Chapitre 52 Le dieu oublié

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1957, 28 avril


Hendry avait entre les mains la transcription complète du Devolatus. Dans le faible halo de la lampe de bureau, la tête posée sur ses bras, le livre ouvert en dessous, Adela dormait paisiblement sur des millénaires de papier et d'encre, tel un ange protecteur.

Le diogonos glissa son cahier dans une sacoche de cuir. Puis délicatement, il souleva le corps amaigri de la jeune femme pour la conduire dans sa chambre. Elle devait prendre du repos à présent. Il la suspectait de sous-estimer ses symptômes pour éviter d'inquiéter ceux qui l'entouraient de soins et d'affection. Elle avait achevé la tâche qui lui incombait en tant que Letiferus. Accepterait-elle enfin de boire de l'Aka pour être sauvée de sa maladie et de la mort si proche qui avançait vers elle ?

Brune l'attendait assise au bout du lit dans son pyjama, les cheveux défaits et l'air inquiet. Cette petite fille de 6 ans n'était définitivement plus une enfant. En moins d'un mois, elle avait acquis la maturité d'un adulte et sa gravité. Elle connaissait les enjeux de la situation ; les choix qui devaient être faits contre tout espoir et la fatalité de chacune de leur bataille contre leurs ennemis.

– Hendry ?

– Oui, Adela. Rendormez-vous. Je vous mets sur votre lit.

– Non. Il faut ranger le livre. Il faut le porter au plus vite à la Confrérie pour délivrer Pàl ! s'écria-t-elle parfaitement éveillée en se redressant vivement.

– Nous le ferons. Demain à l'aube, j'enverrai un message.

– Je ne pourrai partir en paix s'il doit payer la liberté de Brune par sa vie.

– Nous sauverons Pàl. Je vous le promets. Mais vous ? Me permettrez-vous de vous sauver enfin !

– Vous parlez encore de ce liquide.

– L'Aka, oui.

– Non, Hendry. Je n'en prendrai pas. Ma décision est prise depuis longtemps.

– Alors vous condamnez Pàl à mourir.

– Ne dites pas de sottises ! À ton jamais vu une telle créature disparaitre à cause d'une simple femme ? lâcha Adela en se recouchant.

– Vous n'êtes pas une simple femme ! Vous êtes...

– Ça suffit, Hendry. Plus tard, dit alors doucement Brune qui avait vu la souffrance s'inscrire sur le visage de sa grand-mère.

– Plus tard, il sera peut-être trop tard, répondit Hendry avec lassitude.

En la tenant contre lui, il avait senti sa faiblesse. La mort était très proche. Elle rodait à présent. Il songea que dans l'état où elle était, il aurait pu la contraindre facilement à prendre de l'Aka. Elle aurait été furieuse par la suite, mais peu importait, elle aurait été sauve. Il le devait à Pàl.

– Je lui parlerai, murmura alors l'enfant près de lui.

Adela semblait s'être rendormie. Brune avait déposé une couverture sur elle et baissé la lumière pour plonger la pièce dans une pénombre sereine.

– La mort est sur elle, dit Hendry en fixant son visage au teint cireux.

– Je le sais. Je la ramènerai.

– Petite. Tu prends d'énorme risques alors qu'il suffirait de lui faire boire...

– Elle refuse. Je vais la convaincre.

Hendry sortit. Il avait encore le coffret pour la Confrérie à préparer. Il aurait du mal à se séparer du Devolatus. Avait-il livré tous ses secrets ? Avaient-ils bien transcrit les textes ? N'avaient-ils rien oublié ? Une chose était sûre cependant, l'origine de la Source n'y était pas mentionnée. Sargon serait déçu. Il penserait sûrement que Hendry l'avait délibérément caché. Il voudrait fouiller son esprit, celui d'Adela. Mais il n’emmènerait pas la jeune femme jusqu'à Vaucluse. Résisterait-elle même à cette nuit ?


Brune arriva sur la plaine. Les fleurs fanées autour d'elle immobiles et sombres. Le sentier qui se divisait pour rejoindre les portails. Le silence. Le silence ? Non, pas cette fois. Cette fois quelque chose avait changé. Dans l'air, un murmure. Un appel lancinant. « Anou ». Brune observa mieux son environnement immédiat et remarqua que la brume était plus dense autour des portails. Elle n'en discernait même pas les pieds, ne devinait qu'assez vaguement les âmes qui s'y pressaient.

Elle se dépêcha. Elle sentait qu'Adela n'avait pas attendu. Elle avait dû prendre le sentier immédiatement, suivre le flot. La brume l'enveloppa pour la désorienter, mais d'un geste lent, elle la balaya pour se frayer un passage sans danger.

Alors qu'elle dépassait le troisième portail, elle vit enfin Adela. Elle se tenait parmi une foule devant une porte monumentale, différente de celles que Brune avait empruntées lors de ses deux sauvetages dans les limbes.

Plus elle s'approchait, plus elle sentait la pression de son inquiétude. Un danger rodait. Il était urgent de repartir. Elle se faufila jusqu'à sa grand-mère et prit sa main dans la sienne.

– Brune ? Mais que fais-tu ici ? Je t'avais interdit de venir !

– Je ne peux pas te laisser partir granma. J'ai fait un serment. Pense à Pàl. Si tu disparais, il mourra de chagrin.

– Ça suffit, Brune ! Tu es une petite fille, et tu ne peux comprendre toutes ces histoires d'adultes ! Tu dois repartir ! Je t'aime ma douce et je regrette de te quitter si tôt, mais Etha et Matthew sauront bien s'occuper de toi.

– Etha et Matthew ?

– Je t'ai confié à eux pour qu'ils t'emmènent loin de ce monde de créatures et de souffrance ! Ils tiendront parole.

– Loin de Paulina ? D'Hendry ? En abandonnant Pàl et Varna ? Tu n'as pas fait ça !

– Tu ne comprends pas, Brune ! Comment le pourrais-tu ? Tu es si jeune. Ce monde n'est pas le nôtre. Pas le tien. Tu dois vivre une vie normale de petite fille de six ans avec des personnes qui sauront te protéger ! Pas te mettre en danger. Pars maintenant !

– Pas question ! J'ai fait une promesse !

– Et une promesse est une promesse, dit alors une voix non loin d'elles.

Les âmes autour d'elles s'écartèrent pour laisser apparaître une silhouette qui émergeait de la brume. Adela se mit instinctivement devant l'enfant pour la protéger de l'étrange personnage qui venait de s'arrêter à moins de deux mètres d'elles. Un corps fin ceint d'un pagne, une tête de loup et une longue lance dans la main gauche. Il caressait les deux têtes d'un puma monstrueux qui se tenait sur sa droite.

– Enfin, je te retrouve, mon Anoubet. Enfin, nous voilà de nouveau réunis ! Je t'attends depuis si longtemps !

– Je ne suis pas Anoubet, dit simplement Adela.

– Bien sûr que non ! Anoubet ! Cesse de te cacher et vient me rejoindre ! Dit-il en tendant sa main vers Brune qui venait de se mettre à côté de sa grand-mère.

La petite fille savait qu'il s'adressait à elle depuis le début. Étrangement, elle n'avait pas peur de lui, comme si elle l'avait toujours connu. Comme si elle avait bien été cette Anoubet dont il parlait.

– Elle n'est pas Anoubet non plus ! lança Adela avec un peu trop de précipitation.

– Tu oses t'interposer, âme perdue ! Tu oses te mettre en travers de notre chemin ! cria la créature en s'avançant vers elle menaçant.

Une sorte de frémissement s'empara des âmes alentours. Elles s’écartèrent plus encore avec une certaine révérence, ouvrant un passage entre Adela, Brune et le portail plongé dans la brume.

– Ne lui fais pas de mal ! s'écria Brune en se plaçant devant Adela les bras écartés.

– Anoubet, je dois la châtier ! C'est la règle.

– La règle ! C'est toi qui la fais ! Tu peux donc la défaire !

– Et pourquoi ferais-je une exception ? Il y a tant d'âmes à peser.

– Parce que je te le demande.

– Très bien Anoubet. Ce sera ton cadeau pour ton retour, dit la créature en s'agenouillant devant Brune.

Il voulut lui attraper les mains, mais elle se détourna.

– Laisse-moi lui dire adieu... seule.

Il se releva visiblement mécontent, mais ne dit rien. Il rejoignit sa bête grondante et fit volte-face. C'est à ce moment-là qu'elles s’élancèrent vers le portail en courant, tandis qu'il hurlait un « non » à faire trembler l'ensemble des limbes.


Adela avait accepté de mourir, mais se retrouver avec cette créature ne l'enchantait guère. Si Brune pensait que passer le portail permettrait de lui échapper, elle était prête à la suivre. Elle serrait la petite main en tentant de suivre le rythme. Contrairement à ce qu'elle aurait cru, elle ne se sentait pas légère. Son corps lui pesait autant que lorsqu'elle n'était pas encore morte. Mais était-elle réellement morte ? Ne faisait-elle pas plutôt un cauchemar ?


Brune cherchait l'escalier mais ne voyait rien, juste le pavé qui recouvrait le chemin après le portail. La brume était tellement dense que si elle n'avait pas tenue la main d'Adela, elle l'aurait certainement perdue. La petite fille s'arrêta brusquement. Quelque chose clochait. Elle avait l'impression de ne pas réellement avancer, comme si le chemin était sans fin. Elle chercha à chasser la brume comme elle l'avait fait une première fois. En vain.

– Que fais-tu Anoubet ? s'exclama la créature à quelques pas d'elle, Tu ne peux pas repartir ! Ta place est ici ! À mes côtés ! Près de moi, Inpou, homme-loup, gardien du pays d'en-dessous. As-tu oublié, Anoubet, quelle reine tu étais ? Viens à moi, Anoubet, et je te raconterai...


Paulina était entrée la première dans la chambre pour s'assurer que tout allait bien. C'est elle qui avait découvert le spectacle de l'enfant en transe, la tête de sa grand-mère sur les genoux. La diogonos avait immédiatement alerté les autres. Ils savaient tous ce que l'enfant tentait de faire. Après une brève discussion, ils s’accordèrent pour ne pas intervenir. Toutefois, aucun d'entre eux n'avait voulu quitter la chambre. Attentive au moindre changement chez Brune, Paulina se leva bientôt pour se mettre près d'elle.

– Elle a besoin d'aide, dit-elle en posant sa main sur le bras de l'enfant.

– Tu n'as pas assez de force pour l'aider Paulina.

– J'en aurai bien assez. Je l'ai déjà fait. Je peux le refaire, Hendry. J'ai promis de la protéger. Et cela s'applique aussi dans ce cas-là.


Brune s'était de nouveau interposée entre Adela et Inpou. Elle réfléchissait à toute allure. Fallait-il qu'elle rebrousse chemin ? Qu'elle prenne un autre portail ? Celui d'Etha par exemple ? Comment pourrait-elle échapper à la créature ? Puis, elle eut une idée.

– Je ne suis pas Anoubet, Inpou, mais je sais où elle se trouve. Je peux t'y mener.

– Inutile, moi aussi, je sais où elle se trouve. Elle est devant moi. Tu ne peux me tromper. Seule Anoubet a le pouvoir de ramener une âme vers le monde des vivants. Seule Anoubet a la force de se battre contre les âmes errantes. Nous t'avons vu Aker et moi !

– Anoubet m'a transmis ses pouvoirs pour me sauver. Je ne suis pas elle.

– Pourquoi mentir ? N'es-tu pas heureuse de nous retrouver enfin ? Que t'ont fait ces perfides sorciers pour que tu ne veuilles plus de nous ? Tu ne peux pas nous quitter une fois encore ! Tu ne peux pas ! cria Inpou en se jetant sur Brune.

Adela fut néanmoins plus rapide que lui. Elle avait anticipé son geste. Elle écarta l'enfant en l'envoyant loin derrière elle vers le portail qu'elles venaient de traverser, tandis qu'elle barrait le passage à la créature. Inpou saisit Adela à la gorge et la projeta loin derrière lui dans la brume, vers l'inconnu de l'au-delà. L'enfant ne voyait plus sa grand-mère, mais entendit sa voix.

– Je pars, Brune. Fuis, ma petite ! Fuis ! Dépêche-toi ! Je t'en supplie ! Si tu mourais à cause de moi, je ne serais jamais en paix !

– Tu ne le seras pas, si Anoubet ne me revient pas ! J'en fais le serment ! rugit Inpou en balayant la brume autour de lui, dévoilant le passage entre les deux portes.

Adela avait franchi le second portail. Déjà sa silhouette s'estompait. Brune, les yeux plein de fureur et de colère foudroyaient Inpou. Elle se tenait crispée, les poings serrés, prête à en découdre. Elle avait senti la force de Paulina s'ajouter à la sienne.

– Tu ne lui feras plus rien maintenant ! Tu aurais dû la laisser partir avec moi !

– Bien sûr que non. Ça n'est pas mon rôle. Je suis là pour peser les âmes. Pour les orienter vers la bonne porte. Et toi, tu es à mes côtés pour cela. Nous protégeons. Nous veillons à la bonne marche du royaume d'en-dessous.

La petite fille était si en colère. Pourquoi Inpou était-il intervenu justement maintenant ? Avait-elle encore le pouvoir de ramener Adela ? Ne risquait-elle pas de rester piéger dans l'au-delà si elle franchissait la seconde porte au bout du passage ? Elle échafaudait un plan lorsqu'elle sentit que sa force la quittait.

C'était impossible ! Que lui arrivait-il ? Quelle était cette sensation étrange ? Cette sensation qui lui intimait de fuir, de fuir le plus loin possible, et en même temps de se soumettre. La part d'Anoubet en elle avait peur. Elle était terrifiée à l'idée de ce que Inpou pourrait lui faire si elle persistait à ne pas obéir.

Brune restait figée tandis que le dieu approchait d'elle lentement. Elle n'arrivait pas à se résoudre à abandonner Adela, à quitter les limbes. Le cœur déchiré, elle voulait se battre contre Inpou. Elle voulait le vaincre et ramener Adela. Mais c'était impossible. Elle le savait. Anoubet le savait.

Dans un cri de rage, la petite fille disparut au moment où Inpou l'atteignait enfin. Et à l'écho de sa voix se mêla le hurlement du dieu qui perdait pour la seconde fois sa compagne, son aimée, son double.


Brune revint dans un cri. De grosses larmes roulaient sur ses joues. Son chagrin était tel qu'il l'empêcha d'abord de parler. Près d'elle, Paulina soupira vivement, avant de sombrer dans un profond sommeil. Elle songea un bref instant au désespoir de Pàl lorsqu'il saurait. À moins qu'il ne soit déjà mort. Elle était si faible qu'elle ne parvenait pas à projeter son esprit jusqu'à lui. Elle était si faible qu'elle n'avait pu aider Brune à sauver Adela.

D'un air sombre, Hendry se pencha sur la jeune femme étendue sur le lit, et fit non de la tête en regardant Etha et Matthew. Adela était morte et personne ne la ramènerait plus.

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