Partie 6 : Nouvelle ère

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Sa famille était décimée. Dernière représentante de la branche principale, elle n’en devenait que plus grande. Bennenike n’avait pas encore de qualificatif associé, toutefois elle s’affirmait comme impératrice, foulant avec fierté la série des carreaux dorés. D’intenses rayons lumineux éclairaient des arcs voûtés sur lesquels s’étaient immortalisés les symboles des précédents dirigeants. Derrière le palais apparaissait le Mur de la Lignée. Une place que la jeune femme avait si longtemps ambitionnée. Tout s’était concrétisé.

Chaque éloge reflétait l’apaisement de son âme. Chaque applaudissement nourrissait son estime. La nouvelle impératrice ne passait guère inaperçue avec ses vêtements cérémoniaux. La traditionnelle cape écarlate s’adjoignait aux enjolivements et broderies, luisant comme jamais, s’accordant aux notes d’un empire à reconstruire.

Bennenike ne craignait plus autrui. Plus d’avanie, juste la vénération. Des milliers de citoyens qui la soutenaient. Nulle nécessité de se cacher, elle était enfin reconnue à sa juste valeur. En parallèle témoignait, somnolant dans l’éternel, sa fratrie ornée vermeille. Duka et Faraz à sa gauche, Nuru et Haphed à sa droite, chacun était porté par un solide mais dévoué troupeau de gardes. Il était important d’exposer leur visage au peuple pour la dernière fois. Pour rappeler contre qui la dirigeante avait triomphé. Et elle n’était que trop protégée pour subir les foudres de leurs soutiens.

C’était l’instant à transmettre aux générations futures. Une gravure supplémentaire enrichirait la dynastie. Sur le mur s’imprima une goutte surmontant une vague. Bien des interrogations s’immisçaient dans l’esprit de tout un chacun. Aucune canicule ni sécheresse n’avait frappé l’empire ces dernières années, alors pourquoi Bennenike promettait ce type de prospérités ? Ce qu’ils ignoraient était que l’absence de couleurs prélevait la véritable interprétation.

Une femme triomphante s’éleva par-devers ses semblables.

— Je serai votre guide, déclara-t-elle d’une voix puissante. Trop longtemps l’Empire Myrrhéen a été l’ombre d’un passé révolu. De conquêtes en famines, de migrations en révolte, notre territoire évolue, pour le meilleur comme pour le pire. Peuple de l’empire, je comprends votre souffrance. Je l’ai côtoyée. Je peux vous affirmer que le pire ennemi provient de l’intérieur. Il s’immisce dans nos demeures, à l’abri de toute tempête, où ils se repaissent du sang des oppressés. Notre patrie doit être secourue. Vous devez être sauvés. Et je m’engage à compter de ce jour ! Tout sera purifié de ses mauvais éléments pour que les bons y vivent en paix et en harmonie. Je me salirai les mains pour votre avenir. Pour la gloire de l’empire !

De nouveau un tonnerre d’applaudissements suspendit le discours. En ce jour de célébration, chacun prenait conscience des problèmes qui gangrénaient la nation, fussent-ils tangibles ou non. Dans la conception du peuple s’esquissait une menace dont l’impératrice se chargerait ce clarifié. Des craintes montaient parmi certains. Elewi, bien cachée derrière la foule, avait parfaitement entendu. Et son cœur battait à tout rompre.

Sa discrétion serait son salut. Jour après jour les paroles de Bennenike continuaient de la hanter, davantage depuis sont obtention du pouvoir suprême. Maintes raisons l’exhortaient à décamper, mais sa curiosité l’incitait à rester. Elle qui s’était engagée des décennies pour la dynastie ne désirait pas s’éloigner de sa portée. Elle qui s’était vouée corps et âme pour éduquer cette enfant refusait d’admettre ce qu’elle était devenue. Une adulte forte et indépendante peut-être. Mais surtout très imprévisible.

Elewi se fit peu remarquer les semaines suivantes. La luxure du palais ne lui manquait pas, il lui suffisait de louer une chambre dans le centre de la capitale. Des journées entières à fréquenter la cité la retrancha outre mesure dans la perplexité. Beaucoup de citoyens vouaient une foi aveugle à leur impératrice tandis qu’une évolution lente se préparait. Rien de certain, mais le discours ne révélait pas un avenir radieux pour tous.

Des frissons la parcoururent au moment où un ami de longue date la contacta par télépathie. Il était mage lui aussi et, curieusement, il s’adressa à elle sur un ton alarmiste. Si bien qu’il brûlait de lui parler en vrai, établissant un rendez-vous dans les cachots du palais impérial. Un tel lieu paraissait insolite à une ancienne conseillère pour qui la méfiance était ancrée en elle. Ce pourquoi elle s’y dirigea avec circonspection.

L’atmosphère était pesante. Pis encore : elle s’alourdissait à chaque pas de la magicienne. Dans les cellules froides et humide se propageaient empyreumes comme gémissements. Là où s’enlisaient hommes et femmes sans vie s’enviait la lumière du monde extérieur. À mesure qu’Elewi s’avançait, riche parmi les déchus, pauvre parmi les compréhensifs, elle crut reconnaître une silhouette familière.

Elle plissa les yeux. Observa mieux. Puis des mains décharnées s’enroulèrent autour des barreaux rouillés. Une femme à la courte tunique déchirée se présenta en titubant. L’ensemble de sa peau avait été lacérée. L’intégralité de ses doigts de pieds avait été arrachée. Et chez cette prisonnière misérable coulaient les larmes à défaut du sang.

— C’était il y a longtemps, se souvint Elewi. Ton visage m’est familier.

— S’il vous plaît, aidez-moi…, implora la détenue. Sinon elles continueront de me faire du mal…

— Qui donc ?

— Elle est devenue impératrice, pas vrai ? Quel malheur….

— Bennenike t’a emprisonnée et torturée ? Pour quel motif ?

— Ne parlez pas au passé, elle s’y complait toujours. Et elle n’est pas seule.

Une ombre plana derrière l’ancienne conseillère. Une garde attifée d’une broigne noire et rouge, coiffée d’un casque en bronze, armée d’une hallebarde argentée. Elle portait médaillon frappé du même symbole que celui gravé sur le Mur de la Lignée. Alors Elewi établit le lien, surtout au vu du teint basané de cette jeune femme.

— Badeni ! identifia-t-elle. Il me semblait bien que tu traînes souvent les parages ! Tu es garde, maintenant ? Mais tu ne portes pas l’uniforme officiel !

— Nouvelle ère, nouvelles règles, répliqua l’ancienne esclave. N’est-ce pas, Ghanima ?

La concerne se recroquevilla comment, envahie de frissons, écarquillant des yeux.

— Pitié ! supplia-t-elle. Tu m’as déjà fait assez souffert, non ?

— Pas assez à mon goût, lâcha Badeni.

— Bennenike t’a vraiment prise sous son aile, dit Elewi. Au lieu d’aller de l’avant, tu as bâti ton avenir sur la vengeance.

— Sur la justice, plutôt. J’accomplis ce que l’empereur Chemen, maudite soit son âme, n’a jamais eu l’audace de faire. Punir cette enfoirée pour tout le mal qu’elle a commis. Notre impératrice m’y a aidée, bien sûr, mais elle est très occupée ces derniers temps. Je vais peut-être m’en prendre aux doigts des mains.

Ghanima hurla à pleins poumons avant d’agripper l’avant-bras de la magicienne.

— Protégez-moi ! chouina-t-elle. Cessez cette folie…

— Tu es tombée bien bas, Badeni, critiqua Elewi. Je n’ai jamais approuvé ses gestes, mais ce n’est pas une raison pour l’être à ton tour ! Tu es devenue exactement comme elle.

— C’est là que vous vous trompez, traîtresse. Elle m’a torturée, violée et humiliée alors que j’étais innocente. Faire subir des sévices à une coupable est parfaitement moral.

— Quelle absurdité ! Il y avait d’autres solutions ! Moi qui pensais que…

Badeni coula un regard sadique à son ancienne maîtresse, encourageant cette dernière à se replier, bientôt en position fœtale.

— Je vais détruire chaque parcelle de toi, annonça la garde. Te consumer de l’intérieur comme de l’extérieur. Rire à ta douleur. Savourer chaque instant où tu seras à terre, miséreuse, larmoyante. Tu me supplieras de t’achever. Mais tu vivras tant qu’il restera un morceau de ton âme à déchirer, hérésie de la nature.

— Bennenike t’a décidément corrompue, jugea Elewi. Tu devrais la détester pour le traitement qu’elle t’a infligée, pas par sa nature de mage. Mais je comprends mieux… J’étais venu retrouver un ami. Je suppose qu’il n’est pas là.

— Tu arrives un peu trop tard. Sa tête garnit les marches du palais.

— Alors c’est la fin du tout.

Elewi éjecta Badeni d’un sort de projection. Cela suffit à assommer l’ancienne esclave, toutefois des râles résonnaient dans les gonds de l’inconscience. Malgré sa mentalité nouvelle, la magicienne ne pouvait se résoudre à l’achever. Tout ce qui l’importait désormais était de fuir.

Même si elle n’avait aucune échappatoire.

Bennenike avait tout prévu. Des dizaines de mages nobles s’étaient réunis dans la salle où elle exerçait son pouvoir. Depuis son trône, surélevée, elle toisait chacune des personnes ayant répondu à sa convocation. Il en manquait beaucoup, comme elle s’y était attendue : soit ils étaient occupés ailleurs, soit ils connaissaient déjà les opinions de leur impératrice.

Des gardes rentèrent l’un après l’autre dans la pièce. Ainsi une pléthore d’yeux dévisagea les mages. Le groupe se compactait tant comme sueur et tressaillements les submergèrent. L’un d’eux trouva le courage de s’avancer vers sa dirigeante, non sans avoir dégluti au préalable.

— Qu’est-ce que cela signifie, ô grande impératrice ? demanda-t-il. Vous nous avez tous conviés ici pour une réunion de première importance.

— En effet, répondit Bennenike, glaciale. Et vous avez répondu présent.

— Pourquoi tous ces gardes rôdent-ils autour de nous ?

L’impératrice se préserva d’un rire en coin.

— Auriez-vous oublié mon premier discours ? ironisa-t-elle. Lorsque j’évoquais une menace à éliminer, je parlais de vous.

— Il doit y avoir un malentendu, fit le mage, confus. Je suis un ami de longue date de votre père. Je suis prêt à collaborer pour la grandeur de l’empire. Comme nous tous ici. Nous ne sommes en aucun cas des traîtres.

— Bien sûr que si. Car il y a une communauté insidieuse et génocidaire. L’ennemi si naturel de notre nation qu’il prétend être allié. Les mages. Vous avez commis le plus impardonnable des crimes : vous existez.

Il n’y eut aucun jugement. Aucune pitié. Aucune considération. Sur le signal de leur impératrice, la nouvelle milice embrocha les mages les uns après les autres. Très peu parvinrent à se défendre, si submergés qu’ils abandonnèrent, soumis à la domination adverse. Ce fut un massacre sans nom. Un bain de sang au-dessus duquel s’envolait du flux magique qui réclamait toujours son innocence.

— La magie est un mal à purifier, décréta Bennenike. Chacun de ses porteurs doit être éliminé.

Sur un sourire rayonnant, au-dessus du cadavre des traîtres, au centre d’une myriade de gardes à la loyauté sans faille, le règne de Bennenike s’ouvrit dans la voie du sang et des flammes.

Une seule mage vivait encore dans le palais. Elewi avait beau courir partout, une flopée de gardes la cueillerait dans chaque direction. Autrefois, peut-être qu’elle aurait balayé toute adversité sur son chemin. Autrefois, peut-être qu’elle aurait quitté la capitale pour un endroit meilleur. Autrefois, peut-être qu’elle aurait lutté jusqu’à la mort. Mais elle n’en pouvait plus. Trop âgée. Trop fatiguée.

Elewi se téléporta sur le sommet du palais impérial. Le dernier sortilège qu’elle utilisa. Son ultime hérésie, d’aucuns clameraient.

Un azur éclatant teintait la voûte céleste. Au loin s’inclinait l’astre diurne, crépuscule des idoles passées, vers une longue nuit où s’exprimeraient les pires volontés. Subsistait-il une lueur dans cet amas d’obscurité ? Ce symbole de pouvoir incarnerait-elle l’autorité que personne ne voulait braver ?

Malheureusement, Elewi ne souhaitait pas connaître cette réponse. Son corps, désormais fragile, se courbait à la chute, à la défaite au goût définitif. Déjà elle avait écarté les bras. Déjà elle se fixait entre ciel et terre, silhouette fragile et pourtant persistante. Entre soutien et perfide, la nuance s’avérait parfois subtile, aussi la mage se déroba de tout espoir.

Ce n’était plus son combat. L’enseignement avait échoué à canaliser la haine et les préjugés. Admettant cette terrible réalité, Elewi s’abandonna à la tentation du néant. Personne n’avait à lever la lame. Personne n’avait à se targuer d’avoir terrassé une personne vieille et faiblissante. Bientôt Elewi Jaas parerait les jardins, plongeant vers le déshonneur et l’oubli. Qui serait-elle, sinon une victime de plus ?

Une mage dévouée qui s’était vouée corps et âme à s’occuper d’une héritière rejetée de tous. Sa protégée avait grandi. Elle avait voyagé. Elle s’était forgée sa propre conception du monde. Sans son appui, sans sa présence, peut-être que Bennenike ne serait jamais devenue impératrice. Dorénavant elle volait de ses propres ailes. Plus jamais elle n’aurait besoin de sa tutrice.

Il était une fois un pays où la prospérité côtoyait l’injustice Où la haine coexistait avec l’amour. Où les famines, guerres et crises gangrénaient la stabilité du territoire. Où violence et esclavage appartenaient au quotidien. Où les idées préconçues constituaient les premières causes des persécutions.

C’était l’empire que Bennenike l’Impitoyable dirigeait.

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