1. Le jeu

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Appuyé sur le rebord de sa fenêtre, le regard vers l'extérieur, le maître des lieux commençait à s'impatienter. Son pâle reflet sur la vitre le répugnait.

Dehors le temps reflétait son humeur, maussade et changeante. Par chance, les deux n'étaient pas liés, sinon le soleil ne brillerait jamais sur cette cité.

Seul à l'intérieur de son immense chambre, Titsh sentait que son jeu prenait un goût amer. Le précédent joueur avait pourtant presque réussi, faisant de cette partie une pure merveille.

Quelque chose ne va pas, pensa-t-il.

Un sentiment désagréable le parcourait, une menace grondait autour de lui sans qu'il parvint à en établir la nature. Son intuition le poussait à la prudence.

Quelqu'un frappa à la porte, certainement un valet qui venait s'enquérir d'une quelconque tâche.

– Maître Titsh, fit Deux, en entrant dans la chambre, un plateau en argent dans les mains.

Titsh leva un doigt en l'air, le regard toujours tourné vers sa fenêtre. Malgré toutes ces années, faire taire ainsi un être humain d'un geste si futile lui procurait un plaisir délectable.

– Si ce n'est pas une lettre d'abandon vous pouvez sortir Deux ?

Le serviteur ne se fit pas prier, et s'empressa de retourner vaquer à des occupations de son rang, loin du maître des lieux.

Titsh se retourna pour faire face à cette grande pièce qui lui servait de chambre. Pourquoi n'était il pas comblé ? Être l'homme rat le plus riche et célèbre du continent relevait pourtant de l'impossible. Parti de rien au sortir d'un égout, pour devenir le premier rongeur de l'histoire de Déméthaire à avoir pour valets des hommes.

Il avait souhaité la richesse et l'obtint en autre grâce à des placements financiers très lucratifs. Il voulait du pouvoir et parvenait à faire trembler les seigneurs, ceux-là même qu'il conseillait dans l'ombre. Mais plus que tout, ses exploits passés lui offrirent la reconnaissance éternelle des rois du continent, et de la populace.

Quelle maladie terrible pour un voleur émérite de ne plus rien envier des autres.

Quelqu'un frappa de nouveau à la porte, et celle-ci s'ouvrit sans attendre de réponses.

Soixante-quatre, son serviteur le plus précieux entra et Titsh perçu aussitôt une attitude particulière chez l'homme. Décidément aujourd'hui, une atmosphère pesante semblait s'être emparée de la demeure.

L'homme rat resta muet face à cette intrusion et pointa du doigt une chaise à l'autre bout de la pièce.

Voir une chambre accommodée d'un petit salon à l'opposé du lit, même dans une cité riche comme Port Autan, relevait de l'extrêmement rare. Mais l'argent ouvrait les portes de toutes les envies, et en la matière, Titsh se faisait plaisir.

Sa demeure, qu'il fit construire par le meilleur architecte du royaume - Artor de Fai - comptait assez de chambres pour loger ses vingt domestiques et l'ensemble de sa garde.

Soixante-quatre prit place sur le fauteuil désigné par son maître. Bien adossé sur ce siège somptueux, mais peu confortable, droit comme à son habitude, il scrutait son obligé qui se saisit d'une bouteille et de deux verres, les disposant sur la table pour remplir chacun d'eux.

L'homme au service du rat savait que son anxiété serait perçu. Le soit disant sixième sens des animaux devait servir à détecter ces choses là. Il n'avait jamais vraiment compris son rôle auprès du rat; tantôt scribe, traducteur et confident; tantôt serviteur malmené. Les humeurs d'un rat étaient incompréhensibles.

Titsh vida d'un trait son récipient avant même que son valet n'eût son verre en main, et se resservit une nouvelle fois avant de s'asseoir sur sa chaise trop grande pour lui. L'homme rat refusait de faire tailler des assises pour son gabarit, car cela le verrait paraître plus petit encore.

Ce fût Soixante-quatre qui brisa le silence pesant avec un timbre de voix quelque peu hésitant :

– Maître ! Il y a quelque cho...

– Que suis-je aux yeux de la population de Port Autan, Soixante-quatre ? le coupa l'homme rat.

Le valet fut pris de court et ne sut que répondre à cela. Son maître ne se confiait jamais sur ses états d'âmes, et l'inquiétude gagna de surcroît l'esclave car peut-être connaissait-il l'annonce qu'il s'apprêtait à lui révéler ?

Le regard pensif de Titsh semblait comme happé par son propre reflet sur le verre qu'il tenait, tournoyant entre ses pattes pour apprécier les couleurs sombres de sa décoction.

Soixante-quatre but une gorgée pour tenter de l'aider dans cet intimitée verbale et fut pris immédiatement d'une toux.

– Je ne me ferai jamais à cette boisson !

Une liqueur dont les nains raffolaient, sans jamais avoir trahi les secrets de production. Son goût éveillait les palets aussi subtilement que brutalement, et paraît-il que ses saveurs se découvraient en bouche en fonction de l'émotion et des sentiments de la personne qui s'y essayait. S'en procurer s'avérait aussi aisée que de tenter de la reproduire.

– Regarde donc ce que j'ai apporté à ces bougres, continua Titsh  en pointant du doigt le tableau qui trônait au milieu de la chambre.

Cette imposante toile, dont l'encadrement de bois Simerien, finement sculpté de motifs représentant des nuées de rats, était une œuvre magnifiquement morbide.

Le fond du tableau, d'un noir abyssal, donnait l'impression d'aspirer l'âme à travers les yeux de celui qui y posait le regard. Le texte rouge inscrit à la base n'égayait en rien l'ensemble.

Soixante quatre ne connaissait que trop bien son texte.

'' Le temps n'a pas de prix. L'immortalité est à portée de celui qui aura l'audace. L'Orus de Praven est à qui osera voler le plus grand voleur.

Titsh la griffe.''

– L'Orus de Praven est vôtre depuis tant d'années, s'enquit le valet pour sortir son maître de ses pensées. Son pouvoir légendaire vous a permis de vivre bien plus que n'importe qui, et vous permettez aux autres de pouvoir en bénéficier. C'est un cadeau sans prix que vous offrez là.

Le serviteur détacha son regard du funeste tableau.

– Certes vous avez créé un engouement qui vous a un peu dépassé les premiers temps, si bien qu'il a fallu mettre en place un ordre de passage avec un délai pour satisfaire tout le monde.

Le rat semblait dubitatif. Ce que ne pût s'empêcher de remarquer son interlocuteur.

– Je me souviens du premier à avoir tenté sa chance, je n'étais pas encore à votre service, mais le journal de Port Autan y avait consacré tout un article.
C'était un jeune blanc-bec des bas fond de la ville. Dans sa lettre, il avait dit qu'il vous volerait l'Orus de Praven en une demi-journée.

L'homme rat eut un petit rictus.

– Il était tout de même parvenu à pénétrer la demeure, poursuivit le valet, et vous avez... joué avec lui. Bénéficiant des ombres de chaque pièce, pour vous tapir, et lui lacérer le corps. Il avait beau se retourner dès que votre lame tranchait sa peau, il ne voyait qu'une ombre et les coups qu'il portait ne rencontraient que du vide. Les murs de cette maison ne faisaient alors qu'échos à ses cris et à votre sinistre rire.

Il pouvait y avoir un contraste saisissant entre cette demeure somptueuse et enclin à un raffinement et une élégance surfaite, et une autre face cachée emplit d'une morbidité répugnante.

– Puis vous lui avez coupé les tendons des chevilles, lui avez scalpé le crâne. 

Un frisson le parcourut à ce souvenir macabre.

– L'article du journal n'en a pas dit plus, mais quoi qu'il en soit, beaucoup l'ont entendu hurler durant des heures, empalé à une hallebarde à l'entrée de votre domaine.

Le journal avait effectivement oublié de mentionner que le scalpe en question avait été placardé à l'entrée de la ville avec l'annotation '' L'Orus n'est pas gratuit ''.

Le serviteur ressentait des frissons juste au souvenir de ce moment. Car il savait qu'aucune des morts que trouvèrent les bougres qui tentèrent ce jeu ne fût douce. La cruauté du rat n'égalait que la haine qu'on lui vouait.
Un vent de panique avait alors emporté le courage de nombreuses personnes s'étant mis en tête de tenter l'expérience.

– Aucun de ceux qui s'y sont évertués n'est parvenu ne serait-ce qu'à apercevoir l'Orus, poursuivit-il. Votre système de protection est presque infaillible, vous avez été le meilleur voleur jamais recensé. Vous donnez des numéros à vos serviteurs, et vous leur changez chaque jour ces numéros, selon une logique que vous seul avez mis au point.

Titsh s'envoya d'une traite le reste de son verre dans le gosier, comme pour souligner ces propos.

– Vous avez ainsi tué deux valets qui n'avaient pas les bons numéros. Il n'y a que moi qui porte un numéro qui ne change qu'avec le nombre de participants. Soixante trois tentatives et...

– Soixante quatre, corrigea Titsh.

– ... et un désistement.

La septième personne à avoir prétendu être capable de lui voler son bien, s'était présentée un matin devant Titsh. De taille classique pour un homme - presque deux fois la taille de l'homme rat - ses cheveux blonds épars semblaient se livrer batailles, sa barbe bien fournie masquait les traits de son visage. À en juger par son style vestimentaire, il devait être noble, et les tatouages sur ses mains laissaient deviner qu'il était de Surin ou de Gash.

Ce genre de marque était faite par les nains qui travaillaient le métal. Cela leur permettaient de se distinguer entre eux d'un seul coup d'œil. Les tatouages étaient sur les mains, le visage ou le ventre selon la région et la spécialité. Ce qui fit dire à Titsh qu'il devait diriger des sites miniers sur ces terres.

Il se faisait appeler Beran D. Ban, et avait dans un premier temps assuré à Titsh qu'il ne lui fallait qu'un temps très court pour s'en emparer.

Le maître des lieux s'en était amusé et lui avait dit - ''alors à très bientôt'' -.

Sauf que le lendemain une nouvelle lettre était parvenue, sur laquelle était inscrit:

'' Le temps qui passe n'est pas le même pour tous, un jour pour une coccinelle n'a pas la même valeur qu'un jour pour un dragon.

Vous ne me verrez plus jamais ainsi devant vous.

Beran D. Ban ''

– J'ai envoyé mes meilleurs assassins pour qu'ils me ramènent la tête de ce scélérat, dit Titsh une main serrée. Je n'ai jamais compris cet affront. Personne n'a le droit de me lancer un défi puis de se dérober tel un parjure.

– Maître, reprit l'homme d'une voix hésitante. Il faut vraiment que je vous explique quelque chose. C'est à propos de l'...

Un sentiment étrange parcourut le rat. Il avait besoin de s'assoir.

Soixante quatre se leva et s'enquit près de son maître, s'agenouillant devant lui.

– Est ce que vous vous sentez bien ? lui demanda-t-il.

– Je... je ne sais pas trop...

Le valet regarda par la fenêtre.

– Il doit être loin maintenant, chuchota le valet.

Titsh leva la tête pour considérer l'homme en face de lui. Le temps sembla soudain se figer. Un échange de regards si intense, aurait pu presque devenir une nouvelle source de magie.

Le rat avait une curieuse impression depuis un petit moment, quelque chose manquait. Il huma l'air, et redressa ses oreilles pour discerner les sons. Tous ses sens travaillaient maintenant dans un seul but, sentir la présence et la bienveillance de son bien le plus précieux.

Son cœur se mit à battre plus fort, tapant dans sa poitrine comme pour en sortir. L'espace d'un instant, il se sentit perdu tel un enfant au milieu d'une foule d'inconnus. Sans repère ni point d'ancrage. Ses yeux se portèrent alors vers la seule chose qui pouvait l'aider à comprendre tout ça, son valet.

– Maître Titsh la griffe...

Les yeux presque embués de soixante-quatre accrochaient ceux de son maître. Ses mains posées sur la fourrure du rat le retenaient tel un âpre réconfort.

– ... l'Orus de Praven n'est plus en votre possession !

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