Partie 5 : La consécration

10 minutes de lecture

Les semaines subséquentes s’enchaînèrent dans un calme relatif. Chaque héritier potentiel était revenu au palais, et des alliances semblaient déjà se former parmi les nobles, gardes et servants. Haphed usait de ses talents d’orateur, vainqueur de moult campagnes militaires, tandis que Faraz et Duka se montraient plus perfides. Bennenike, pour sa part, avait compris comment gagner en influence : en guettant des alliés en dehors du luxe et d’hypocrisie. Elle avait déjà voyagé en tant que citoyenne ordinaire, elle pouvait donc sillonner les rues de la capitale en anonyme. Peu à peu, discrète, elle œuvrait pour obtenir sa place dans ce complexe et cruel monde.

Peut-être la jeune femme luttait contre le rejet de jadis. Tant d’invectives avaient tenté de consumer son âme. Tant de coups l’avaient asséchée. Des reliquats du passé. La seule personne à jamais avoir souhaité sa vie s’était sacrifiée pour. Éduquée par les anciens savoirs, abhorrée par sa nature même, immergée parmi les classes populaires, Bennenike avait compris davantage que quiconque comment fonctionnait le système. Comment lutter contre ses failles. Comment secourir les égarés et châtier la caste dominante.

Elle sauverait l’Empire Myrrhéen de l’effondrement.

Il restait trois jours avant la nomination de l’héritier. Alors que les hommages de Chemen le Juste s’amenuisaient, ses enfants devaient se rassembler pour un repas particulier, lors duquel seraient expliqués comment se déroulerait la nomination. Tous s’y dirigèrent le cœur lourd, dissimulant sueur er tremblements derrière un sourire orgueilleux. Se délecter des spécialités du territoire en privé paraissait bien vain en comparaison des enjeux.

Cinq chaises aux accoudoirs d’orichalque étaient réparties autour d’une table ovale. Une nappe en motif de robinier soutenait couverts, assiettes et gobelets argentés. Du cabri rôti fumait sur des aubergines à l’huile d’argane. De la liqueur de figue accompagnait le repas, censée les revigorer. Chacun la buvait lentement, non à cause de la teneur élevée d’alcool, mais par simple respect pour la tradition.

Bennenike, Nuru, Faraz, Duka et Haphed. Tous endossaient leur responsabilité d’enfant de l’empereur. Tous convoitaient un trône, un territoire, un peuple. Mais ce fut l’aîné, le premier à achever son repas, qui discourut le premier :

— Vous savez tous pourquoi nous nous sommes réunis ici ce soir.

Ses frères et sœurs opinèrent du chef. Sur sa lancée, Haphed posa ses coudes sur la table, propageant son aura. Avec sa cape noire, ses cheveux tressés à la mode des guerriers, son épaisse barbe et ses plaques rivetées, il était capable d’intimider quiconque croisait son regard. Une telle prestance lui assurait un soutien non négligeable pour devenir le futur empereur.

— « La cérémonie sanglante, l’appelle-t-on sobrement, dit-il avec une pointe d’ironie. Que cela plaise ou non, la préservation de notre empire est basée sur la domination et la violence. Vous avez été prévenus dès l’âge où vous pouviez être prêts à l’entendre. Nous cinq, réunis dans une arène face à un immense public. Nous devrons nous battre. Sans magie, sans tricherie, juste comme de vrais guerriers. Un seul d’entre nous sera digne du titre et sortira donc vivant.

Nuru ravala péniblement sa salive. De suite la benjamine ne put réprimer un coup d’œil de biais, sachant que les jumeaux étouffèrent un rire moqueur. Bennenike les foudroya du regard en retour, mais la mine de son frère ne s’éclaircit pas pour autant. Malingre, glabre, de petite taille, Nuru peinait à s’imposer face à ses aînés.

— C’est une tradition trop archaïque, non ? formula-t-il à mi-voix. Quel est l’intérêt, sinon de massacrer soi-même la famille impériale ? Il existe d’autres moyens de prouver sa valeur !

— Tu as peur ? nargua Duka. Pas étonnant, pour un froussard comme toi !

— Tu as eu tout le temps pour te préparer, ajouta Faraz. Il faut assumer, maintenant.

— Vous êtes fiers de vous en prendre à deux sur lui ? riposta Bennenike. Cela ne change pas de vos habitudes.

— Il suffit ! gronda Haphed en tapant du fracassant la table de son poing.

Tous firent silence, y compris les jumeaux. Faraz et Duka s’étaient évertués à se différencier : le frère avait opté pour de longs cheveux lâchés et des vêtements de teinte bleutée tandis que la sœur les préférait plus courts et attachés, vêtue de tenues tirant sur le vert. Mais leur visage aux plis dédaigneux et leur silhouette filiforme les inscrivaient comme doubles. Comme de juste, s’ils rudoyaient régulièrement leurs cadets, jamais ils ne bravaient l’autorité de leur aîné.

— Les règles sont les règles, appuya Haphed. Qui sommes-nous pour juger les choix de nos ancêtres ? C’est ainsi que l’empire a prospéré jusqu’à ce jour. À nous de nous assurer un héritage.

— Facile à dire pour toi, marmonna Nuru. Tu es le meilleur d’entre nous aux armes.

— Je n’ai pas choisi d’être militaire pour devenir empereur. Et ma victoire n’est pas acquise, car l’issue de ce combat n’est pas décidée d’avance. Une chose est sûre : il ne faut pas plus de morts que nécessaire. Mes enfants sont en sécurité. Les vôtres le sont aussi, Faraz et Duka ?

Les jumeaux sifflèrent en cherchant à fuir le regard de leur grand frère.

— Nous n’avons pas d’enfants, dit Faraz.

— Nous ne sommes même pas mariés ! se défendit Duka.

— Ne mentez pas. Je trouve déjà honteux que Bennenike et Nuru n’en aient pas. Le principe même de cette cérémonie est que les participants aient déjà un héritage au cas où un accident survient. Nos cousins et cousines sont déjà dispersés dans tous les coins de l’empire… Alors cela ne suffit pas, Faraz et Duka, vous avez aussi répandu des bâtards à travers tout le territoire ? Duka, je sais que tu as accouché au moins deux fois en secret. Quant à toi, Faraz… Je n’ose pas imaginer. Vous n’êtes pas aussi discrets que vous l’imaginez quand vous vous déguisez pour aller vers des maisons closes.

Outre ses réprimandes envers eux, Haphed s’orienta vers Bennenike et Nuru, les fixant d’un air hostile. Il n’insista néanmoins et se contenta d’avaler une goulée de son alcool.

— Trêve de médisances, annonça-t-il. Tous les conflits seront réglés d’ici trois jours. Soyez prêts et…

Haphed lâcha son gobelet. Ses mains tremblèrent, puis son corps tout entier fut transis de spasmes. Vitreux, il s’agrippa sur les accoudoirs, mais sa tête pencha en arrière. Bientôt il expectora du sang d’abondance et de répétition. Ses sœurs et frères eurent beau se précipiter à son secours, rien n’y faisait : le brave militaire s’écroula par terre. Des cris se répandirent, servants et garde débarquèrent à vive allure, hélas trop tard.

L’aîné avait été empoisonné. Mais la cérémonie devait quand même avoir lieu. Les funérailles de Haphed furent reportées, de même que l’enquête sur les coupables, car un événement de plus grande important s’apprêtait à avoir lieu.

Bennenike avait trois adversaires. Deux dont elle se ravirait d’étriper, un qu’elle regretterait. Quelles que fussent ses dilemmes, elle était motivée à triompher, ce pourquoi elle se prépara tant physiquement que mentalement. Elle serait la future impératrice. C’était sa promesse, sa raison de vivre.

Chaque combattant devait enfiler le même équipement pour un affrontement équitable : une tunique brune à manches longues surmontant une cotte de mailles. Point de heaume, pour ne pas prolonger outre mesure et admirer le visage des héritiers. Le choix de l’arme était toutefois libre à chacun. Ainsi Bennenike sélectionna un bâton noirâtre orné de deux lames à chaque côté, extension d’un corps accueillant le lendemain incertain. D’une sorgue sans rêve, baignés dans le pays orphelin, le sommeil sans fin en accueillerait plus d’une.

Une arène de sable les recevait dans un tonnerre d’applaudissements. Sous un soleil brûlant s’élevait une dizaine de poutres brandissant des oriflammes, au-dessus desquelles plus d’un millier de spectateurs sifflaient et hurlaient. D’aucuns furent déçus de l’absence de Haphed, dont l’annonce du décès fut relativement discrète. Il leur appartenait de décider qui ils soutiendraient à la place. Ce qui n’aurait pas le moindre impact sur la victoire.

Les quatre héritiers se répartirent en carré. Duka et Faraz portaient tous les deux une lance, et ils la braquèrent vers la voûte, symbole de leur puissance aux yeux d’un public indécis. Un cimeterre à la lame d’acier devançait l’ombre de Nuru. Bennenike restait fidèle à sa décision. Elle serra son bâton de sa main moite, s’abandonnant au faste du divertissement, se pâmant devant son devoir.

Une puissante cloche retentit. Plus aucune acclamation ni hurlement, juste le silence, et un jeu de regards. Puis le commencement sans retour.

Les jumeaux fusèrent ensemble. Nuru était ankylosé, ses pieds enfoncés sur les sables, ses mains dégoulinantes de sueur. Bennenike l’avait pressenti : Faraz et Duka la prenaient pour cible, comme ils avaient toujours procédé. Guidés par leur instincts, mus par un sourire carnassier, ils ne reculaient devant rien. Leur lance se rapprocha dangereusement de la benjamine, contre laquelle cette dernière brandit son bâton.

— On va achever ce qu’on a commencé ! rugit Duka.

Elle se rua vers son opposante, parée à la transpercer. Bennenike bondit en arrière et la pointe la frôla.

— Tu ne pourras toujours t’enfuir, se moqua Faraz. Tu nous crains, sœurette, je le lis dans ton regard !

La benjamine dévia la lance de son frère. Pas assez pour contre-attaquer. Tout juste put-elle pivoter, guetter une ouverture, mais les attaques redoublèrent d’intensité.

— Vous êtes effrayés, répliqua-t-elle. Inutile de le cacher, je sais que vous avez empoisonné Haphed. Cette fourberie vous correspond. Vous étiez incapables de le battre, pas vrai ? Par contre, pour m’assaillir à deux, vous êtes forts.

— Et alors ? rebondit Faraz. Nuru le craignait aussi, et là il reste à l’écart. Il n’y a pas d’honneur dans ce genre de combats. Seule la victoire importe.

— Vous vous alliez pour l’instant. Mais s’il ne reste que vous deux, qu’est-ce que vous allez faire ?

— Palabrer ne te fera pas gagner du temps, assena Duka. Bats-toi !

Deux lances jaillirent à haute vélocité. Bennenike les esquiva de justesse, sans défaillir ni ralentir. Elle devait se trouver un rythme, ajuster chaque pas, scruter le moindre mouvement adverse. Contre deux ennemis, son regard se plongea vers les détails, son ouïe perçut les sifflements. C’était comme si elle ressentait le moindre battement. Comme si toute sueur coulait d’abondance.

Les coups succédaient à cadence effrénée. Peut-être que des premiers signes d’éreintements se manifesteraient. Bennenike était à l’affût des faiblesses, perdue dans les gestes automatiques, esquissant des courbes de son bâton. Elle les effleurait, les ratait. Pour le moment. Car la benjamine les anticipait toujours. Plus le combat avançait, plus les jumeaux ralentissaient, et plus le public retenait son souffle.

Marquant une pause, Bennenike chercha une faille. Son bâton tournoyait dans tous les sens et l’assurait ainsi une protection. Mais à force de se déplacer, de faibles tressaillements la trahissaient. Faraz lui décocha alors un croche-pied tandis que Duka transperça sa cuisse de sa lance.

Elle regrettait son instant d’inattention. Elle avait faibli, elle en payait le prix. La jeune femme se mordit les lèvres afin de contenir sa géhenne. Éviter le dédain des jumeaux ne l’épargnerait pas. Eux la laissaient pour mieux savourer le spectacle. Leur regard acéré, leur sourire sadique, tout était une punition.

— Tu as vécu vingt-et-une année de trop, insulta Duka. Tu vas bientôt atteindre la paix, Bennenike. Peut-être que notre mère te pardonnera là où nous ne t’avons jamais pardonné.

— Ton nom sera oublié à jamais, dit Faraz. Nous nous en assurerons.

Des lances tendues vers la destinée. Bennenike s’en était dérobée à moult reprises. Le pouvait-elle encore ? C’était maintenant ou jamais.

Son peuple l’entourait. Parmi ces voix confondues, où indicibles paroles côtoyaient l’inconnu, quelques-uns souhaitaient la voir triompher. Par pitié ou réel soutien, Bennenike n’en avait cure. Au-dessus d’elle trônait une éternelle frustration. Un frère et une sœur qui l’avaient brutalisée son enfance durant. Des jumeaux qui, si elle succombait, s’emparerait du statut tant convoité. Alors toute sa lutte aurait été vain. Les pics la transperceraient, fendant les cieux comme ses espoirs.

Mais elle se redressa. Ils ne la maintiendraient pas à terre plus longtemps. Plus personne ne s’y risquerait.

Faraz et Duka s’arrêtèrent, estomaqués par le réflexe surhumain de leur sœur. Ce dont elle tira avantage pour séparer son bâton en deux et leur transpercer le cou à tous les deux. Et tandis qu’ils s’écroulaient à genoux, tandis que d’épais filets de sang se déversaient depuis leur gorge, les jumeaux se figèrent face à la supériorité de Bennenike.

— Agenouillez-vous ! siffla-t-elle. C’est votre position, votre châtiment. Contemplez ce public dont vous ne serez jamais maîtres. Admirez votre défaite. Voici la dernière image de votre vivant.

Son bâton s’était imprégné de leur sang. Aussitôt elle abandonna Faraz et Duka. Comme ils s’étouffaient en borborygmes, comme ils se noyaient dans leurs regrets teintés de liquide vermeil, Bennenike marcha sur leur dépouille, triomphante. Sauf que son sourire s’effaça bien vite.

Nuru avait à peine bougé. Il restait paralysé par-devers sa sœur, tout en transpiration, jambes courbées sous le poids de la culpabilité.

— J’aurais dû t’épauler, déplora-t-il. Ils étaient deux contre toi et…

— C’est fini, rassura Bennenike.

— Non… Nous sommes encore deux debout. Au fond de moi, j’ai toujours su que ce moment arriverait. Et j’ai longtemps réfléchi à ce que je ferais.

— Nuru, quelle idée as-tu en tête ?

— Je suis lâche de ne pas m’être battu. Qui voudrait de moi comme empereur, sérieusement ? J’ai raté toutes mes opportunités. Je ne suis pas savant, ni artiste, ni guerrier, ni diplomate. J’ai grandi dans l’ombre de tous.

— Arrête de te dévaloriser ! Tu m’as soutenu quand tous les autres m’ont rabaissée et manipulée !

— Si j’essaie de te tuer, je faillirais alors à mes engagements. Le peuple n’acceptera qu’un dirigeant fort. Toi, Bennie. Tu as été forte dès l’enfance. Malgré tes ennemis, malgré l’indifférence, tu t’es hissée mieux que quiconque l’aurait présagé.

— Il y a une différence entre ce que je souhaite et ce que les citoyens méritent.

— Tu seras une bonne impératrice. Rends honneur à notre dynastie.

La benjamine se précipita vers le cadet. Il s’était déjà transpercé la poitrine au moment où elle l’atteignit. Elle attrapa un frère agonisant dans ses bras, son regard rivé vers la voûte accueillante, bientôt accordé à une sœur aimante. Celle qu’il avait soutenu. Celle qui l’avait aimé en dépit de sa faiblesse.

La cloche retentit derechef. Bennenike contempla la dépouille de son frère, un pincement au cœur, réfrénant ses larmes au nom de son image publique. Des réminiscences s’effaceraient dès que la cérémonie s’inclinerait face au crépuscule. Même boiteuse, même ensanglantée, elle put assister à la levée du public. À leur incoercibles ovations. À l’immortalisation de son nom dans la dynastie Teos.

— Vive la nouvelle impératrice ! Vive la nouvelle impératrice !

Elle avait réussi. Pourtant, ce n’était que le commencement.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0