Partie 2 : L'enfance

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Nesiamonne fut enterrée avec tous les louanges dus à son statut tandis que les funérailles de Yemer se déroulèrent dans l’indifférence. Le médecin disparut sans pleurs tandis que l’épouse de l’empereur était auréolée d’acacias. Trop occupé à pleurer sa bien-aimée, Chemen prêta à peine attention au décès de Yemer. Faraz et Duka avouèrent pourtant sans peine leur responsabilité : ils se targuaient de s’être débarrassé du meurtrier de leur mère. Leur père le pardonna tout de même ce qu’il considérait comme un accident de jeunesse. Tout le contraire d’Elewi qui dénonça un comportement social dangereux. En vain car peu de personnes l’écoutèrent et elle renonça.

La magicienne se rabattit sur des nouvelles responsabilités. Il lui incombait la tâche de s’intéresser à un bébé dont personne ne souhaitait. Faraz et Duka le dévisageaient chaque avec fois dédain alors que Haphed résidait de moins en moins dans le palais. Seul Nuru se souciait un tant fût peu d’elle, ce davantage qu’un père oppressé par son devoir d’empereur. Plus le temps avançait et plus la situation de son empire se complexifiait, l’obligeant à négliger sa famille.

Bennenike peina à se construire une place dans ce monde, ce dès l’enfance. Elle passa de nourrice en nourrice, tantôt allaitée, tantôt cajolée, rien pour compenser ses parents. Elewi s’évertuait à lui donner de l’affection, toutefois elle n’avait jamais eu d’enfants, donc elle la berçait plutôt maladroitement. Entre la connaissance des livres et les interactions sociales, tout un monde de différence se présentait à la femme vieillissante.

Elewi s’assura néanmoins que Bennenike fût élevée en accord avec les principes de l’empire. Dès qu’elle réalisa ses premiers pas, aussitôt que de premières syllabes sortirent de sa bouche, la mage l’apprit à lire et à compter. Un savoir primordial devait être acquis dès le plus jeune âge, ainsi avait-elle été éduquée. Non en assommant de concepts abstrus, mais en éveillant l’esprit critique. Pour le meilleur comme pour le pire.

À l’âge de six ans, Bennenike lisait déjà ouvrages de bonne taille et possédait des rudiments sur l’histoire de l’Empire Myrrhéen. Elewi redoutait que ses notions théoriques se heurtassent avec la réalité du monde. D’une part la petite fille sortait rarement du palais, d’autre part elle interagissait peu avec son entourage. Nuru venait la voir régulièrement et ils jouaient même de temps en temps ensemble, mais le reste de sa famille ne se manifestait que trop peu souvent. Elewi avait beau le lui reprocher, Chemen feignait d’être occupé à gérer les problèmes de son territoire. Elle ne gagnait jamais un tel débat contre lui. Ce qu’il inquiétait en revanche, c’était que Bennenike se révélait déjà aussi borné que son géniteur.

La petite fille errait souvent dans les couloirs du palais. Lesquels, sous sa perspective d’enfant, paraissait parfois s’étirer à l’infini. Mais ce qui attirait le plus son œil était l’allée des statues située dans l’aile d’extrême ouest. Chaque sculpture de bronze et d’argent représentait un ancien empereur ou impératrice. Leurs cendres respectives avaient été réparties sous les carreaux de faïence.

Bennenike dévisageait bouche bée chacun de ses visages figés. Même si leur nom s’inscrivait comme symbole éternel, elle peinait à les associer avec ses bribes de connaissance. Bien sûr que le parcours d’Amendis la Pionnière résonnait en elle. Cette légende se personnifiait chez la fondatrice de la dynastie, celle qui avait unifié les tribus nomades pour former l’Empire Myrrhéen. Son arrière-petit-fils, Kanolis le Conquérant, avait agrandi le territoire au-delà du désert au prix d’invasions d’une violence glaçante. Il incarnait une idéologie séparatrice dont il s’était servi comme justification pour les centaines de milliers de morts imputés à son règne. Comment l’enfant devait-elle interpréter de telles figures ? Leur existence paraissait si lointaine et certains faits racontés à leurs égards avait dû être considérablement altéré avec les siècles. Cependant, qu’ils fussent bons ou mauvais, chaque souverain avait laissé sa trace dans l’histoire. Tous, sauf Chemen, son propre père.

Cette quête du passé berçait entre illusion et déception. Car la petite fille ignorait comment se définir en son temps à force de découvrir la gloire d’antan. Ce soir-là, une fois encore, son errance la projeta entre les bras de l’amour familial. Duka et Faraz l’attendaient au bout du couloir contigu, mains plaquées contres les haches, yeux plissés, traits acérés.

— Encore là, toi ? persiffla le frère. Tu ne sers vraiment à rien.

— On ne veut pas te voir ! renchérit la sœur. Nulle part.

— Qu’est-ce que je vous ai fait ? demanda Bennenike. Laissez-moi passer !

Faraz et Duka, du haut de leurs treize printemps, dépassait leur benjamine de plus d’une tête. Ainsi s’imposaient-ils de taille, tels d’infranchissables obstacles. Leur regard sévit en conséquence.

— Tu crois t’en sortir comme ça ? provoqua Faraz. Cette fois, personne ne nous regarde. On va pouvoir s’en donner à cœur joie.

— Mais de quoi vous parlez ? s’impatienta la petite fille.

— Tu as déjà oublié ? s’irrita Duka. Notre mère est morte à cause de toi !

— Non. Je n’étais même pas consciente à ce moment-là. Le vrai coupable, c’est…

Lâchant un grognement, l’adolescente agrippa sa petite sœur et la plaqua contre le mur. Bennenike avait beau être secouée, elle ne laissa paraître aucune douleur sur sa figure.

— J’ai compris, tu nous cherches ! agressa Duka. Tu n’as pas l’air de te rendre compte combien tu as brisé notre famille. Sans maman, papa est perdu, il n’arrive pas à gouverner. Tu as affaibli l’empire !

— Peut-être que papa n’est pas un bon empereur…, marmonna la fillette.

— Tu n’as aucun respect pour notre famille ! s’écria Faraz. Tu n’aurais jamais dû naître !

Ce disant, le jeune garçon martela sa petite sœur de coups de poing avant de la projeter à terre. Lui comme Duka la maintinrent au sol de la force de leurs pieds, dans un assaut répété, ponctuant le tout d’invectives. Trop faible pour riposter, Bennenike dut se recroqueviller sur elle-même, attendre qu’ils se lassassent.

— Arrêtez ! supplia Nuru.

Les jumeaux fuirent aussitôt. Ils lui accordèrent à peine leur dédain, sans doute par crainte d’être grondés. Si Bennenike n’avait pas été rudoyée jusqu’au saignement, elle avait mal partout. Elle rejeta d’abord l’aide de son frère mais, s’avisant de sa moue empathique, elle ne rechigna pas à ce soutien.

— Doucement, Bennie, dit-il. Tout va bien se passer.

— Nuru…, murmura la petite fille. Merci.

— C’est normal. Plus Duka et Faraz grandissent, plus ils sont tyranniques. Tu ne mérites pas de subir leur colère. Allez, je t’emmène auprès d’Elewi, elle saura s’occuper de toi !

Bennenike leva les sourcils, perplexe, toutefois elle n’eut pas le cran de refuser. Nuru la redressa de toutes ses forces, enroula son bras autour de son épaule, et tous deux entamèrent une marche vers la chambre de la mage. Chaque pas coûtait à la petite fille une grimace disgracieuse, qu’elle tentait de combler par des sourires de façade.

— Je sais que tu souffres, compatit Nuru. Pas besoin de me le cacher.

— Pourquoi tu m’aides ? demanda Bennenike. Tout le monde me déteste.

— Non, pas moi. N’écoute pas les idiots, ça te rendra encore plus mal. Ce n’est pas ta faute si maman est morte. Elle était malade, c’est tout.

— Et si les autres avaient raison ? Et si j’étais un fardeau pour tout le monde ?

— Bennie, tu n’as que six ans ! Tu as encore le temps de savoir quoi faire de ta vie.

— Tu crois ? Là, pour l’instant, je suis perdue…

Nuru se pinça les lèvres. Un souffle sortit de sa bouche sans qu’aucun mot n’y fût associé. Il renonça alors et conduisit sa benjamine dans le silence. Tous deux croisèrent le chemin de quelques gardes et servants, qui au mieux observèrent la rejetée comme un objet de curiosité. Ce fut en ignorant chaque membre du personnel que Nuru optimisa son parcours. Il pénétra dans la chambre entr’ouverte de la magicienne, laquelle parcourait un grimoire depuis son tabouret.

— Sombre éclat ! jura-t-elle en bondissant de son siège. Bennenike est blessée ?

— Oui, répondit Nuru. Faraz et Duka ! Il faut les dénoncer à…

— À l’empereur ? Je suis au regret de t’informer qu’il s’en fichera. L’important est de la soigner. Dépose-la sur le lit et laisse-nous seuls.

— Quoi ? Mais je veux être avec elle !

— Tu me déconcentrerais ! Fais ce que je te dis, tu seras le premier à savoir quand elle ira mieux !

Nuru obéit à contrecœur. Sitôt Bennenike allongée sous les couvertures qu’elle regretta l’absence de son frère. Son soutien moral valait tous les traitements médicaux. Peu lui importait qu’elle fût virtuose dans son domaine, peu lui importait qu’elle essayât d’insuffler une once de passion à son métier, l’intervention de la magicienne lui parut monotone. Au moins les filets de flux verdâtre s’insinuèrent vite en elle et l’apaisèrent. Mais la cicatrisation de ses plaies extérieures ne lui suffisait pas. Elewi le remarqua dès qu’elle déposa une serviette imbibée d’eau chaude sur son front. Pire : elle décela de l’amertume en elle.

— J’espérais un peu de gratitude, soupira-t-elle.

— Vous m’avez soignée, constata Bennenike. Alors vous auriez pu aussi soigner ma mère.

— Encore cette histoire ? Je ne suis pas naïve, je sais pourquoi les jumeaux t’ont tapée. Ils te tiennent responsable, alors ils s’en prennent à toi. Et comme tu es incapable de te défendre, tu t’en prends à moi.

— Vous êtes bourrée de connaissances ! Dans tous vos livres, vous m’assommez avec les bienfaits de la magie. Pourtant… Où est-elle ? Je ne l’ai vu nulle part ! Ni ici, ni ailleurs ! Les miracles existent, hein ? Sinon ma mère serait encore vivante, mon père ne m’ignorerait pas en permanence et Duka et Faraz ne me tabasseraient pas !

— Tu crois que je n’ai pas essayé ? Tu crois que je ne me suis pas sentie coupable après avoir échoué ? Ciel, Bennenike, j’aurais tellement espéré que tu vives une enfance normale, mais je me suis trop précipitée pour ton éducation ! Ta mère ne pouvait pas être guérie, voilà la triste vérité.

— Menteuse ! Certains livres racontent qu’il est possible de ressusciter les morts avec la magie !

Elewi flanqua une claque à sa protégée. La joue de la petite fille rougit aussitôt, mais elle ne versa aucune larme, au contraire de sa tutrice. Chaque seconde qui s’écoulait voyait la magicienne trémuler davantage, comme si des regrets l’animaient.

— Pauvre idiote ! réprimanda-t-elle. C’est de la nécromancie, utilisée pour contrôler les morts. Cette magie est interdite !

— Alors la magie est tellement dangereuse que certains sorts ont carrément dû être interdits… Je vois.

— Bennenike, tu me fais peur. Je ne sais pas ce que je vais pouvoir faire de toi.

La magicienne s’en fut en déglutissant. Restait une petite fille qui nourrissait ses pensées de son appréhension progressive du monde. Peu à peu, elle commençait à réaliser où était sa place.

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