Chapitre 28 Antagonismes

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1957, 16 avril


La maison était vide. Les pièces sentaient le renfermé et la poussière dansait dans les raies de lumière traversant les planches disjointes qui condamnaient les fenêtres. Etha ne bougeait pas. Elle se tenait parfaitement immobile sur le drap qui recouvrait le sofa. Son visage était paisible. Son souffle était régulier bien que très lent.

Elle n'avait trouvé que ce moyen pour échapper à la tragédie dont son corps était le théâtre. Aloïs Walsh était en elle, tapie à fouiller les recoins de son âme, en quête de tout ce qui lui permettrait de s'approprier sa chair. Etha ne pouvait le permettre. Elle ne pouvait s'avouer vaincue face à son ennemie.

Jamais elle n'abandonnerait. Mais elle savait aussi qu'elle n'était pas de taille. Aloïs était une sorcière millénaire. Etha connaissait sa puissance. Elle savait de quoi elle était capable, jusqu’où elle serait prête à aller pour la vaincre, pour la submerger. Elle n'avait donc qu'une seule solution pour le moment. Et cette solution était dans les limbes. Son seul atout. Son secret.

Elle avait réussi à basculer malgré la résistance d'Aloïs. Elle l'avait entraînée avec elle et l'y maintenait sans aucun effort. Il y avait bien sûr une contrepartie. Si Aloïs était prisonnière, Etha l'était aussi, car l'une n'allait plus sans l'autre. Alors, elle se sacrifiait. Elle préfèrait ne pas vivre plutôt que de laisser Aloïs s'emparer d'elle.

Son corps allait s'épuiser et abdiquer un jour. D'ici là, son ennemie aurait perdu du temps et surtout elle n'aurait pas pu user de lui et du pouvoir qui s'y accrochait. Avec un peu de chance le jour de sa mort, elle serait seule des kilomètres à la ronde, et l'esprit d'Aloïs n'aurait aucune chance de se trouver un nouvel hôte. Comme elle aimerait que ce fut possible.


Rien ne bouge ou presque ici. Paysage minéral en clair-obscur. Elle se croit seule. Elle ne l'est pas. Des ombres hantent ce paysage froid et triste. Des ombres, et la mort. Des lambeaux de brumes s'accrochent aux branches dépouillées d'arbustes solitaires. Cet endroit nécessite qu'elle le combatte. Sinon, il aura raison d'elle. Elle en a la conviction profonde.

Au loin, un pont. Elle essaye de l'approcher. Que son errance ait un but. Que le désarroi qui s'empare d'elle peu à peu prenne fin. Mais le pont semble s'éloigner à mesure qu'elle s'approche. Elle marche sans fatigue, sans faim, sans soif. Alors, elle comprend. Elle ignore comment c'est possible, mais elle ne s'est pas emparée d'Etha. Etha l'a bannie dans cette prison de l'esprit, dans ces limbes inconnus sans début ni fin où elle est condamnée à faire du sur-place. Elle s'arrête et hurle, mais de sa bouche ne sort qu'un gémissement auxquels répondent d'autres gémissements lugubres. Non, elle n'est pas seule à être condamnée à errer. Elle n'est pas seule. Et une menace l'environne. Une menace sourdre de chaque pierre du chemin, de chaque plante morte, de chaque particule d'air stagnant.


Quelques jours plus tôt, Isha avait suivi le sombre tunnel que de rares torches éclairaient de leurs flammes tremblotantes. Elle avait atteint la grotte aménagée depuis des lustres sur laquelle le temps n'avait pas de prise. Cachée au creux de la terre, dissimulée au cœur d'un labyrinthe de galeries souterraines, le repaire était intact. Rien n'y avait été touché depuis trop longtemps pour penser que la sorcière s'y était rendu. Or, c'était bien ici et nulle part ailleurs qu'Aloïs se serait réfugié en premier. Elle avait su alors qu'Etha ne s'était pas laissée submerger. Si elle avait fui, c'était pour se protéger. Pour les protéger. Alors, Isha avait cherché sa voyageuse. Elle s'était rapidement rendu compte qu'elle ne la connaissait pas aussi bien qu'elle l'aurait cru. Ça avait été comme de chercher une inconnue. Mais elle s’était obstinée, et elle y était parvenue.

Isha se tenait à l'entrée du village désert à cette heure. Quelques maisons, qui auraient pu avoir du charme si quelqu'un les avait entretenues, se massaient autour d'une minuscule place aux arbres faméliques. La rue principale, unique, se poursuivait à travers la campagne, s'échappait de ce bourg fantôme pour rejoindre un autre groupe de petites maisons, en hauteur, au sommet d'une colline. Ici la végétation avait repris le dessus. Les hommes n'y avaient plus leur place.

Pourtant, Isha décelait les traces d'un passage récent. Infimes détails que personne ne remarquerait. Et puis, il y avait la magie. Elle la sentait qui rodait. Un sceau avait dû être enterré ici. Un sceau gardien. C'était pour cette raison que, bien qu'isolées, les trois maisons n'avaient pas été visitées, ni pillées. Elles étaient restées telles qu'elles avaient toujours été, attendant que leur propriétaire les réveille.

Etha n'avait fait qu'y trouver refuge. Isha la découvrit endormie sur le sofa dont elle n'avait même pas ôté le drap de coton protecteur. Elle s'agenouilla près d'elle, lui toucha la main. Elle s'attendait à la voir émerger mais il n'en fut rien. Sa voyageuse était bien plus loin qu'elle ne l'imaginait.

Isha alla chercher à l'extérieur les deux sorciers qu'elle avait amené avec elle. Ils étaient là pour assurer sa protection et l'aider à ramener Etha.

– Elle ne revient pas à elle.

– Peut-être qu'elle lutte avec Aloïs ? Qui sait comment cette sorcière procède pour s'imposer à l'esprit d'un autre ?

– J'avais espéré qu'elle nous ramènerait. Il va falloir la transporter.

– Alors il faut faire vite. L'aube n'est plus très loin et le port va bientôt s'éveiller.

Dame O'Leary acquiesça et suivit ses gardes. Ils procèdèrent avec délicatesse. Ils enveloppèrent la jeune sorcière dans le drap avant que le plus fort des deux ne la prit dans ses bras. Isha s'approcha du visage d'Etha éclairé par la lune et l'observa un bref instant. Alors qu'elle remarquait les traits tirés de la jeune fille, son air contrarié, la porte s'ouvrit à la volée et laissa apparaître une dizaine de silhouettes. Lord Batten étaient parmi elles.

– Alors, c'est vrai ! Vous osez fouler le sol anglais sans m'en demander l'autorisation ni même m'en informer ! Et je ne parle même pas de la raison de cette visite inopportune !

– Lord Batten... commença Isha avant qu'il ne l'interrompe pour continuer sur sa lancée.

– J'ai hâte de voir le sort qui vous sera réservé lors de votre comparution...

– Lord Batten...

– Ne dites rien que vous pourriez regretter Dame O'Leary. Je ne suis pas d'humeur à entendre vos excuses. Je ne suis pas Fergusson. Il me faudra plus de quelques sourires pour m'amadouer !


Etha était contrariée. Elle n'était plus seule. Son refuge n'en était plus un. Les flux d'agressivité troublaient sa concentration, mettaient en péril la cage de brume qu'elle avait fabriqué pour Aloïs. Elle devait agir, revenir pour disparaître à nouveau. Elle ignorait si elle pouvait se risquer à ce type d'entreprise sans perdre le contrôle de sa prisonnière, mais elle n'avait plus le choix.

Etha émergea en pleine discussion et ce qu'elle entendit ne lui plut pas du tout. L'insupportable Lord Batten, celui-là même qui était la cause de son tourment, menaçait sa Dame. Il voulait l'emprisonner. Le fou. Elle ne pouvait le tolérer. Dame Isha était sa reine. Elle avait toujours été bonne et juste envers elle. Elle lui faisait confiance. Lord Batten ne devait pas lui faire de mal. Elle ne lui en laisserait pas l'opportunité.

Lentement, elle sortit son bras du tissu qui l'enveloppait et vint effleurer le poignet d'Isha.


***


– Vont-ils rester longtemps ?

– Je ne sais pas. Cela dépendra des véritables intentions de Sargon. J'ai du mal à croire qu'il nous envoie de l'aide pour clarifier la situation avec les sorciers, comme ils le prétendent, répondit Hendry.

– Il veut le Devolatus, murmura Gita avec dégoût.

– Très certainement. La question est : pourquoi n'est-il pas venu lui-même le chercher ? Veut-il endormir notre méfiance ?

– Il nous a quand même envoyé son bras droit !

– Oui. Tu as raison. La présence de Cadmon nous indique qu'il prend cette mission au sérieux. Par contre, cela ne nous dit pas où est Sargon lui-même. Et je doute fort que cette charmante petite troupe de tueurs ne nous le dise.

– Il est allé chercher la Letiferus, lâcha Gita avec circonspection.

Son allégation ne tenait pas. Le monde entier, y compris la Confrérie, pensait qu'Adela Prat était morte. Puis Hendry songea à l'enfant. « Certes, Adéla n'était plus aux yeux du monde mais pas Brune ». Sargon ignorait que la gamine n'était pas du même sang que la Letiferus. Gita avait raison. Sargon devait être à Paris. Hendry gronda de mécontentement.

– Tu as sans doute raison. Je dois avertir Pàl au plus vite.

– C'est inutile Hendry. Ils doivent déjà être...

– … Face à face. J'espère que la chance sera avec nous alors.

– Pas la chance. Si jamais Sargon s'empare d'Adela, il ne doit pas mettre la main sur le livre !

– Et vice versa. Le mieux étant qu'il n'obtienne ni l'un ni l'autre.

– Il n'aura pas le livre, Hendry, dit finalement Gita d'un ton catégorique qu'Hendry ne lui connaissait pas.

Il savait que la jeune fille était moins faible qu'il n'y paraissait. Pour autant, il avait encore du mal à la considérer comme une guerrière. À ses yeux, elle était toujours cette âme égarée sans boussole ni amarres.

Il se souvenait de son arrivée comme si les 140 années qui l'en séparaient n'avaient été que quelques heures à peine. Les jumeaux ruisselants d'eau et tachés de sang. La jeune fille frêle et d'une pâleur de mauvais augure. Les propos incohérents qu'elle tenait et sa sauvagerie quand ils avaient tenté de la nourrir.

Gita avait été transformée sans avoir été préparée, sans avoir choisi de l'être. Elle était rongée par la honte laissée par les outrages qu'elle avait subis avant de disparaître aux yeux des hommes ; par l'incompréhension face à sa nouvelle nature ; par la culpabilité qu'avait entraîné la mort de celle qui l'avait transformée par amour ; enfin par la colère envers celui qui avait voulu la faire disparaître de manière cruelle : Sargon.

Sargon, qui, en tant que Maître de la Confrérie était venu rectifier une situation qui n'aurait pas dû exister, et qui, par sa sentence implacable, s'était fait une ennemie de plus. L’histoire de Gita était des plus simple malheureusement la jeune fille avait pris la décision d'en finir avec son existence après avoir été violentée par celui qu'elle croyait aimer, elle n'avait pas pensé à ceux qui l'entouraient et aux conséquences que pourraient avoir son acte sur eux. Elle n’avait pensé qu’à sa douleur. À sa honte. Car, oui, elle était honteuse de son aveuglement, et de l’ignorance qui l’avait conduit au désastre.

Gita était si jeune. Si naïve. Elle ignorait alors, que Myriam, la belle et voluptueuse Myriam, deux-fois nées déjà, et en mission, l'aimait sincèrement en secret. La diogonos, bien que mandatée pour donner l'éternité à un autre, n'avait pu envisager de la perdre à jamais. Elle avait donc choisi son amour plutôt que son devoir. Myriam avait sauvé Gita en la faisant son égale, et elle en avait ensuite payé le prix. Car apprenant la nouvelle, Sargon n'avait pu tolérer que l'un de ses émissaires, en qui il plaçait toute sa confiance, à qui il donnait du précieux Aka-Kiba, contrevienne à ses ordres.

Un tel affront devait être sanctionné, sinon il n'y aurait plus eu de limite. Il n'avait que faire de l'amour, même s’il s’agissait de cette étrange attraction pour un « Unique » contre laquelle aucun diogonos ne pouvait lutter, et ne se préoccupait pas des affres de la solitude que certains diogonos ne parvenaient pas à surmonter. Pour lui, tout n'était que question de pouvoir. Et Wallid, celui que Myriam avait eu pour mission de « recruter », avait plus d'importance à ses yeux que Gita. Bien plus. Myriam aurait dû se douter que le Maître serait impitoyable.

Sargon avait donc châtié la belle tunisienne à la chevelure d'ébène et à la peau cuivrée. Et pour que cela serve d'exemple aux autres, il avait ramené Gita pour la sacrifier de manière plus spectaculaire devant l'Assemblée. Prisonnière d'une cage, exposée dans la crypte de Vaucluse, il avait interdit qu'on la nourrisse. Cette terrible condamnation avait été son erreur.

À l'époque, Titus et Abner faisaient partie de la Première Garde, un corps composé des guerriers les plus talentueux. Appelés pour des missions de recrutement ou de nettoyage, ils formaient un escadron d'élite respecté dans la Confrérie. Pour la mission tunisienne, le Maître avait fait appel à certains d'entre eux pour compléter sa garde rapprochée, composée de 10 créatures d'une loyauté sans faille. Contre toutes attentes, et malgré leur disponibilité, les jumeaux n'avaient pas été convoqués. Sargon se méfiait déjà d'eux.

Leur transformation n'était pas si ancienne, et leur présence dans la Première Garde tenait surtout à leurs incroyables capacités au combat. Avant de rejoindre les créatures de l'ombre, ils avaient été des soldats, préférant combattre pour une autre nation que la leur. Ce détail n'avait pas échappé à Sargon. Sans compter que celui qui les avait recrutés avait lui-même décidé de quitter la Confrérie. Il avait disparu plutôt que de continuer à servir ses frères de sang. Tout ça à cause d’une femme.

Peut-être que Sargon avait raison. Les choix pris en tant que naturels, le recrutement et l'apprentissage de Charles Michel de Montagne, sa défection et le châtiment plus tard de sa compagne, Akitaka, avaient prédisposé les jumeaux à la désobéissance.

Hendry pensait, lui, que Titus et Abner avaient souffert de la disparition de leur père lorsqu'ils n'étaient encore que de très jeunes enfants. Que la détestation de leur beau-père sous couvert de fausses politesses et de bienséance leur avait appris à courber l'échine le temps de trouver une vengeance adéquate. Les jumeaux n'avaient jamais été obéissants. Ils avaient toujours fait front contre l'injustice qui leur était faite. Ensemble.

Quoiqu'il en soit, lorsque le Sargon était revenu avec sa prisonnière, Titus et Abner avaient brisé leur serment d'allégeance pour la sauver. Ils n'avaient pu supporter qu'une autre innocente meure sans raison, sinon le bon plaisir de Sargon. Il n'avait pas pu supporter de voir Gita dépérir comme autrefois Akitaka, l'amante enceinte de leur créateur, sacrifiée, car jugée indigne.

Ils avaient donc sauvé Gita et avaient fui vers ceux qui s'opposaient alors à la Confrérie sans périr : Pal, Hendry et Paulina. Le clan était né ainsi en quelque sorte. Grâce à la venue de ces trois jeunes diogonos en colère et brillants. Deux guerriers entraînés et aguerris, et une jeune sauvage à apprivoiser.

Depuis le temps qu'ils traînaient ensemble, il était inévitable que les deux garçons déteignent sur la jeune fille dont ils étaient tous les deux épris. Hendry aurait dû se douter que Gita n'était plus la petite sauvage qu'il avait accueillie. Il sourit. Il était fier de ce qu'elle était devenue et de la combativité dont elle faisait preuve à présent. Elle avait raison. Peu importait ce qui se passerait à Paris. Sargon n'aurait pas le livre.

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