Partie 4 : L'âge adulte

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Bennenike atteignait un âge important, ou inquiétant selon le point de vue. Non contente de prendre l’ancienne esclave sous son aile, elle gagna peu à peu en indépendance. Plus jamais elle ne se présenta aux réunions de son père, et rarement lui adressa-t-elle la parole lors des repas. La jeune fille nourrissait en effet des projets bien plus intéressants. Acquérir davantage de savoirs. Apprendre la notion de justice à Badeni. Et surtout, commencer à revendiquer ce qui lui revenait.

Chemen et Elewi surent dès ce jour qu’ils avaient perdu leur influence. Tous deux vieillissaient, dos et esprit courbés sous le poids des années. Or Bennenike semblait encore plus s’éloigner de son père depuis l’indépendance décrétée de Danja. Aussi l’empereur décida-t-il de préparer ses enfants à leur avenir et leur proposa donc un voyage initiatique. Il s’agissait selon lui d’une manière de rencontrer ses sujets, et ainsi mieux appréhender leur éventuel futur rôle de souverain.

Haphed, désormais père de ses enfants, déclina pour s’engager dans une vague campagne militaire vers les ports de l’extrême sud du territoire. Il échut à Nuru et Bennenike le devoir d’accompagner leur père tandis que Duka et Faraz rejetèrent en prétextant que leur place appartenait à la capitale. Les deux cadets acceptèrent, même si la jeune fille alors proche de la majorité considérait toujours son paternel d’un mauvais œil. Son frère la convainquit du bien-fondé de cette offre.

Bennenike avait juste foulé les proches alentours de la cité les rares fois où elle s’en était absentée. Tout un monde se présentait au-delà des livres et des songes, par-delà les étendues de sable doré, vers les profondeurs de l’empire. La présence d’un père toujours aussi négligent malgré son apparente proximité ainsi que d’une excessive cohorte l’empêchait de respirer. D’admirer. De vivre. Pour sûr que Nuru l’invitait à contempler le moindre arbre, la moindre élévation, le moindre éclat d’une volute. Comme si tout l’inspirait. Comme si les rêves d’un jeune héritier étaient adaptés à la réalité. La benjamine souhaitait ardemment suivre ses idéaux, mais elle s’en estimait incapable. Jamais elle ne l’avait été. Elle n’était pas comme lui, ni comme son père, ni comme aucun membre sa famille. Tout ce dont elle aspirait était d’incarner le peuple qu’elle côtoyait.

Un premier coup de poignard transperça son cœur à la séparation. Chemen ordonna à Nuru de quitter le groupe principal afin de tracer sa propre voie. Ce fils ne désobéirait point à son père, tant pis si cela impliquait de travers les Sommets d’Uruwei, frontière naturelle entre le centre et l’ouest. C’était un biome peu peuplé à l’exception des tribus nomades. Un tel lieu constituait donc un danger pour un enfant de l’empereur d’une dynastie qui leur était farouchement opposée. Chemen lui assura néanmoins que s’il voyageait incognito, il n’encourrait aucun risque.

La jeune femme ne pardonna pas son géniteur pour autant. Elle qui appréciait côtoyer son frère se voyait privée d’un soutien. Cela ne la surprit lorsque, une paire de jours plus tard, son père l’invita à discuter au creux d’une dune. Depuis la pente s’étalait l’indomptable désert, immuable, seulement terni par l’ombre d’un lointain palmier. Un homme à la mine sombre était assis dans sa pénombre, muré dans le silence d’une terre qu’il peinait à reconnaître. Il aperçut sa fille d’un coup d’œil de biais et l’incita à s’installer à côté de lui.

— Ai-je échoué ? demanda-t-il d’une voix tremblante.

— Oui.

Chemen baissa la tête, grattant sa barbe grisonnante, incapable de fixer la dernière-née plus longtemps.

— Ma mère me disait souvent que l’empire était comme une famille. La moindre erreur n’était jamais pardonnée. Une femme inspirante… Elle m’a donné l’impression que diriger ce territoire était simple.

— Admettez-vous finalement vos erreurs, père ? Pourquoi tout me confesser maintenant ?

— Tant qu’il en est encore temps. Je vieillis, ma fille, et ma santé décline. Et en effet, j’éprouve quelques regrets. Celle de ne pas avoir été un vrai père pour toi.

— L’excuse de vos responsabilités ne fonctionnera pas. Vous avez eu de nombreuses occasions de me voir.

— Ce n’était pas juste par manque du temps. J’ai eu un blocage moral. Vois-tu, pour être honnête, je ne voulais pas que tu naisses. Je pensais qu’avoir quatre potentiels héritiers était bien suffisant. Mais ta mère avait une autre vision de la situation. Elle voulait encore un enfant. Un enfant qu’elle chérirait de tout son cœur pendant que les autres grandissent trop vite.

— Alors vous ne valez pas mieux que le reste. En revanche, cela explique beaucoup de choses.

— J’avais un mauvais pressentiment ! Comme si un présage avait illuminé le ciel. Mes craintes se sont réalisées au moment où ta mère est tombée malade. Elle a lutté jusqu’au bout. Elle a montré plus de courage et d’abnégation que quiconque.

— Alors pourquoi n’avez-vous pas chéri le fruit de son amour ?

L’empereur persistait à se dérober du regard insistant de sa fille.

— Chaque fois que je te voyais, expliqua-t-il, je me perdais dans les yeux de ta mère.

Il effleura aussitôt la joue de Bennenike. Un geste si inhabituel que cette dernière recula d’un bond, son cœur ratant un battement.

— Ne sois pas choquée ! implora Chemen. Je révèle juste ce qui m’a coincé pendant des années. J’ai été si longtemps prisonnier de mon passé, comme une obsession, que j’ai juste décidé de le fuir. J’en ai oublié comment bâtir l’avenir.

— C’est lâche, invectiva Bennenike. En êtes-vous conscient ?

— Et j’espère qu’il n’est pas trop tard. D’où l’intérêt de ce voyage initiatique. Découvrir le monde sous un autre angle.

— Ah, je comprends mieux. C’est encore l’idée d’Elewi, n’est-ce pas ? Une tentative de me contrôler ? Parce que vous avez peur de la différence, ce même si vous essayez de vous remettre en question !

— Laisse Elewi en dehors de cette histoire. Tes opinions deviennent dangereuses, Bennenike. Fouler les terres de notre empire te permettra de nuancer ton esprit.

— J’ose critiquer vos amis mages et esclavagistes et mages et cela vous dérange ?

— C’est plus complexe que cela ! Il faut que tu…

— Que je voyage seule, comme Nuru ? Bien. Ce sera ma seule manière d’obtenir la paix. Mais n’espérez pas que mes pensées évoluent, père. J’ai réfléchi. Beaucoup réfléchi.

Et le silence retomba. Non que Chemen ne souhaitât pas persuader sa fille, mais il s’avisait de la perte de temps. La jeune femme se borna dans ses idéaux et ses intentions. Ce soir-là, elle se sépara de son père à son tour. Comme on l’exigeait d’elle, comme elle le souhaitait, Bennenike partir explorer les profondeurs de l’Empire Myrrhéen.

Elle s’aperçut qu’elle avait raison depuis toujours.

Maintes cités se répartissaient à l’est de sa patrie. C’était une région un brin plus tempérée, plus humide, où l’or bleu était partagé entre chaque puissance. Si des inégalités existaient déjà par rapport aux zones plus rurales, elles subsistaient même à l’intérieur ders villes. Là où elle se prolongeaient en hauteur comme en superficie sévissaient un malheur et une pauvreté à peine dissimulés. Ni les nomades ni les indépendantistes exerçaient une quelconque influence, en revanche les mages et les esclavagistes tiraient plus d’une ficelle.

Bennenike put observer avec désarroi comment ce monde vivait. Déguisée en simple citoyenne, elle se fondait parmi nous, s’aventurant même dans les quartiers les plus malfamés. Elle y découvrit des enfants affamés. Des jeunes hommes et femmes contraints de tuer pour survivre. Du trafic d’êtres humains. L’héritière n’avait rien contre la violence, ayant appris comme chaque enfant de l’empire à maîtriser une arme, mais elle abhorrait la manière dont elle y était représentée. La classe riche, réfugiée dans ses palais ambrés et ses immenses jardins, blâmait les pauvres pour tous les problèmes, engendrant des règlements de compte entre eux et la classe moyenne. Elles se soldaient toujours par des dizaines de morts.

Peu importait où elle se rendait, Bennenike n’apercevait que de subtiles différences. Les disparités d’architecture, de folklore et de coutumes ne revêtaient aucune importance. Le degré d’influence des mages, le taux de criminalité et la répartition des ressources l’impactaient bien plus. À cela s’ajoutait la réputation de son père. Quelques-uns prétendaient qu’il avait amélioré la situation de l’empire et s’efforçait de résoudre les conflits internes. Mais les véritables représentants du peuple l’accusaient d’être faible et hypocrite, d’avoir plongé le territoire dans le chaos. Derrière les invectives se cachaient quelques piques à l’égard de la dynastie tout entière. Bennenike comprit alors qu’elle ne devrait pas être comme lui. Des mois, des années à voyager, et enfin elle se redécouvrit.

Puis elle apprit, peu après son vingt-et-unième anniversaire, au moment de rentrer à la capitale.

L’empereur Chemen le Juste était décédé.

Bennenike rentra en urgence dans la capitale. Jamais les rues n’y avaient été aussi peu fréquentées. Tel était le protocole : un mois de deuil succédait à la mort du souverain. D’abord les citoyens devaient prier pour son âme durant quatre jours, ensuite un hommage public était rendu, durant lequel la vie publique était ralentie. Ce fut dans ce contexte que la jeune femme retourna au palais. La réputation et les décisions de Chemen s’effacèrent dans un symbolisme. Comme s’il entrait dans la même légende que ses prédécesseurs. Comme si le mythe s’ouvrait déjà alors que sa dépouille était encore fraîche.

Par ailleurs, chaque membre de la famille impériale était invité à se recueillir auprès de son cadavre, dans les catacombes. Ces souterrains aux murs ocres et poussiéreux, parcourus de glyphes et d’écriture en Ancien Myrrhéen, recelait de sarcophage dans lesquels subsistaient les ossements de la dynastie.

La jeune femme suivit le chemin, guidée par les torches. Aucune expression ne traversa le visage, même quand Faraz et Duka la dévisagèrent forcément, fidèle à eux-mêmes à l’approche de la trentaine. Elle s’arrêta toutefois lorsqu’elle croisa Nuru en sens opposé.

En dépit du mutisme, en dépit de la semi-pénombre, des sourires apparurent, puis Bennenike enlaça son grand frère. Nuru sursauta dans un premier temps, avant de s’abandonner dans l’affection de sa sœur.

— Nuru ! s’écria-t-elle. J’étais si inquiète pour toi…

— Tout va bien, Bennie, rassura-t-il. La plupart des tribus nomades que j’ai croisées ont été accueillantes. Sauf une qui m’a poursuivi en me lançant des sorts enflammés. Je l’ai échappée belle.

— Notre père a tenté de t’envoyer à la mort !

— Ce n’était pas son intention. Et puis… C’est lui qui est mort. Tu es ici pour cette raison, non ?

Bennenike lâcha son frère et le fixa au plus profond de ses prunelles.

— Je vais lui rendre hommage, affirma-t-elle. Mais je ne verserai pas une larme. Son trépas n’excuse pas ses erreurs.

— Je savais que tu réagirais ainsi…, murmura Nuru. Et je ne peux pas t’en vouloir. Père a en effet été souvent absent dans notre éducation, surtout la tienne. Au moins, tu montres du respect à son égard en venant ici.

— C’est plus qu’il n’en a jamais témoigné.

— Peut-être bien… Je suis inquiet quant à l’avenir de d’empire. À la succession.

— On a encore un mois pour y réfléchir. En attendant, essaie de ne pas angoisser. Ce sera l’épreuve la plus difficile de toute notre existence. Et la dernière pour la plupart.

Tapotant l’épaule de Nuru, la jeune femme abandonna son frère pour voir son père une dernière fois. Elle franchit le seuil de la lourde porte en granite et, ce faisant, s’adapta aux courbes tracées sur le sol plein d’aspérités.

Chemen semblait enfin avoir trouvé la paix. Il avait été vêtu d’une tenue cérémoniale d’un pourpre flamboyant, paupières closes, un poing fermé sur sa poitrine, une autre glissant le long de son corps. Une statue de bateleur à ailes déployées surmontait son corps. L’ancien empereur paraissait placide, soulagé même, alors qu’il laissait un territoire divisé derrière lui. Nonobstant son opinion, Bennenike sortit une dague rouillée qu’elle déposa au pied du socle, en-deçà des armes de ses frères et sœur.

Elle remarqua juste après l’aura d’Elewi. Agenouillée à quelques mètres, la magicienne se releva et essaya d’accorder un regard identique au père et à la fille.

— Vous n’êtes pas de notre famille, lâcha Bennenike. Même si vous avez influencé mon père toute sa vie.

La conseillère impavide se redressa sans défaillir.

— Je me considère comme tel, déclara-t-elle, essuyant une larme. J’ai vu ton père naître. Je l’ai vu grandir. Je l’ai vu diriger cet empire. Oui, j’ai des regrets, mais j’assume ma position.

— Comment est-il mort ? questionna Bennenike.

— Il a chuté d’un ravin, avoua Elewi. Nous étions poursuivis par des bandits dans un instant d’inattention. Mes gardes et moi avons tout fait pour défendre notre empereur, mais il s’est entraîné dans sa propre chute par maladresse. La cause de sa mort est cachée au peuple pour ne pas entacher sa réputation, bien entendu.

— Alors même dans la mort, il n’aura pas été digne ?

— Décidément, tu ne le respecteras jamais… Moi qui t’ai enseignée l’histoire de la dynastie Teos, je sais mieux que quiconque que tu devrais prendre du recul. Peu d’empereurs ou impératrices se sont sacrifiés vaillamment au combat. Peu sont morts de vieillesse.

— Et peu sont morts à cause de leur propre conseillère.

— Où veux-tu en venir, Bennenike ?

— Je viens de croiser Nuru. Il a failli être tué par des mages nomades. Est-ce une coïncidence ? Ou faut-il comprendre que vous êtes partout ? Certains accidents dissimulent des assassinats.

— Je ne me rabaisserai pas à cela, plus maintenant. Tu me menaces à côté de la dépouille de ton père ? N’as-tu aucune dignité, aucun respect pour la vie humaine ? Parce que c’est ce que nous sommes ! Nous avons choisi de maîtriser tout ce flux qui baigne en nous. Il n’y a aucun complot, car la magie n’est pas maléfique, elle n’est que l’une des façons de nous exprimer.

— Foutaises !

La figure de Bennenike s’enflamma comme elle souilla le pavé sacré d’un coup de pied.

— Vous avez essayé de me détourner de ma vision, tonna-t-elle, courroucée. Je connais cet empire, maintenant. Et je sais que les mages sont infiltrés dans toutes les sphères de société. Vous êtes manipulateurs et sans morale. Vous incitez le peuple à s’auto-détruire. Vous cherchez à détruire l’empire de l’intérieur, car vous n’avez aucun amour pour vos patries. Vous n’avez même pas de patrie, puisque vous êtes éparpillés partout dans le monde. Et à terme, si on vous laisse faire, vous créerez votre propre monde, où vous dominerez quiconque ne possède pas de magie.

— Qui t’a inculqué de telles bêtises ? Pas moi, en tout cas.

— Espèce de couarde vous n’admettez même pas vos torts ! Vous feignez être des victimes, persécutés à toute époque, mais vous êtes responsables des pires massacres. Et je suis certaine que, malgré vos rides, vous allez tenter de contrôler notre dynastie jusque dans la tombe. Hors de questions de vous laisser faire.

— Tu n’as aucun pouvoir, Bennenike ! Tu profanes ce lieu par tes seules paroles !

— Bientôt, j’en aurai. J’espère que vous serez loin, ce jour-là.

La jeune femme n’accorda aucun respect ni aux vivants ni aux morts. Elle partit sans gloire ni accomplissement. Dans sa tête trottait le désir à assouvir, un trône à conquérir. Mais pour cela, elle devait d’abord éliminer ses opposants.

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