Partie 1 : La naissance

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Il était une fois, un puissant empire qui dominait la partie orientale du monde. Il s’étendait au travers de forêts décidues comme de mangroves, où des centaines de lacs perçaient au cœur des plaines limitrophes. Mais ce qui y régnait étaient les immensités de sable. Dans ce désert central s’érigeaient les demeures d’un peuple fort et indomptable. De chaudes teintes s’effaçaient entre les plaies arides et les oasis : chaque ménil, chaque ville s’inscrivait dans un plus vaste territoire. Une nation invaincue et pourtant conquérante.

L’Empire Myrrhéen accueillait une nouvelle héritière en son sein. Un soleil triomphant transmettait ses rayons sur les imposantes fondations du palais impérial. Là où s’affrontaient des ondulations mordorées des balcons, ceints de murs en plâtre blanc, se croisaient des colonnades de marbre qui surplombaient des frontons dorés. Un jardin de palmiers et d’orangers délimitait les tours. Aucune végétation ne s’imposait cependant face à la grandeur de ces structures au sommet voûté. Chacune brillait d’ocre, de jour comme de nuit, écrasant leur environnement. Elles n’étaient pas aussi immuables qu’elles le paraissaient, car des cris aigus se mirent à poindre depuis la principale.

Le vent sec s’infiltra par-delà la vitre incurvée de la chambre d’où naissait la vie comme la souffrance. Bien des médecins et guérisseurs, mains gantées et tâchées de sang, s’affairaient autour de la femme allongée sur son lit à baldaquin écarlate. Bien des cœurs se serraient à chacun de ses gémissements de douleur. Bien des hurlements s’insinuaient au-delà du dallage céruléen couvert d’une tapisserie carminée.

Un homme était à genoux face à son épouse à la figure vitreuse. Même si sa cape et capuche bleues ornant sa redingote étaient censées lui gratifier du prestige, même s’il s’imposait par sa grande taille, l’empereur Chemen le Juste ne s’était jamais senti aussi misérable. Il avait les épaules affaissées, les lèvres retroussées, et ses longs cheveux noirâtres cascadaient sans élégance autour de son visage cerclé de larmes. À ses côtés se tenait Haphed, son fils aîné qui, poings fermés, dissimulait ses émotions en baissant la tête. Les jumeaux Duka et Faraz, de cinq ans leur cadet, pleuraient toutes les larmes de son corps à la vue de leur mère agonisante. Nuru, le plus jeune, peinait à appréhender la situation.

Une autre personne observait à l’écart, auprès des gardes équipés d’armure en bronze et de hallebarde. Vêtue d’une robe étriquée aux teintes bigarades, coiffant sa chevelure brune mêlée de gris d’un chignon, Elewi Jaas préférait ne pas intervenir. La mage personnelle de l’empereur possédait bien des connaissances, hélas, aider à donner la vie n’en faisait guère partie. Elle était donc contrainte à échouer, à se claquemurer dans l’impuissance.

Mais la naissance eut bel et bien lieu. Le bébé sortit du ventre de Nesiamonne, épouse et mère dévouée avant d’être enveloppé de soie, en contraste avec l’intense ébène de sa peau. Si le nouveau-né versait peu de larmes, d’autres sanglots retentirent au moment où elle la serra dans ses bras.

— C’est une fille…, murmura-t-elle. Exactement comme Elewi l’avait annoncé.

— Tu as été formidable ! complimenta Chemen. Tu dois te reposer, maintenant. Tu as donné naissance à une fille magnifique.

— Me reposer, oui… Chemen, je sens ma fin approcher. La maladie me rattrape.

— Pitié, ne dis pas ça ! Tu es forte, plus forte que n’importe qui ! Rien ne peut te vaincre.

— Si seulement… Je suis fière d’avoir servi l’empire du mieux que je pouvais. Ceci est ma dernière contribution. Notre petite fille adorée… Pourras-tu l’appeler Bennenike ?

— Bien sûr, c’est un très joli nom, qui décrit combien elle sera illustre ! Mais je t’en supplie, tu ne peux pas partir sans l’avoir vue grandir, ce serait injuste. Tu es capable de triompher de la maladie, je crois en…

— Merci, Chemen. Je m’en vais. Et je serai patiente pour vous retrouver dans les grandes étendues dorées.

L’empereur et ses enfants ne réprimèrent aucun pleur. Nulle tentative n’était en mesure de surpasser ce mal. Même la magie de guérison d’Elewi, aussi développé fût-elle, ne savait combattre une maladie qui s’attaquait à moult organes internes. Tout ce que purent accomplir les guérisseurs était abréger les souffrances de la malheureuse.

La vie de Nesiamonne Teos, fille et servante de l’empire, s’éteignit comme une flamme trop étouffée. S’illuminait alors une autre existence, celle d’une petite fille dont l’avenir demeurait incertain. C’était un jour d’échec dont elle devait incarner la réussite. Naissance et mort s’étaient compensés dans un torrent de lamentations et de regrets.

Un homme culpabilisait davantage que ses homologues. Yemer Lid, médecin personnel de la famille impériale, s’était voué corps et âme pour l’accouchement duquel avait émergé une sensation de défaite. Retranché dans sa chambre, il avait jeté son matériel médical avant d’ôter sa tunique ensanglantée. Il avait beau éponger ses rouflaquettes et son crâne luisant, sa transpiration continuait de s’écouler avec abondance. Lui qui souhaitait quérir un peu de repos, son esprit gravé d’images violentes, il ressentait le besoin de se réfugier sur son balcon. De sa hauteur, il jouissait d’une vue remarquable sur les jardins, de quoi l’apaiser pour quelques minutes au moins.

Un courant d’air l’extirpa néanmoins de sa torpeur. Il était rentré si précipitamment dans sa zone de confort qu’il en avait oublié de verrouiller la porte. Yemer expira d’abord, constatant qu’il s’agissait de Faraz et Duka, donc deux enfants. Ces derniers le dévisageaient pourtant avec hargne, une expression très puissante chez les adultes, et qu’il voyait rarement chez des personnes de leur âge.

— Vous avez échoué, assena Faraz.

— Doucement, tempéra le médecin. N’avez-vous pas une petite sœur à accueillir ?

— Laquelle ? répliqua Duka. Ce monstre qui a déchiré les entrailles de notre mère ? Vous savez, celle dont vous auriez dû prendre soin.

La petite fille s’approcha davantage. Ses yeux se plissaient, sa figure rougissait, ses canines se dévoilaient, de quoi faire déglutir même le plus impavide des guérisseurs.

— J’ai fait ce que j’ai pu ! se défendit Yemer. Sauf votre respect, votre mère souffrait d’une infection bien trop grave. C’est un miracle si j’ai pu sauver le bébé ! Je sais qu’à votre âge, accepter le deuil est difficile, mais vous en aurez besoin pour grandir.

— Pourquoi se donner tant de mal pour le bébé ? tonna Duka. Si j’avais pu choisir, j’aurais préféré que maman survive et pas elle !

— Bon sang, tu te rends compte de ce que tu dis ? s’inquiéta le médecin. Nesiamonne a accepté de se sacrifier pour son enfant. Il n’y a aucun geste plus honorable !

— Elle n’est plus là pour en parler, rétorqua Faraz. À cause de vous !

— Reprenez vos esprits, les enfants. Vous n’êtes visiblement pas dans votre état normal. Peut-être que vous avez été bercé d’illusions. Vous êtes les descendants d’un empire millénaire, donc vous croyez que la mort ne vous atteindra pas. Parfois, quand l’heure approche, il faut l’accueillir à bras ouverts.

— Vous avez raison.

D’ordinaire, Yemer avait assez de force pour résister à deux enfants. Il ignorait s’il s’agissait de son éreintement ou de son espoir naïf envers la jeunesse, mais il n’en fit rien. Duka et Faraz le martelèrent de coups de pied puis le jetèrent du haut du balcon. Piégé dans la lueur du crépuscule, Yemer chuta sur des dizaines de mètres, et bientôt il germa d’écarlate, telle une nouvelle fleur des jardins qu’il affectionnait.

La mort ne venait jamais seule dans l’Empire Myrrhéen.

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