2. Constance

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Je sors du bâtiment avec un long soupir. Mes derniers pas dans ce lycée : une libération. Plus de regards désolés, ou fuyants. Plus de pause repas à attendre la sonnerie assise sur le couvercle d'un toilette. J'enfile mon casque et monte sur mon vélo jaune, me coupant du monde extérieur avant de partir. Je ne mets jamais de musique dans mon casque, mais quand je l'ai sur les oreilles, ça dissuade les gens de venir me parler. Parce que, quand ils le font, c'était toujours pour me dire la même chose : Ca va ? Tu tiens le choc ? ou bien, quand ils sont inspirés : Alors, le bac ? Il ne faut pas te décourager, malgré ce que tu traverses.

Ils ne s'y intéressent pas vraiment, mais c'est une petite ville, et tout le monde sait qui je suis et ce que j'ai vécu. Et puis, les potins circulent vite, alors ils doivent sûrement avoir vu ou entendu ma manière de me comporter au lycée.

Oui, c'est bien plus simple de porter un casque. Ca me rend quasiment invisible, en plus de m'enfermer dans une bulle qui me fait oublier que personne ne roule à côté de moi. Parce qu'avant cette année, je n'avais jamais fait de vélo seule. J'étais constamment avec au moins l'un de mes amis, et je regrette cette époque. Ma solitude me ronge, autant qu'elle me maintient la tête plus ou moins hors de l'eau.

Mon casque étouffe également les bruits de la petite ville, et ça aussi, c'est un avantage. Bien que je risque plus facilement de ne pas remarquer une voiture et de me faire renverser, ça me fait partiellement oublier où je vis et ce que cette ville représente, et c'est agréable.

J'ai pris l'habitude de prendre un chemin plus long que nécessaire pour rentrer chez moi, pour éviter de passer devant la maison de Clément. Penser à lui m'arrache un frisson, mais je tente de me ressaisir et me tiens plus droite sur la selle, pédalant un peu plus vite. Je n'ai aucune envie de le croiser, lui et sa copine, installés à l'avant de sa voiture – ou pire, à l'arrière – en train de s'embrasser comme s'ils ne s'étaient pas vus depuis des semaines.

J'arrive dans ma rue en dix minutes, le regard rivé sur ma maison, pour ne pas regarder celle qui se tient en face : beaucoup plus grande et belle que le mienne, avec des haies parfaitement taillées qui l'entourent et laissent imaginer un jardin parfaitement entretenu – un jardin dont je connais tous les détails.

Descendant lentement de mon vélo, je le pousse jusqu'au portillon menant à ma maison. Alors que je tourne la poignée de la petite porte, une main se pose sur mon épaule et me fait sursauter. Je retire brusquement mon casque et me retourne, le cœur à mille à l'heure.

_ Détends-toi, ma chérie, ce n'est que moi.

Je souris faiblement en regardant le visage bienveillant de ma voisine.

_ Je voulais te féliciter pour ton bac, j'ai envoyé un message à ta mère, mais je voulais aussi te le dire en personne. J'étais sûre que tu l'aurais, ça ne faisait pas de doute, mais la mention ! C'est génial, je suis vraiment fière de toi.

Son sourire ride ses yeux pleins de bonté. Comment fait-t-elle pour aller si bien ? Comment peut-elle tenir une conversation normale et parler avec moi comme avant ?

_ Merci.

Ma voix me parvient faible et rauque, je me racle la gorge avant qu'elle ne demande :

_ D'où reviens-tu ? On ne te croise plus ici la journée.

_ Du lycée.

_ Le lycée ? Y retourner après les épreuves, c'est de la torture !

Elle rigole, je souris. Si seulement elle savait à quel point cette année avait été une véritable torture. Mais je ne dis rien de tel. Sa joie a toujours été communicative, elle irradie la positivité, tout comme son fils, et je ne peux entacher cette bonne humeur avec ma morosité. Tentant de me comporter comme quelqu'un de normal, je décide de prononcer au moins une phrase entière :

_ En fait, je... J'avais un dernier rendez-vous avec le psychologue du lycée. Il voulait me conseiller plusieurs thérapeutes... Maman pense que c'est une bonne idée.

_ Je vois... Tu n'es pas du même avis, c'est ça ?

Je baisse les yeux. Je sais que je ne vais pas bien, mais ce n'est pas un inconnu qui peut me soigner.

_ Non. Je... je pense que ce n'est pas de ça que j'ai besoin.

_ Hmm. Tu veux que j'essaie de lui en parler ?

Je secoue vivement la tête.

_ Non ! Non. Merci. Je vais lui en parler, ça va aller.

Elle me sourit tristement, sûrement consciente de la raison de ma réticence, avant de reprendre comme si de rien n'était :

_ Et si tu passais à la maison, avec le reste de la bande ? Pour fêter le bac ! Ca fait tellement longtemps qu'on ne vous a pas vus.

C'est loin d'être la première fois qu'elle me propose de passer, et je n'ai jamais accepté, prétendant un devoir urgent à finir, une différence dans nos emplois du temps, des révisions stressantes pour le bac. Elle n'a jamais insisté.
Je m'en veux de la priver de cette visite, parce qu'elle semble sincèrement en avoir envie, mais je serais incapable de contacter mes anciens amis après tant de temps sans leur avoir parlé. Je n'ai jamais avoué à ma voisine que nous nous ignorions depuis l'été dernier, et je trouve ça étonnant qu'elle ne le sache pas déjà par quelqu'un d'autre. Cela dit, elle n'est pas du genre à aimer les potins...

Je reviens sur Terre en croisant son regard, me rappelant que je dois trouver une excuse pour décliner. Mais alors que je m'apprête à lui dire que j'ai une multitude de dossiers à remplir pour la fac, une idée me vient. Et si je disais oui ?

J'ai terriblement envie de revoir mes amis – anciens amis – de nous retrouver ensemble, comme avant. Tout a changé, je le sais, et je me vois mal ressurgir ainsi dans leurs nouvelles vies, mais j'ai besoin de les voir. Je dois au moins essayer, et tant pis s'ils me claquent la porte au nez.

Tu ne supporteras pas un nouveau coup, Constance.

Je fais taire la petite voix dans ma tête, et regarde ma voisine :

_ OK. Je leur transmettrai le message, merci.

Elle parait un instant surprise, puis son visage s'adoucit, et elle ajoute :

_ Vous pouvez passer n'importe quand, tu le sais.

Je hoche la tête. Je le sais.

Elle m'embrasse sur la joue, caresse mes cheveux avec autant de douceur que quand ma mère le fait quand je suis malade, et repart, un air heureux sur le visage. Même si les trois autres ne me répondent pas, j'irais seule. Je veux lui faire plaisir, et si ma présence dans sa grande maison la rend heureuse, alors je viendrais.

Je rentre chez moi après quelques secondes plantée comme une gourde devant l'entrée. Je pose mon casque et mes clés sur le buffet, un meuble encombré d'un tas de choses improbables, entachant un décor parfaitement soigné et rangé, et m'affale sur une chaise de la cuisine, mon téléphone serré entre les mains.

Je peux les appeler. J'en suis capable. Je peux tenter le coup et, si ca se trouve, retrouver ma vie d'avant et tout recommencer. Je peux aussi les appeler et écouter les sonneries dans le haut-parleur sans que personne ne réponde, puis reposer mon téléphone et faire comme si rien ne s'était passé. Mais je sais que dans cette seconde situation, je serais brisée. Une nouvelle fois. Mais je m'accroche à l'idée que la première sera la bonne, et je déverrouille mon téléphone, ouvrant le groupe que nous utilisions tous les jours à l'époque. Mon doigt survole la touche d'appel.

Merde, tout ne peut pas avoir disparu, si ?

Incapable de me résoudre à les appeler de suite, je leur écris un message :

On peut s'appeler ?

Je pose mon téléphone sur la table, et triture l'élastique bleu pastel autour de mon poignet. Je fixe mon écran sans cligner des yeux, la boule dans mon ventre grossissant au fil des secondes. Je finis par me lever pour monter dans ma chambre, me mordillant les lèvres à les faire saigner. Et s'ils ne répondent pas ? Je rassemble mes cheveux en une toute petite queue de cheval et les attache avec l'élastique pour arrêter de le torturer. Depuis quand leur parler m'est-il si angoissant ?

Depuis qu'ils ne t'adressent plus la parole, bêtasse.

Comme avant chaque crise d'angoisse, je sens le bout de mes doigts geler et des frissons monter dans mon dos. Ouvrant mon armoire, j'attrape le premier sweat qui me vient, réalisant seulement après l'avoir enfilé que c'est que celui que Clément m'avait prêté lors de notre dernière soirée sur la plage, et que je n'ai jamais eu l'occasion de rendre. Le souffle court, je commence à paniquer sérieusement.

Alors comme ça, tu saurais gérer s'ils ne répondaient pas ?

Mais la sonnerie de mon téléphone retentit soudain et mon cœur semble s'arrêter.

Clem : oui

S'il y a bien une chose que je déteste chez Clément, en plus de sa nouvelle petite amie, c'est ses textos. Quand nous nous parlions encore, il n'y mettait jamais de majuscule, jamais de ponctuation. Si j'en ai pris l'habitude, à ce moment précis, j'aurais rêvé qu'un point d'exclamation m'apprenne qu'il est aussi impatient que moi. Mais peut être que ce n'est pas le cas. Alors que je maudis sa façon d'écrire, deux nouvelles sonneries retentissent :

Rox : OUI
Alex : J'appelle.

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