxane.

_ Moi aussi, souffle Constance.

Moi aussi.

Sam avait toujours été une constante pour moi, un pilier qui était toujours là, soutenant une grande partie de ma vie. Quand il est mort, je me suis effondré, je ne comprenais pas comment je pouvais vivre sans qu’il soit près de moi. Mais, trop bouleversé par sa perte, j’ai mis de côté une autre constante de ma vie, notre groupe. J’ai inconsciemment détruit le seul pilier qui était capable de compenser la perte de notre meilleur ami.

Et ça fait tellement de bien de retrouver cette constante, c’est comme si les choses rentraient enfin dans l’ordre, ou presque.

Nous arrivons à la maison dans une ambiance bien plus légère qu’il y a quelques heures. Après avoir chacun pris une douche, nous nous installons sur notre grand lit improvisé dans le salon, le carnet de Sam à la main. Cette fois, nous ne discutons pas avant de l’ouvrir. Ca nous vient naturellement, comme une évidence, celle de donner la parole à notre meilleur ami après une journée géniale à laquelle il n’a pas pu assister.

Ce soir, c’est Roxane qui nous le lit. Une nouvelle fois, Sam raconte quelques banalités, des moments de vie normaux, qui me font pourtant l’effet d’une pommade sur la plaie profonde qu’il m’a laissée en mourant. Une plaie qui s’est agrandie chaque jour loin des Cinq.

Au bout de la troisième page, nos visages se parent tous d’un grand sourire. Là, sur le papier, entre deux pages noircies de l’écriture bancale de notre ami, est dessiné un grand ‘5’ au stylo. Simple, sans fioritures, il signifie pourtant beaucoup de choses pour nous. Il représente notre amitié, notre groupe, dessiné par le seul qui n’est pas là aujourd’hui.

_ On devrait se le faire tatouer, lance soudainement Alex.

_ T’as fumé, là ? demande Rox.

Elle plisse les yeux en le regardant d’un air inquisiteur, avant de se tourner vers nous pour s’expliquer :

_ Il était défoncé quand il s’est fait tatoué. Les deux fois.

_ Ah, dis-je, mi-amusé, mi-dérouté.

_ J’étais pas non plus défoncé, rectifie Alexis. Et de toute façon, je ne suis on ne peut plus net, là. Mais je sais pas, ça me parait être une bonne idée. Il adorerait l’idée, surtout venant de moi. J’ai envie de faire ça avec vous.

_ Je suis partante, annonce posément Constance, comme si elle ne connaissait pas toutes les maladies transmissibles par une simple aiguille et de l’encre traversant la peau.

Je fronce les sourcils en la regardant. Elle a piqué la beuh d’Alexis, ou quoi ? Je dois rêver.

_ Constance ? Un tatouage ? A vie, sur ta peau ?

_ Roh, ça va, je suis pas non plus si vieux jeu. C’est juste qu’avoir une trace de la vie de Sam sur moi pour toute la vie, ça me plaît bien. Evidemment, il sera petit au cas où ma peau réagirait mal, et sur une partie de mon corps pas trop exposée au soleil, pour éviter qu’il bleuisse. »

Je la fixe avec une moue sceptique alors qu’Alex se tourne vers Roxane, l’air sérieux :

_ C’est vrai que sans avoir fumé avant, j’aurais peut-être réfléchi à ce genre de chose.

_ Sérieux Alex, même avec tout ton esprit tu n’y aurais jamais pensé. Il n’y a que Constance pour penser à ça.

Alex prend une mine outrée et Constance tire la langue à Roxane.

_ Bon, on en reparlera. Tu reprends la lecture ? conclue-t-elle.

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