Chapitre 53 Les silences

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1957, 29 avril


L'aube pointait à peine lorsque Etha se réveilla en sursaut. Elle était dans un fauteuil près du lit où gisait encore Adela. Elle se leva pour voir ce qui avait bien pu la réveiller. Un bruit infime ? Une impression désagréable ? Quoiqu'il en soit, elle était inquiète.

Brune dormait dans les bras de Paulina sur le canapé du salon. Matthew, lui, somnolait dans un fauteuil. Hendry était debout près de la fenêtre.

– Elle arrive, dit-il simplement.

– Qui ?

– La Confrérie.

– Comment !

– Je pense qu'ils ont moyen de nous localiser. Peut-être un sort ?

– Non. Pas un sort. Aloïs, lâcha Etha tristement.

– Comment ça ?

– Je crains que ce ne soit de ma faute. À plusieurs reprises, j’ai cru la sentir. Puis, plus rien. Je crois que nous sommes liées elle et moi.

– Et tu crois qu'elle se serait alliée avec Sargon ?

– Elle en est capable. Pour nous atteindre, elle ferait n'importe quoi. Mais, d’habitude, je peux aussi détecter les créatures. Là, je n'ai rien ... finit Etha, inquiète.

– À première vue, ce sont des naturels. Sargon est malin. Il va nous épuiser et s'occupera de nous achever.

Etha secoua Byrne en lui disant de se préparer. Le sorcier, bien qu'encore dans les vapeurs du sommeil, s'exécuta. Il rassembla ses quelques outils et fioles dans sa sacoche, tandis qu'Etha réveillait Paulina et Brune.

– Nous devons partir.

– Encore ?

– Oui. Encore. Et rapidement.

– Et Adela.

– Je reviendrai la chercher. Ils n'auront que faire d'un cadavre. D'autant, que je vais la cacher.

Paulina avait pris le coffret du Devolatus avant de s’approcher d'Etha.

– Écoute bien, voyageuse. Je sais qu'Adela vous a confié Brune, à toi et à Matthew. Je ne l'en blâme pas. Elle a eu raison. Vous saurez lui apporter la stabilité dont elle a besoin. Moi, je vous confie ce trésor. Hendry a ajouté une copie de la transcription. Si Sargon attaque, c'est qu'il pense ne pas avoir à négocier. Nous ne lui donnerons pas satisfaction. S'il veut la transcription ou le livre, il faudra libérer Pàl. Je te contacterai, si j'ai besoin de récupérer le coffret.

– Qu’allez-vous faire ?

– Nous allons combattre. Ensuite, nous donnerons la sépulture qu'elle mérite à la letiferus. Enfin, nous irons libérer Pàl, si c'est encore possible. Je serai avec Hendry. J'ai failli à ma mission. J'ai trahi ma parole envers Adela. J'aiderai Pàl et Hendry à résister. Partez maintenant, dit Paulina avec détermination.

Brune qui avait écouté sans rien dire, se colla à Paulina pour une étreinte d'adieu.

– Tu ne pouvais rien faire pour moi et Adela, Paulina. Inpou était bien trop fort.

– Inpou ? demanda Hendry intrigué.

La petite fille avait refusé de raconter ce qui s'était passé dans les limbes. Pensant qu'elle n'avait simplement pas été capable de ramener Adela, personne n'avait insisté pour ne pas la culpabiliser. Mais sa remarque changeait la donne. Inpou était l'un des protagonistes d'un chapitre du Devolatus. Le dieu gardien de l'au-delà. Un homme-loup puissant, banni de la surface à cause de sa folie.

– Oui. Inpou. C'est trop tard maintenant pour en parler. Rejoins-nous vite Hendry, et je te raconterai, dit la petite fille en se détachant de Paulina.

L'espoir dans sa voix brisa le cœur d'Etha. La jeune sorcière savait que l'adieu était définitif. Brune ne reverrait jamais Hendry et Paulina. C'était le souhait d'Adela, qu'elle ait une vie normale, loin des créatures et de leur monde.

– Il faut y aller Brune. Ils sont aux portes du manoir.

La petite fille serra Hendry dans ses bras avant de rejoindre Etha et Matthew. Aucun mot ne fut échangé entre créatures et sorciers. C'était inutile.


– Pars Paulina !

– Pas question !

– Tu n'as pas besoin de rester ici. Sargon n'a pas besoin de nous avoir tous les deux. Tu veilleras de loin sur les sorciers et sur Brune. Tu seras leur ange gardien. Va-t’en !

– Pas question ! Les sorciers n'ont pas besoin de moi ! Ni Brune ! Adela avait raison. La petite fille doit s'éloigner de notre réalité !

– Alors pars pour retrouver ta sœur ! C'était ton projet quand tu as rejoint le clan. Tu voulais retrouver Hélène.

– J'ai suivi toutes les pistes possibles. J'ai perdu sa trace. Je ne la retrouverai jamais, ni ne saurais jamais ce qui lui est arrivé !

– Retourne au manoir et cherche dans le passage qui menait aux caves. Le mur du fond. J'y ai dissimulé une boite. Dedans, tu trouveras des informations sur ta sœur.

– Quoi ? Mais... pourquoi ne pas en avoir parlé avant ?

– Je voulais compléter ce que j'avais réussi à trouver. Je voulais te faire un cadeau, mais...

– Un cadeau ? Hendry...

– Tu as toujours été dans mon cœur, Paulina, dit-il en lui caressant la joue.

– Hendry !

Paulina serra le diogonos dans ses bras, enfouissant son visage dans son cou. Toutes ces années à le côtoyer sans jamais s'approcher assez pour partager autre chose que des plaisanteries. Son cœur n'avait jamais eu la chance de trouver son Unique. Pour autant, elle aurait pu se laisser aller à aimer. Elle avait été aveugle aux signes. Et à présent, il était trop tard. Hendry ne survivrait pas à l'attaque. Et si c'était le cas, il finirait prisonnier de la Confrérie, de Sargon. Ce qui était pire à ses yeux. Elle l'embrassa passionnément en pleurant, puis elle se détacha de lui sans un mot.

Ils étaient enfermés dans l'une des pièces de l'étage. La seule issue possible était la fenêtre qui donnait sur la mer. Elle l'ouvrit en grand et monta sur le rebord. Une détonation résonna alors dans l'air, brisant le souffle du vent.

Paulina sentit la balle la traverser. La douleur explosa dans sa poitrine. Elle tourna sur elle-même, jetant un dernier regard vers Hendry, qui s'était levé de surprise, puis chuta sans un cri directement dans l'océan.

Hendry s'était précipité à la fenêtre en se protégeant d'un autre tir. Il était atterré. La balle avait-elle pu la tuer ? Il en fallait plus pour abattre une diogonos. À moins que Sargon n'ait trouvé des munitions spéciales capables d'éliminer des créatures ? Hendry redoutait le poison ou un sort. Il ne voyait pas le corps remonter. Il appela, hurla le nom de Paulina. Il devait aller la chercher. Il devait tenter quelque chose.

Il entendit les pas lourds des hommes armés envoyés par Sargon. Il attrapa la sacoche qu'il avait laissé sur le sol près de la porte. Elle contenait la transcription du Devolatus. S'il l’emportait maintenant, il ne pourrait plaider la cause de Pàl auprès de l'Assemblée. Mais « à quoi bon », pensa-t-il en haussant les épaules. Il savait bien que c'était perdu d'avance. L'attaque en était la preuve. Sargon ne laisserait aucun membre du clan vivant. Pàl devait déjà être mort. S’il était encore vivant, il trouverait un autre moyen de l’atteindre. De le libérer.

Il s'assura que la fiole d'Aka était en sécurité dans la doublure de sa veste. Il serra les poings et s'élança alors qu'un autre coup de feu retentissait.


***


Sargon s'avança jusqu'à la grille du cachot. Le prisonnier gisait sur le sol, inerte. Ses gémissements se perdaient dans le silence du sous-sol. Ses blessures semblaient se résorber lentement. Pàl Skene, le vigoureux viking, n'était plus qu'une épave, mais il n'était pas encore brisé. Sargon s'apprêtait à lui asséner le coup de grâce et s'en réjouissait comme un enfant.

– Il est temps, je crois, de remettre l'ouvrage sur le métier.

– J'appelle les gardes ?

– Oui. Fais-le transporter dans le salon jaune. Qu'il soit enchaîné, mais que personne ne le touche. J'ai une surprise pour lui.


– Skene. Ouvre les yeux ! Je sais que tu es conscient !

Pàl eut du mal à ouvrir le seul œil capable de voir. Sargon se tenait devant lui. Il portait à ses lèvres une coupe dont le contenu laissait une épaisse trace rouge. L'odeur fit saliver le prisonnier. Il ne comprenait pas pourquoi le Maître de la Confrérie l'avait fait transporter jusqu'ici. Avait-il conclu un accord avec Hendry ? Allait-il le libérer ? C'était impossible. Pàl n'avait pas assez souffert pour assouvir la vengeance de Sargon. Il le voyait dans ses yeux fixés sur lui.

Sur la table, une carafe contenant du sang. Plusieurs verres en cristal et une sacoche en cuir. Pàl la reconnut immédiatement. Il s'agissait de celle d'Hendry. Le diogonos ne put s'empêcher de sursauter, ce qui provoqua une douleur lancinante dans son torse.

Sargon ignora délibérément la réaction de Pàl. Il prit un objet de sa poche et le montra à son prisonnier.

– Tu vois cette balle, Pàl ? Elle est unique. Elle peut perforer n'importe quoi, et une fois entrée, elle s'ouvre pour laisser un petit cadeau qui tue lentement sa victime. Pas besoin de bien viser. N'importe quelle partie du corps peut faire l'affaire. Sa conception n'a même pas demandé de grands travaux. Ce qu'il y a de remarquable avec les naturels, c'est leur propension à trouver toujours plus de moyens ingénieux pour tuer leur prochain. Je les aime pour ça. Pour leur imagination sans bornes, pour leur cruauté et leur prédisposition pour une mort rapide.

– Si tu en venais au fait, murmura Pàl sur un ton d'ennui profond.

– Humm. Je vois que tu as encore la force d'être sarcastique. C'est bien. Cela annonce de longs jours d'amusement pour moi. Sais-tu que je ne m'étais plus autant amusé depuis très longtemps ? Depuis Aethelstan, je crois. Oui. Depuis cet imbécile de roi !

Pàl ne répondit rien. Il attendait la suite. Il avait compris pourquoi il était là. Quelque chose s'était passé. Il le pressentait.

– Tu ne me demandes pas pourquoi j'ai la sacoche d'Hendry ? Je suis un peu déçu. J'avais préparé un beau discours. Mais bon, c'est toi qui vois.

Devant le silence de Pàl, Sargon s'approcha pensant que le prisonnier avait peut-être perdu connaissance. Encore. Cadmon l'arrêta et s'approcha de Pàl à sa place. Il lui donna une gifle qui fit craquer ses vertèbres. Pàl voulut bondir vers son agresseur, mais ses jambes abîmées ne le portèrent pas, et il s'effondra sur le sol. Sargon éclata de rire.

– Encore de la vigueur ? Hein ? Ça me confirme que je peux continuer à m'amuser un peu avec toi. Je vais te garder longtemps, très longtemps en vie. Mais qu'importe ! Personne ne viendra se plaindre ! De toute façon, il n'y a plus personne pour te regretter !

– Qu'as-tu fait ? Qu'as-tu fait ? rugit Pàl en s'adossant au canapé duquel il venait de tomber.

– Moi ? Pas grand-chose, en fait. Si j'avais su qu'il était si simple de vous anéantir, j'aurais élaboré des plans moins complexes. Il a suffi de quelques naturels bien entraînés. Des hommes prêts à en découdre avec les créatures. Des hommes convaincus de lutter contre le mal. Et sais-tu ce qu'il y a de bien avec ce genre d'hommes ? Ils ont de l'imagination à revendre pour trouver des moyens de tuer. Comme cette balle. Elle s’ouvre seule dans l’organisme, une fois qu’elle y est entrée, et elle explose.

– Tu... tu as tué Hendry ? Salopard... Je vais te...

– Pas seulement Hendry. Paulina aussi. Leurs corps se sont abîmés au fond de l'océan. Rien n'aurait pu les sauver. Rien. Peut-être de l'Aka-Kiba ? Mais le clan n'en a jamais eu, n'est-ce pas ? Je dois avouer que j'ai eu un doute pendant quelques années à ce sujet. Mais maintenant, je sais que vous n'en avez jamais eu. Sinon tu aurais sauvé la letiferus.

Sargon fixait toujours Pàl. Il savourait l'effet que faisait ses dernières paroles sur le prisonnier. Skene semblait se décomposer à vue d’œil. Ses épaules s'étaient voûtées, et son air bravache avait disparu.

– Tu ne me demande pas comment va Adela ? Tu ne veux pas savoir ce que je lui ai fait ?

Sargon but une autre gorgée de son verre en fixant intensément Pàl. De nouveau une rage folle dans son regard. Une rage impossible à contrôler malgré la souffrance que lui infligeait son corps fracassé. Sans se départir de son sourire, Sargon s'approcha de la porte de la pièce et l'ouvrit. Un homme apparut avec un paquet sur l'épaule. Un corps enveloppé d'un drap qu'il déposa sur le sol entre le Maître et son prisonnier.

– Non, non, non, commença à gémir Pàl en tentant d'échapper à ce qui allait suivre.

– Ainsi, c'est vrai. Elle était ton Unique ? dit Sargon en dévoilant le visage blême et figé d'Adela.

Pàl hurla en tentant de se défaire de ses chaînes. Il gesticulait tant qu'il renversa la table et son contenu faisant reculer tous les diogonos présents dans la pièce. Cadmon, plus prompte que les autres, motivé par sa haine de Skene, attrapa le prisonnier et l'envoya vers un coin de la pièce, l'éloignant suffisamment du cadavre pour l'empêcher de le toucher.

Sargon n'avait cessé de sourire. Il se repaissait de la douleur de Pàl.

– Il me reste les sorciers, mais Walsh va les suivre à la trace et les trouver pour moi. Quand ce sera fait, je m'emparerai de l'enfant et j'en ferai une esclave de sang. Elle sera mon jouet pour l'éternité. Comme toi, Pàl ! finit-il sur un rire effroyable.


Pàl n'avait pas entendu les dernières paroles de Sargon. Son esprit ne voyait et n'entendait plus rien. Il se noyait dans son chagrin. Adela occupait tout son esprit. Le cadavre d'Adela. Dans son cachot, quand on le torturait ou quand il souffrait de sa régénération, il avait réussi à tenir en pensant qu'Hendry ferait tout ce qu'il pourrait pour sauver Adela ; qu'elle vivrait. Cet espoir de la revoir l'avait galvanisé. Sa mort le détruisait. Définitivement. Il n'avait plus de raison de survivre. Il voulait mourir à son tour. Sauf que Sargon lui refuserait cette fin. Il allait le maintenir en vie, le regarder sombrer dans la folie. Il allait se délecter de son supplice.

Son cœur brisé, son âme en morceaux, son esprit fracassé, il allait errer dans un monde de souffrance sans elle. Pàl ne pouvait pas accepter cette fin. Il était un guerrier. Il voulait une mort honorable et il l'aurait. Il parvint à se redresser en s'appuyant au mur. Lentement. Une seule solution s'offrait à lui. Unique, comme cette balle qui avait roulé sur le tapis.

Cadmon s'approchait déjà de lui pour le frapper, quand Pàl s'effondra sur le côté. Il roula sur lui-même envoya ses jambes blessées vers son adversaire qui les évita aisément, mais en s'écartant de lui. Sargon semblait s'amuser de la manœuvre qu'il prenait pour une tentative de frapper au moins l'un d'entre eux. Mais il déchanta brusquement en remarquant un mouvement de la tête qui n'avait de cohérence que si Pàl avalait quelque chose.

– Empêche le ! hurla-t-il à un Cadmon surpris par la réaction de son Maître.

Sargon se jeta lui-même sur le prisonnier qui ne se défendit pas des coups qu'il se mit à lui asséner à l'abdomen. Il cherchait à le faire recracher, mais c'était trop tard. Pàl offrit un sourire ensanglanté à son ennemi avant de lui murmurer :

– C'est encore moi qui gagne, enfoiré.

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