Chapitre 48 Face-à-face

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1957, 23 avril


– Vous souhaitez réellement partir seul affronter cet homme ?

– Sargon n'est plus un homme, même s'il en a l'apparence. Et oui, je vais l'affronter seul. C'est le seul moyen pour sauver Brune. Un plus gros gibier à sa portée lui fera peut-être lâcher une proie moins importante. Il rêve de me faire payer la mort de Ren et Ina depuis si longtemps maintenant.

– Qui sont Ren et Ina ?

– Étaient. Qui étaient Ren et Ina ? Des dieux. Des créatures du peuple du sang qui avaient survécu en se mêlant aux hommes. Jusqu'à moi.

– Que s'est-il passé ? Pourquoi Sargon vous en veut à ce point ?

– Ren et Ina étaient des amis de Sargon. Ils avaient été très liés durant de nombreux siècles, jusqu'à la chute des dieux. Ina était la compagne de Ren. Malheureusement pour elle, et pour moi également, elle était tombée sous le joug d'un sorcier qui convoitait le Devolatus. Le livre était à ce moment-là entre les mains de mon frères Olaf. Nous étions dans le royaume de Rus, je combattais, il commerçait. Quand une lettre de sa femme m'a appris qu'il était très malade, je suis revenu sur le champ. Mais c'était un mensonge. La douce Héléna était en fait désespérée car Olaf la délaissait pour une autre. Cela n'aurait pas dû l'étonner. Mon frère avait toujours un infatigable coureur de jupons, et elle l'avait su très rapidement, car il s'en cachait peu. Mais cette fois, c'était différent. Elle sentait le danger. Il était envoûté. Eldred...

– Eldred ? Comme le Corpus d'Eldred ?

– Lui-même. Il avait été notre otage de longues années avant de devenir un ami. Il était très attaché à mon frère qu'il ne désespérait pas de convertir un jour à sa foi. Eldred aurait dû se trouver auprès de lui, sauf que quelque chose les avait séparés. Quelque chose ou quelqu'un. Et ce quelqu'un, je le découvris bientôt, était Ina. Aux ordres du sorcier, elle avait séduit mon frère pour lui soutirer la cachette du Devolatus. Je me suis emporté contre eux ne sachant rien de ce qui m'attendais. Je ne savais rien du monde des créatures de l'ombre. Pour moi, la magie était un ensemble de rites réservés à quelques illuminés. Moi, le grand guerrier viking, j'étais un agneau dans la tanière du loup, et je l'ignorais. J'en suis mort.

Adela eut un mouvement de recul. Elle savait bien pourtant ce qu'était Pàl, mais ce qu'il lui dévoilait, ajouté à ce qu'elle avait lu dans le Devolatus, la fascinait autant que cela la répugnait. Elle se sentait voyeuse et n'aimait pas ça. Elle se sentait exploratrice et adorait ça.

– Les corps encore chaud de mon frère et moi ne sont pas restés dans un fossé très longtemps car Ren veillait. En quête d'un moyen de sauver Ina, son compagnon pensa que je pourrais peut-être l'aider. Pas mon frère. Il m'a donc donné de l'Aka et je suis né pour la seconde fois, avide de sang et de vengeance.

– C'est ainsi que vous êtes devenu...

– Ce que je suis. Oui. C'était en l'an 930. Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Devenu une créature, je ne me suis pas apaisé pour autant. Au contraire. J'étais fou de rage. Pas seulement parce qu'Ina et le sorcier nous avaient tué, moi et mon frère, mais aussi parce que Ren n'avait pas trouvé nécessaire de faire revenir Olaf et qu'il me demandait de l'aider à sauver celle qui avait provoqué notre chute. Je trouvais cette situation intenable, injuste. Un diogonos qui vient de naître est aux prises avec ses plus bas instincts, ses plus fortes passions et les traits prédominants de son caractère sont exacerbés. C'est pour cette raison que la Confrérie essaye de préparer les candidats avant la transformation. Normalement, Ren aurait dû m'approcher avant, me faire miroiter les avantages à être une créature de l'ombre. Il n'avait pas eu le temps et j'étais incontrôlable. Au lieu de l'aider, j'ai foncé tête baissée dans la mêlée. J'ai tué le sorcier d'abord. Puis Ren qui tentait de sauver Ina. Et finalement, Ina. Je me suis nourri de leur sang avant de tomber comme une masse, épuisé. Ma naissance s'est faite dans le sang à plus d'un titre.

Adela était suspendue aux lèvres du diogonos. Elle avait beau lire le Devolatus depuis un moment, elle était fascinée par le récit de Pàl. Lire une histoire qui ressemble à une légende écrite par une personne morte depuis des lustres n'avait rien à voir avec le récit oral de celui qui a vécu l'histoire qu'il raconte. Elle aurait voulu avoir la suite. Savoir ce qu'il lui était arrivé. Comment le Devolatus lui avait échappé ? Comment lui, Pàl, avait réussi à échapper à la vengeance de Sargon pendant aussi longtemps ?

– Si vous êtes si fort. Pourquoi avoir peur d'une seule créature ?

– Sargon n'est pas une simple créature. Il fait partie des rares diogonos encore parmi nous à avoir côtoyé les anciens dieux. Il est celui qui a rassemblé les créatures et à organiser la Confrérie pour éviter leur disparition. Malgré son physique de jeune homme, il est très fort. Et puis, à l'instar de Paulina ou de Gita, il possède un pouvoir. Un pouvoir utile et contre lequel il est difficile de lutter. Il peut galvaniser une foule en sa faveur. C'est de cette manière qu'il a pu survivre à la chute des anciens dieux, même si je ne connais pas bien son histoire en réalité.

– Et vous allez vous jeter à ses pieds devant une assemblée ! Il va vous écraser !

– L'assemblée n'est pas composée que de diogonos. D'autres créatures, qui bien que favorable à la Confrérie, ne sont pas complètement en accord avec Sargon. J'ai l'espoir de leur ouvrir les yeux avant qu'il n'use de son pouvoir sur eux, s’il lui en prend l'envie. Mais rien n'est moins sûr. Il peut aussi bien décider de me laisser gagner cette manche pour m'écraser de manière plus spectaculaire plus tard. C'est un joueur dans l'âme. Ma démarche n'est pas totalement désespérée.

– Pourquoi est-ce que j'ai l'impression du contraire ? dit alors Adela en se rapprochant de lui.

Pàl n'avait pas bougé pendant toute leur conversation, il était resté debout face à la fenêtre. Il craignait ses propres élans du cœur autant que le mépris de la jeune femme. Il ne devait pas fléchir. Il ne pouvait pas laisser Brune aux mains de Sargon, et pas seulement parce qu'Adela le désirait. L'enfant était spéciale, et son pouvoir, quel qu'il soit, pourrait peut-être sauver la letiferus. C'était bien là sa motivation principale. Sauver Adela. Ne pas la perdre. La convaincre, une fois le livre lu, de se laisser transformer en diogonos.

– Pàl ?

Adela avait posé sa main sur son bras pour l'inciter à la regarder. La jeune femme savait que même si Maximilien avait été encore en vie, elle n'aurait pas pu lutter éternellement contre les sentiments qui l'agitaient lorsqu'elle se trouvait près du viking. Savoir qu'il était une créature n'y changeait rien. Il était insensé d'imaginer pouvoir échapper à son cœur éternellement. Elle allait mourir. Certes. Mais quoi ? Parce que son existence s'achevait, elle devait s'interdire de la savourer jusqu'au bout, s'avouant battue d'avance ? Voilà qui était stupide. D'autant que celui pour qui son cœur battait aussi fort, allait provoquer la mort qu'il avait pourtant réussi à éviter depuis des centaines d'années. Et tout ça pour elle. C'était beau comme un roman d'amour courtois. Une dame et son chevalier. Mais elle n'était pas au moyen-âge. Sa vertu n'était pas à sauvegarder, et le désir autant que l'amour avait sa place dans cette histoire.

Pàl s'était tourné vers elle, le regard interrogateur. Il ne s'attendait pas à son geste. Et lorsque ses lèvres à elle se posèrent sur les siennes, il ne réagit pas immédiatement. Puis son désir s'éveilla avec passion et se mêla au sien.


Hendry faisait les cent pas dans le couloir qui reliait les chambres désaffectées aux salles communes quand Etha apparut devant lui. Son air inquiet éveilla immédiatement une alarme en lui.

– Aloïs nous a retrouvés.

– Bien. Va chercher Byrne et nos effets, je m'occupe de Pàl et d'Adela.

– Hum... ils étaient passablement occupés tout à l'heure.

– Passablement occupés ?

– Ensemble.

– Ahh ! L'urgence prime. Va chercher Byrne !

Hendry se précipita vers la salle de consultation qu'il avait quitté plus d'une demi-heure auparavant. Par respect et pour éviter de se trouver dans une situation gênante, il frappa à la porte. Un juron fut la première réponse. Pàl. Puis un une voix amusée demanda un instant. Adela. Quand il entra enfin, Pàl était de nouveau tourné vers la fenêtre, mais à ses poings serrés dans son dos, il devina son énervement. Adela se recoiffait sans précipitation, un sourire aux lèvres.

– Il faut partir. Aloïs nous a retrouvés.


***


Brune observe le jeune homme qui se tient devant elle. Une silhouette élancée, des cheveux blonds, un visage agréable, mais une posture d'autorité et des yeux noirs inquisiteurs. Elle le reconnait le M. Muller qu’elle n’aimait pas à Paris, bien qu’il paraisse moins vieux. Elle comprend mieux pourquoi son aversion, maintenant. C’est un méchant homme. Non. C’est une méchante créature.

Paulina lui a dit ce qu'était cet homme. Même si elle est une enfant, elle n'a pas émis le moindre doute sur ce que la diogonos lui racontait. Elle sait que tout est vrai, y compris la cruauté qu'il est enclin à utiliser sur ses ennemis. La question est : est-elle une ennemie ?

Elle ne sourit pas. Elle le fixe sans ciller car s'il est une bête monstrueuse en lui, elle veut lui montrer qu'elle n'a pas peur, même si c'est un mensonge. Elle a promis à Adela d'être forte. Elle a promis à Paulina de ne rien dire de ce qu'elle a en elle.

– Quelle petite fille intéressante, dit doucement Sargon avec un demi sourire.

– Maître ? Doit-on réellement la faire monter dans l'une des chambres ?

– Sérieusement Mélies... qu'est-ce qui vous est passé par la tête ! Laisser une enfant de cet âge dans les cachots ! Et ne pas l'alimenter correctement ! Vraiment ! Cette petite est une otage particulièrement importante, pas une vulgaire prisonnière qu'il nous faudrait punir. N'est-ce pas jeune fille ?

Brune ne répondit pas. Elle se contenta de fixer son regard sur Méliès qui se tenait en retrait de son maître comme un chien qui a peur de se faire punir.

– Mettez-les dans la chambre du couloir nord. Deux gardes. Des repas à heure fixe y compris pour elle, dit-il avec une note de mépris en jetant un œil à Paulina qui se tenait assise à même le sol, genoux relevés enserrés par ses bras, front posé dessus. Sa respiration était lente. Brune savait qu'elle souffrait à cause de la troisième personne qui se tenait, elle près de la porte du cachot. La femme fixait Paulina de ses yeux verts avec un sourire mauvais sur les lèvres.

– Je crois que ça suffit, Jezebel. Paulina a compris. Meliès, faites le nécessaire.

Sargon sortit satisfait. La petite avait du cran, mais elle n'avait que 6 ans. Même s'il n'avait pas eu d'enfant à ses côtés depuis fort longtemps, il savait comment faire pour amener cette petite fille à l'apprécier. Elle répondrait bientôt à ses questions sans se faire prier. Et si ça n'était pas le cas, il avait de quoi faire pression sur elle. Toutefois, il commencerait par briser ce bel attachement qui la liait à Paulina. Il allait lui montrer quel monstre elle pouvait être. Comme ce serait amusant. Vraiment.

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