— T’es pas trop déçu ?

— Un peu… mais en même temps ç’aurait été compliqué de s’asseoir tous les trois en classe.

— Hors de question que je laisse ma place à ta petite amie ! J’étais là en premier !

— C’est pas ma petite amie ! Je l’aime bien, c’est tout... Pis elle est sympa, nan ?

— Ouais, ouais… elle est sympa, c’est vrai.

Mme Holly leva la tête de son livre en se redressant brusquement.

— Thomas ! Zachary ! Arrêtez vos bavardages sinon je vous sépare ! Dernier avertissement !

Les deux revinrent à leur copie, une ennuyeuse interrogation de mathématiques de plus. Tomy n’arrivait pas à s’appliquer sur les chiffres tant son esprit lui imposait le visage d’Erin. L’image de la jeune fille avançant au ralenti dans l’allée du bus le déconcentrait.

Soudain, le réveil mécanique sur le bureau de Mme Holly fit tinter ses petites clochettes, signifiant à la classe la fin de l’exercice.

— C'est terminé ! Veuillez poser vos crayons immédiatement et rassemblez les copies vers la rangée de devant.

— Mince ! s’exclama Tomy, tu peux me montrer tes réponses, vite ?

Le pauvre avait à peine noirci la moitié de sa feuille.

— Thomas et Zachary ! Posez vos crayons et donnez-moi vos copies ! Immédiatement !

La professeure s’avança vers les deux amis, les poings sur les hanches, en les toisant derrière ses lunettes à monture œil de chat aux motifs léopards. Son chignon grisonnant et ses joues blafardes et creusées lui donnaient un air si sévère que les deux garçons tendirent leurs copies sans rechigner. Pourtant, elle faisait partie du top trois des professeurs préférés de Tomy et Zach avec M. Wright, le prof de sport, et Mme Fletcher, la professeure d’art plastique.

— Tu n’as même pas répondu à la moitié des questions… tu devrais être plus assidu, Thomas. Tu es un bon élève, mais si tu ne fais aucun effort, j’ai bien peur de devoir vous séparer une bonne fois pour toutes !

— Désolé Mme Holly… j’avais la tête ailleurs.

— Quelque chose te tracasse ?

— Non non, tout va bien. Merci de vous en soucier.

— D’accord. Tu sais que tu peux venir me voir si tu as besoin de parler et…

— Vous inquiétez pas m’dame, en cas de besoin il m’a moi ! la coupa Zach.

— Je vous prierai de ne pas m’interrompre Mr Aftalion ! Souhaitez-vous que j’informe vos parents de votre comportement irrespectueux ? Je pourrais appeler la synagogue pour discuter avec votre père, M. le rabbin !

— Non m’dame… pardon m’dame… je vais me reprendre, transpira Zach en se redressant de son siège au garde à vous.

Même si elle se montrait parfois dure envers eux, ses remarques étaient toujours bienveillantes et justes. Sa vocation pour l’enseignement venait de l’amour inconditionnel qu’elle portait aux enfants. C’est aussi pour cela qu’elle traitait chacun de ses élèves comme s’il était de son propre giron.

Mme Holly, de son prénom Marion, était une amie très proche des parents de Lucy, dont le mari disparut durant la guerre de Corée dans le même bataillon que Thomas senior. Comme une malédiction, trois autres de ses maris décédèrent au cours des vingt années suivantes, la laissant sans descendance. Son second époux, qui était pompier, périt dans l'incendie qui ravagea la fabrique de conserve de la ville en 1963, deux ans après leur union. Le troisième quitta ce monde dans un accident de la route la même année où Lucy perdit sa mère. Durant cette période douloureuse et malgré la perte de son aimé, Marion fit tout ce qui était en son pouvoir pour aider et soutenir le jeune couple, comme une mère de substitution en quelque sorte. C’est donc naturellement qu’ils la choisirent comme marraine pour Tomy. Cependant, son rêve de maternité vola définitivement en éclat lorsqu’en 1976, son quatrième mari décéda brutalement d’un cancer du pancréas, tout juste un an après leur mariage. Certains commencèrent à la surnommer la veuve malchanceuse.

La sonnerie marquant la pause de midi retentit. Tomy et Zach attrapèrent leurs affaires et saluèrent Mme Holly en quittant la salle sans demander leurs restes.

Dans la cour, Tomy chercha Erin du regard, sans parvenir à la trouver.

— Où elle est ? Tu la vois ?

— Nan… mais elle est pt'être aux toilettes !

Les deux amis se regardèrent avant de courir en direction des toilettes des filles. Cependant, après quinze minutes à faire le pied de grue dans le couloir, Erin resta introuvable.

— Elle est peut-être au réfectoire ? lança Zach, en plus je meurs de faim !!

— De toutes façons il faut qu’on aille manger…

Ils se dirigèrent vers la cafétéria grouillante d’élèves affamés. Au menu, steak haché, purée et petits pois.

— Je déteste les ptits pois… pleurnicha Zach, je vais demander à avoir plus de purée à la place !

— Pff ! Tu le fais à chaque fois, et à chaque fois t’as droit à plus de petits pois, se moqua Tomy.

Le gros monsieur derrière le comptoir les dévisagea lorsqu’ils s’approchèrent.

— Bonjour monsieur de la cantine ! Vous pourriez ne pas me mettre de ptits pois et à la place une double ration de purée ? demanda Zach en arborant son sourire le plus charmeur.

L’homme au visage rouge et bouffi ne prit même pas la peine de détourner son regard du garçon lorsqu’il garnit généreusement son assiette d’une double dose du légume tant détesté.

Il esquissa un sourire narquois en la lui tendant, tandis que Tomy, qui était passé en premier, éclata de rire.

— J’te l’avais dit !

— Ouais… c’est bon… avance ! grommela Zach.

En pénétrant dans le réfectoire, Tomy scruta les visages à la recherche de celui d’Erin, mais une fois encore, en vain.

Ils se dirigèrent en direction d’une table où deux gamines étaient assises face à face et discutaient.

— On peut se mettre à côté de vous ? demanda poliment Zach.

Elles les jaugèrent, puis se mirent à glousser en mettant leurs mains devant la bouche.

— Bien sûr, ricana l’une.

Mais à l’instant même ou les plateaux des garçons touchèrent la table, les jeunes filles se levèrent pour quitter la pièce, une expression hautaine et dédaigneuse sur le visage.

— C'est quoi leur problème à ces mochetés ?

Tomy ne releva même pas la remarque de Zach. L’étrange absence d’Erin le décevait au plus haut point, tant il avait espéré passer la pause déjeuner en sa compagnie.

Les deux compères avalèrent leur repas en silence. Malgré le fait qu’il détestait les petits pois, Zach ne laissa pas une miette dans son assiette tandis que Tomy, troublé, joua nonchalamment avec sa fourchette dans la purée.

— T’inquiète pas mon pote. Elle mange pt'être pas à l’école, c’est tout.

— T’as pt'être raison...

Levant le nez de son assiette, Tomy éclata de rire en voyant le sourire vert de petits pois que lui faisait Zach. Au même moment, M. Smith, le surveillant, passa à côté d’eux.

— On ne joue pas avec la nourriture Zachary ! Un peu de respect pour ceux qui ne mangent pas à leur faim tous les jours !

Zach déglutit bruyamment, puis s’excusa.

— Mr Smith ? interpella Tomy, vous savez où est Erin, la nouvelle ? On l’a accompagnée au secrétariat ce matin pour son emploi du temps, vous vous rappelez ?

— Oui, je vois très bien de qui tu parles. La pauvre est malade. Sa mère est venue la chercher à 11h00.