Chapitre 46 Pardonner

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1957, 22 avril


Une fois le coffret refermé, Adela s'étira avec une certaine satisfaction, faisant craquer ses doigts. Elle n'avait plus d'encre. Elle fixa un bref instant, le cahier dans lequel elle notait sa transcription du Devolatus. L'écriture nerveuse du sorcier Matthew Byrne succédait à celle plus déliée d'Hendry. Puis venait la sienne. Elle ressemblait à celle des moines copistes : penchée, fine et serrée, d'une régularité étonnante.

Elle sourit. C'était grâce à son écriture que Maximilien Prat l'avait d'abord remarquée. Professeur d'histoire ancienne, il avait eu à corriger une de ses copies. Il cherchait alors quelqu'un pour l'assister dans ses recherches. Son écriture et la rigueur de ses analyses, l'avaient poussé à la rencontrer. Le temps avait fait le reste.

Maximilien. Max. Même si Pàl ne lui avait toujours rien dit à son sujet, il lui paraissait évident que son époux avait connu une fin tragique. Après avoir vu ce dont était capable Sargon, et sachant qu'il avait enlevé Brune, Max ne pouvait pas avoir été épargné. C'était impossible.

Une vague de tristesse l'envahit brusquement. Elle avait tenu bon jusque-là, se concentrant sur son travail, chassant les pensées parasites, évitant de se souvenir, pensant qu'ainsi, elle échapperait au chagrin. Mais ça aussi c'était impossible. Personne n'échappait au chagrin. Personne. Elle posa son front sur le bureau et se laissa aller. Elle avait besoin de pleurer.


C'est dans cette position que Matthew Byrne la trouva endormi, le visage enfoui dans ses bras croisés sur le bureau. Il s'approcha sans bruit, attrapa la couverture qui avait glissé de ses genoux et lui en couvrit les épaules. Puis, il saisit le cahier resté ouvert devant elle, et alla s'installer dans le vieux fauteuil près de la fenêtre.

Il aimait lire ce qu'elle écrivait en son absence. Il n'aurait jamais pensé trouver aussi passionnantes ces histoires de peuple du sang, de créatures et de faux dieux. Il se demandait s'il fallait d'ailleurs leur accorder quelques crédits. À l'image de la Bible, qui, si elle s'appuyait parfois sur des faits historiquement prouvés, se composait de nombreux récits légendaires impossibles à vérifier, le Devolatus devait avoir quelques fondements véridiques. Restait à savoir lesquels et comment interpréter les mensonges.

– M. Byrne ?

– Oui, Mlle Prat ?

– Quelle heure est-il ? J'ai dormi longtemps ?

– Le soleil n'est pas encore couché et vous avez dû dormir une bonne heure. Vous en aviez besoin.

Adela tentait d'arranger ses cheveux, consciente qu'elle devait avoir une tête épouvantable après avoir pleuré autant. Elle remarqua que le chagrin, bien que présent, ne la submergeait plus. Elle avait repris des forces. Byrne avait raison, elle avait laissé s'accumuler la fatigue, et cela l'avait terrassée.


Etha réussit à arriver là où elle le souhaitait. Malheureusement, comme Findan le lui avait annoncé, elle avait présumé de ses forces. L'effort produit pour son voyage l'avait épuisée. Il lui fallut rassembler tout ce qui lui restait de volonté et de détermination pour se tenir debout. Si jamais cela se passait mal, elle n'aurait aucun moyen de fuir, ni de se défendre.


C'est à ce moment-là qu'Adela remarqua l'apparition. Elle crut d'abord que sa vue lui jouait des tours. Mais la sorcière était toujours là, blême et manifestement pas très en forme. La bouche d'Adela s'ouvrit sur un cri que sa gorge refusa de laisser sortir. Elle se redressa précipitamment et recula jusqu'à cogner le chambranle de la fenêtre.

Byrne qui était retourné à sa lecture, leva alors les yeux sur elle, surpris. Puis son regard suivit celui de la letiferus et s'arrêta sur Etha. Il se leva aussi brusquement qu'Adela en laissant tomber le cahier qu'il tenait entre ses mains.

– Nom de dieu ! s'exclama-t-il

– Non ! Non ! Je ne suis pas Aloïs ! Je ne suis pas Aloïs ! s'écria alors Etha devant la peur qu'elle lisait dans leurs yeux.

Adela et Matthew échangèrent un regard, puis se rapprochèrent imperceptiblement l'un de l'autre. Le Devolatus était sur le bureau, entre eux et la sorcière. Matthew ne comprenait pas comment Aloïs avait pu survivre, ni pourquoi elle ne les attaquait pas immédiatement. Elle devait se méfier d'eux après ce qui s'était passé au cottage. C'était peut-être sa chance. S'il parvenait à blesser suffisamment la sorcière, il pourrait permettre à Adela de fuir avec le livre.

Une douleur fulgurante se mit à vriller les entrailles d'Etha. Elle se plia en deux en gémissant.

– Je vous en prie... Je ne suis pas Aloïs. Je suis Etha. Etha Milligan, finit-elle en s'effondrant à moitié contre les étagères.

– Arrêtez, M. Byrne ! Je crois qu'elle dit la vérité, lança Adela en se précipitant vers la jeune sorcière.

– C'est impossible ! Aloïs parasite le corps de ses hôtes. Si Aloïs est bien morte, alors Etha l'est également ! s'écria-t-il en la rejoignant.

– Je ne sais pas ce qui se passe, M. Byrne, mais cette jeune fille a besoin de soins. Quant au fait qu'elle puisse être encore Aloïs, j’émets quelques réser...

La main glacée de la sorcière venait de se poser sur son bras.

– Je suis Etha. Etha Milligan. Je viens vous aider, finit-elle avant de sombrer dans l'inconscience.

Adela et Matthew échangèrent de nouveau un regard stupéfait, avant que le sorcier ne soulève le corps frêle et inanimé de celle qui l'avait torturé quelques jours auparavant.

– Nous voilà bien avancés maintenant, murmura Byrne à Adela.


Ils avaient réuni les trois malades dans la même chambre. Hendry, dormait encore. Pàl, lui, était bien éveillé. Il avait le visage tourné vers Etha, dont la couche était entre celle des deux diogonos. Il s'agitait comme un beau diable, prêt à sauter sur la sorcière pour la tuer. Adela était contente qu'il soit toujours attaché au lit.

– On peut parler sans que vous rugissiez ? lui demanda brutalement la jeune femme, sourcils froncés et mains sur les hanches.

Le marmonnement de Pàl n'était pas clair, mais elle prit le risque et lui ôta le bâillon.

– Foutrebraise ! Vous êtes complètement dingues ! Byrne ! Stupide cervelle de sorcier félon ! Attachez cette femelle immédiatement ! Bâillonnez-là et jetez-la au feu !

Hendry ouvrit les yeux, réveillé par les éructations de son compagnon de chambrée. Tout son corps marqua un mouvement de recul quand il vit Etha.

– Toujours aussi expéditif, M. Skene ! dit simplement Byrne.

– Ça suffit, Pàl ! s'exclama Adela qui n'avait pas autant de patience que le sorcier pour le diogonos.

– Que fait-elle ici ? demanda alors Hendry qui n'avait jamais porté de bâillon tant il s'était montré un patient exemplaire jusqu'à présent.

– Elle est apparue il y a peu. Elle prétend ne pas être Aloïs mais Etha Milligan, son hôte, répondit Adela.

– Ce qui est techniquement impossible, dit Byrne en attachant les fins membres de la sorcière comme il l'avait fait avec les deux diogonos.

Il remarqua alors une tache de sang au niveau de l'abdomen. Il souleva la chemise d'Etha et arrêta son geste sur une exclamation.

– Mon Dieu ! Mais elle saigne ! Je vais chercher le matériel médical ! dit Adela en s'élançant hors de la pièce.

En attendant que la jeune femme revienne, Byrne commença à défaire les pansements souillés.

– Par tous les dieux des enfers ! Qu'est-ce que c'est que..., jura-t-il en voyant les blessures de la sorcière

– Ne vous inquiétez pas, M. Byrne, c'est moins douloureux que ça en a l'air.

– Etha ? C'est vraiment toi ? Comment est-ce possible ?

– C'est grâce à Brune.

– Brune ?

Adela, sur le pas de la porte, laissa tomber la trousse de secours qu'elle tenait entre ses mains.

– Oui. Brune. Votre petite-fille m'a ramené des limbes. Après que vous m'ayez tué, j'ai erré un moment auprès de Dame Isha. J'aidais ma souveraine à se reconstruire. Batten ne s'était pas contenté de la tuer. Il avait fait appliquer sur elle un sort d'ex anima.

– Ex anima ?

– Il l'avait rendu folle en s'attaquant à son pouvoir. Brune est arrivée, préoccupée. Je l'ai exhortée à fuir. Les combats entre créatures avaient causé un certain nombre de morts. Des âmes anciennes. Éblouissantes et puissantes. J'avais peur qu'elle ne soit attirée. Elle a refusé promettant de rester sagement tranquille jusqu'à leur disparition. Mais quand elle a compris que moi aussi j'allais disparaître en passant le seuil d'un portail, elle s'est précipitée.

Adela s'était assise au pieds du lit et fixait Etha sans rien dire pendant que Byrne s'occupait des pansements.

– J'ignore comment elle a pu faire ce qu'elle a fait mais elle m'a bel et bien sauvée. Elle m'a ramené avec elle.

– Comment cette satanée gamine sans pouvoir aurait-elle pu accomplir un tel exploit ! lâcha Pàl avec hargne.

– Je comprends ta méfiance, Pàl. Mais tu dois reconnaître que ce qu'elle dit n'est pas dénué de sens pour nous. Toi-même, tu reconnais que quelque chose s'est passé à Cramond lorsque tu étais aux portes de la mort. Quelqu'un t'a appelé, t'a forcé à revenir. Sans le vouloir, Aloïs a fait quelque chose qui a dû transformer l'enfant, qui lui a donné des pouvoirs, dit alors Hendry.

– Ça n'est jamais qu'une naturelle. Ce pouvoir quel qu'il soit n'a pas pu s'ancrer en elle. Il aurait dû disparaître !

– Manifestement ça n'est pas le cas. Paulina n'a -t-elle rien dit avant que vous vous sépariez ?

– Nous nous sommes quittés trop abruptement. Nous n'avons pas eu le temps de nous concerter et ensuite...

– Ensuite, elles ont été enlevées, acheva Adela avec humeur, si vous ne vous étiez pas empressé de quitter le pays avec moi totalement droguée, rien de tout cela ne serait arrivé !

– Si je ne m'étais pas empressé de vous faire quitter le pays, vous seriez vous aussi prisonnière. Et nous, nous serions probablement morts ! Tout comme votre époux !

– Ahh ! Vous reconnaissez enfin qu'il a été tué !

Un silence lourd de reproche s'installa dans la pièce. Etha regarda Byrne d'un air étonné. Lui se contenta de hausser les épaules en finissant les pansements. Les sentiments exacerbés entre Pàl et Adela devaient fatalement arriver à ce genre de scène.

– Pàl. Elles ont un lien. Même si ce lien passe par les limbes, et qu'Etha n'est pas prêt d'y remettre les pieds après ce qui vient de lui arriver, il existe. Nous qui sommes nés deux fois grâce à l'Aka, nous ne devrions pas nous montrer si méfiants.

– Brune pourrait donc ressusciter quelqu'un... dit lentement Pàl en fixant son regard d'acier sur Adela.

– Je pense que cette capacité tient autant à elle qu'à l'âme qu'elle entraîne avec elle. Etha ne voulait pas mourir. Il était injuste qu'elle meure. Brune n'a été que le catalyseur de son besoin de revanche. Elle l'a aidé à accomplir ce qu'elle désirait profondément.

Etha se redressa contre les oreillers. Elle avait toujours une petite mine mais ne tremblait plus. Elle tendit la main vers Adela dont elle sentait la détresse.

– Ne la touchez pas ! C'est un voyageuse ! hurla Pàl.

– Ça suffit, Pàl ! Etha m'a déjà touché et elle ne m'a pas emmené ! dit Adela en posant sa main dans celle de la sorcière.

– J'ai apporté quelque chose pour vous, dit-elle doucement.

– Vous avez apportez quelque chose ? répéta Byrne.

– Oui. Dans ma sacoche. Findan m'a dit que vous sauriez quoi en faire.

Byrne s'était levé pour fouiller la sacoche qu'il avait posée au pied du lit.

– Nom de nom de nom de nom ! s'exclama-t-il en ouvrant le petit livre qu'il venait d'extirper.

Il fixa Etha, ramassa la petite boite et la trousse, et déploya ses trésors sur le lit.

– C'est ce que je crois ?

– Si vous croyez qu'il s'agit des sorts qui ont servi à envoûter le livre, alors vous avez raison, dit Etha en souriant.

– Détachez-moi, Byrne ! s'exclama Hendry excité comme une puce.

– Tout doux, mon ami ! Pourrez-vous supporter la douleur ?

– Qu'importe la douleur, Byrne ! Détachez-nous ! dit Pàl d'un air qui ne souffrait aucune controverse.

Byrne échangea un regard avec Adela qui hocha la tête. Les diogonos avaient l'air d'aller mieux, même si leur peau conservait des marques du feu ardent. Les onguents du sorcier avaient été efficaces. Une fois détaché, Hendry s'approcha avec lenteur du livre ouvert. Il tourna les pages avec révérence, un sourire extra large sur le visage. Sourire qui devait le faire souffrir. Pàl, lui, se contentait de rester debout, les bras croisés sur la poitrine, l’œil noir.

– Vous vous rendez compte ? Est-ce que vous vous rendez-compte de ce que ça veut dire ? murmura Hendry.

– Moi, ce qui m'intéresse le plus, c'est de savoir comment ces trucs sont arrivés jusqu'à nous !

– Je vous l'ai dit. Findan, un sorcier de la Cour d'Irlande me les a donnés. Je pense que personne n'a jamais su qu'il les possédait. Il me les a remis pour obtenir votre aide. Il se doutait que mon projet n'aboutirait pas sans vous, mais que vous auriez du mal à me faire confiance après ce qu'avait fait Aloïs.

– Votre projet ? Parce que vous avez un projet !

– Je dois sauver Brune.

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