Chapitre 38 Une ennemie impossible à éviter

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1957, 20 avril


Adela avait entamé le chapitre 5, concernant un certain Danko, quand Pàl Skene entra dans le salon en bougonnant un bonjour avant d'affaler sa grande carcasse dans un fauteuil au fond de la pièce. Byrne nota immédiatement le changement d'attitude de la letiferus. Son dos se courba comme harassé par un poids trop lourd, son teint vira au rouge, sa main trembla et sa voix devint fébrile. À moins qu'il n'y ait eu une illustration particulièrement osée dans la marge du texte qu'elle continuait à lire, ce dont il doutait fortement compte tenu de la teneur du dit texte, elle était gênée par la présence de Pàl dans son dos.

Byrne observa alors le viking à la dérobée. Le grand blond dardait un regard fiévreux et teinté de colère sur la jeune femme. Ce qui ne manqua pas d'étonner le sorcier. Ce pouvait-il qu'il soit tombé en plein mélodrame ?

Adela et Pàl partageaient quelque chose qui gênait la jeune femme vis à vis des autres. Byrne se perdit un instant en conjonctures diverses, chacune convergeant vers des sentiments amoureux contre nature selon lui. Son propre attrait pour une femme-louve l'avait contraint à revoir un certain nombre de préjugés, mais tous deux étaient mortels, même si techniquement sa vie à elle pouvait être bien plus longue que la sienne, aucun d'eux ne possédait l'éternité. Alors que les diogonos ne mourrait que si on les tuait.

Une relation entre une mortelle et l'un d'entre eux était donc vouée à l'échec. Bien sûr, l'amour pouvait pousser la Confrérie à accueillir un nouveau membre même si c'était extrêmement rare du fait de la rareté même de l'élément essentiel à la transformation : l'Aka. Mais dans ce cas présent, la situation lui apparaissait encore pire. Sans compter qu'un letiferus n'avait pas vocation à être transformé, car il aurait perdu sa capacité à lire le Devolatus, Adela Prat était trop malade pour être guérie. Elle allait mourir d'ici peu. Sa vie était trop éphémère pour que Byrne comprenne l'attachement qu'aurait pu éprouver un diogonos.

Adela acheva sa lecture dans un murmure et sortit précipitamment de la pièce. Quelqu'un qui n'aurait pas vu son trouble, aurait pu penser qu'elle se sentait mal du fait de la maladie. Le sorcier ne fut pas dupe. Elle fuyait Pàl Skene. Il se leva pour fermer le coffret qu'elle avait laissé ouvert, avant de se tourner vers les deux diogonos qui n'avaient pas bougé.

Pàl était crispé sur les accoudoirs comme se retenant de poursuivre la jeune femme. Hendry, une main posée sur le bras de son ami le fixait avec intensité. Le sorcier se demanda brièvement si l'un des deux était télépathe, puis se souvint que c'était une jeune femme qui détenait ce pouvoir dans le clan. Il espérait que ce ne fut pas celle qui était morte au manoir.

La voix d'Hendry s'éleva alors.

– Laisse-la respirer ! Ne la brusque pas. Elle a besoin de reprendre ses esprits, et j'ai besoin qu'elle reste concentrée sur sa tâche.

Pàl ne broncha pas pendant un bref instant, puis sa voix sourde répondit à Hendry.

– Elle est sortie sans sa veste. Il faut la lui apporter.

Sans un mot, Matthew Byrne attrapa le vêtement posé sur le bras d'un autre fauteuil et sortit rejoindre Adela dans le jardin. La jeune femme se tenait adossée à un mur de pierre, ses pieds chaussés de bottines calées dans l'herbe humide, les yeux fixés sur l'horizon.


– Je crois que vous avez oublié ça, dit simplement Byrne en lui tendant sa veste.

– Merci. C'est Hendry qui vous envoie ?

– Pàl.

– Pàl. Évidemment.

– Je crois qu'il a des sentiments pour vous.

– Et ça vous étonne, n'est-ce pas ? Je le vois à votre visage. À votre façon de me regarder.

– Ma façon de vous regarder n'a rien à voir avec ce monsieur. Quel que soient ses sentiments pour vous.

– Ah bon ? Alors pourquoi cet air curieux ?

– Mais parce que vous êtes un réel sujet de curiosité pour moi. Attention, je ne dis pas que vous êtes bizarre ! Je le suis moi-même pour de nombreuses personnes, y compris dans les rangs des sorciers. Non. Mais vous êtes un être doté d'une capacité hors du commun qui mérite que l'on fasse attention à elle, que l'on soit curieux aussi.

– Vous êtes historien ?

– Un peu de ça, oui. Et sociologue, ethnologue, zoologue, et bien d'autres choses encore, sans doute.

Byrne s'était adossé près de la jeune femme et perdit son regard dans le même horizon.

– Pourquoi avez-vous accepté cette mission ? Vous savez que Hendry et les jumeaux ont tué nombre d'entre vous.

– C'est vrai. Je le sais, oui. Mais la curiosité était bien plus grande que la peur.

Adela eut alors un petit rire cristallin. Il le trouva enchanteur comme une cascade de fine goutte de magie sur une eau calme. Il l'observa à la dérobée. Dans la lumière du petit matin, la fraîcheur lui avait redonné des couleurs, et les rares rayons de soleils qui avaient réussi à percer les nuages multipliaient les reflets dans ses cheveux ébouriffés pas la brise. Elle n'était pas dénuée d'un certain charme, au contraire. On ne pouvait pas nier qu'elle était jolie, et son caractère franc lui donnait du mordant.

– La curiosité. Elle nous perdra tous, je suppose.

Byrne lui sourit. Elle avait sans doute raison. Dans son cas, elle l'avait souvent mis dans des situations périlleuses, voire mortelles.

– Qu'est-ce que...

Le sorcier tourna son regard vers ce qu'elle fixait. Quelque chose approchait et approchait rapidement. Il se redressa pour tenter de distinguer ce qui leur arrivait dessus si vite.

– Vous devriez rentrer, Adela, murmura-t-il en voyant l'éclat des véhicules sur l'unique route qui sinuait dans la campagne.

Hendry McDonald avait choisi un cottage isolé pour que les Firs ne s'en prennent pas à des naturels. C'était bien vu sur le moment. À présent, Byrne regrettait qu'ils n'aient pas changé d'endroit après la disparition de ces désastreuses petites créatures. Ce qui arrivait ne lui disait rien qui vaille.

Pàl et Hendry apparurent sur le seuil de la maison.

– Je crois que c'est pour nous, et ils sont nombreux.

– Des sorciers ?

– Non. Je ne pense pas. Mon souverain a veillé à nous laisser le champ libre. Et puis, même si certains sorciers écossais ou irlandais rêvent de vous faire la peau, ils auraient été plus discrets. Moins nombreux aussi. Je croyais que vous aviez des guetteurs ?

– Moi aussi, soupira Hendry en se demandant où étaient passés les jumeaux.

– On procède comment ?

– Sans les jumeaux, pas moyen d'exfiltrer Adela et le livre. Il va falloir faire face.

– Oui. Mais à quoi ? demanda le sorcier en affichant son sceau sur sa tunique.

– Sargon ! lâcha Pàl entre ses dents en grondant.


Les voitures se séparèrent à quelques kilomètres pour emprunter tous les chemins possibles autour du cottage. Le maître de la Confrérie n'aimait pas les surprises et entendait circonscrire les possibilités de fuite. Lorsqu'il descendit de la voiture, il arbora une moue dédaigneuse en contemplant le petit cottage rongé par la végétation. Puis, il fit semblant de s'apercevoir de la présence de Pal et Hendry. Il ne prit même pas la peine de regarder Byrne.

– Bonjour mes amis ! s'exclama-t-il d'une voix faussement enjouée.

– Amis est un bien grand mot vous concernant Sargon, répliqua calmement Hendry sans faire l'effort d'être courtois.

Il y a longtemps qu'il ne suivait plus le protocole concernant la Confrérie. Et le meurtre perpétré sur Gita par Cadmon avait achevé de le convaincre de l'inutilité de faux-semblants vis à vis de ses membres.

– Bien, je vois que nous n'allons pas nous embarrasser de bienséance. Alors, allons droit au but. Je veux le livre et sa lectrice.

Adela se tenait à présent dans l'encadrement de la porte, le coffret dans les bras. Elle n'avait pas voulu le laisser dans le salon de peur qu'un diogonos ne se faufile par une autre entrée et le vole.

– Je croyais que vous lui aviez promis une copie. Qu'il était d'accord pour attendre, murmura-t-elle à l'intention de Pàl avec une certaine irritation dans la voix.

Comme elle le pressentait, il lui avait menti bien sûr. La présence de Sargon en témoignait.

– Vous aurez une copie comme les sorciers.

– Vous avez promis une copie aux sorciers ? Ceux-là même qui ont ensorcelé le livre pour qu'il fasse souffrir les nôtres ?

– Ceux-là même avec qui vous avez un accord, il me semble.

– Cet accord est caduque depuis les événements au manoir.

– Vous voulez dire que vous êtes venu nous aider contre eux ? dit avec un certain cynisme Hendry.

Sargon n'apprécia pas la tournure de la discussion, mais il devait gagner un peu de temps pour que tous les diogonos soient en place. Alors, il ne releva pas le ton de la remarque.

– Je suis venu pour vous proposer un échange qui j'en suis sûr ne manquera pas de vous intéresser.

– Un échange ?

– Les vies de Paulina et de l'enfant contre Adela et le livre.

De stupeur, Adela serra plus fort le coffret contre elle, tandis qu'Hendry retenait Pàl d'une main ferme. Le diogonos était sur le point de foncer dans le tas. Or, Hendry connaissait bien Sargon. Il n'était pas venu seul. Le sorcier avait parlé d'au moins cinq voitures. Il n'y en avait qu'une devant le cottage. Tout ceci n'était qu'une mascarade. Sargon n'était pas venu pour échanger. Sargon était venu pour prendre.

– Je ne crois pas une seule seconde que tu ais réussi à attraper Paulina.

– Je me doutais que vous ne me croiriez pas. J'ai donc amené une preuve, dit calmement Sargon en tendant un objet.

En voyant la fine chaîne qui ne quittait pas le cou de sa petite-fille, Adela se retint de hurler. Elle fit un pas en avant pour tenter de s'en emparer. Byrne l'en empêcha tandis qu'Hendry lui murmurait :

– Ne lui faites pas ce plaisir Adela, je vous en prie. Il ne vous rendra jamais l'enfant. Elle est probablement déjà morte.

– Brune est vivante. Elle a bien trop de valeur pour que je m'en débarrasse. Elle est à Vaucluse avec Paulina, qui n'a d'intérêt à mes yeux que pour son rôle auprès de l'enfant. Alors ne me faites pas perdre patience, Hendry McDonald ! Adela, ma chère, venez me rejoindre, et je vous promets que votre petite-fille ne subira aucun dommage. Je la ferai venir jusqu'ici. Il est bien évident qu'un repère de diogonos n'est pas un endroit pour elle, mais Vaucluse qui grouille de créatures en tout genre non plus, je suppose.

Sargon avait dit ça avec arrogance. Son aplomb le rendait détestable. Il était tellement certain de gagner. Il préférait bien sûr ne pas avoir à se battre. Il laisserait ça à ses sbires, une fois qu'il serait en possession de ce qu'il convoitait, car il entendait bien éliminer tous ceux qui se dressaient face à lui : Les membres du clan McDonald, comme le sorcier. Hendry et Pàl en étaient parfaitement conscients. Ils échangèrent un regard qui ne laissait aucun doute sur la décision qu'ils venaient de prendre.

Seuls contre une horde de diogonos, ils se battraient jusqu'à la mort et emporteraient avec eux le plus grand nombre de créatures possible. Sargon serait contraint de revoir sa stratégie.

– J'imagine, Byrne que vous avez prévu une sortie de secours ? Emmenez Adela, dit Pàl sur un ton péremptoire.

– Pas question ! Je ne laisserai pas Brune mourir pour un livre ! Quel qu'il soit ! Vous devriez le savoir ! s'exclama Adela en repoussant les bras protecteurs du diogonos et du sorcier.

– En voilà une qui est raisonnable ! s'écria Sargon en souriant triomphalement.

– Oh ! Et vous n'en rajoutez pas ! Hein ! Je veux voir Brune avant de vous suivre.

– C'est impossible, ma chère. Elle est bien trop loin, et nous avons peu de temps. Dois-je vous rappeler que vous êtes malade ?

– Et vous avez fait tuer la seule personne qui me soulageait efficacement. Oui, je sais.

Le rappel sans délicatesse des circonstances de la mort de Gita fit gronder Pàl et Hendry. Cadmon, qui jusqu'à présent se tenait en retrait sous un capuchon, s'avança vers Adela pour lui prendre le livre. Alors que son bras se tendait vers la jeune femme, un sinistre grondement se fit entendre. Les jumeaux avaient attendu leur heure. Et l'heure était venue.

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