Chapitre 29 Un vieil ennemi

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1957, 16 avril


Ils entrèrent dans le salon où les jumeaux surveillaient leurs trois invités. Les deux frères étaient de nouveau réunis depuis la veille. Titus était apparu en pleine nuit dans la cuisine. Il avait emprunté un passage secret pour réintégrer le manoir afin de déjouer les espions des sorciers. Il était épuisé d'avoir couru, mais les nouvelles qu'il avait apportées avait rassuré le Clan. En ce début d'après-midi, maintenant que Cadmon et ses accolytes étaient là, ces nouvelles ne semblaient plus aussi rassurantes à Hendry.

Des trois visiteurs, le bras droit de Sargon était le plus impressionnant. Il émanait de sa personne une présence inquiétante, la certitude que quelque chose de sombre s'abattait sur vous. Grand, la peau mate, les cheveux bruns bouclés tombant sur les épaules, une barbe légère et bien taillée, un nez aquilin, Cadmon portait en permanence sur lui un air de conspirateur qui imposait, sinon le respect, au moins la crainte.

Comme ses deux compagnons, il portait, sous un trench-coat négligemment noué autour de la taille, un costume bien trop léger pour la saison dans cette partie du monde. Hendry avait côtoyé suffisamment le personnage pour savoir que le voyage avait dû être précipité. Jamais Cadmon n'aurait porté un accoutrement aussi inapproprié s'il n'avait pas dû partir sans pouvoir se préparer.

– Bienvenue au manoir McDonald messieurs, lança Hendry sans se forcer à sourire.

Aucun des trois hommes ne se précipita pour répondre. Leur salut fut lent et froid. Ils n'étaient pas là pour se montrer plaisants. Pourtant Hendry ne se laissa pas impressionner.

– Que me vaut l'honneur de votre visite ? Trois puissants membres de la Confrérie dans nos contrées froides et humides, alors même que cette honorable assemblée les ont abandonnées il y a fort longtemps, cela ne peut être qu'important ?

– Allons-nous jouer à cela ? Sérieusement ? s'exclama Cadmon le front plus plissé que jamais.

– Pourquoi pas ? Pour ma part, j'aime que les desseins soient énoncés clairement. Ainsi, point de surprise. N'est-ce pas ? Et puis, pourquoi être si pressé ?

– Ça suffit ? Amenez-nous le livre que nous puissions repartir dès que possible.


Le silence s'installa sur la pièce. Cadmon et Hendry s'affrontaient du regard tandis que les deux autres diogonos de la Confrérie observaient les jumeaux du coin de l’œil. Le bras droit de Sargon n'était pas particulièrement heureux d'avoir dû se déplacer jusqu'ici, et les pluies qui se déversaient sur la verte Écosse depuis la veille n'arrangeaient rien à sa mauvaise humeur. Il n'approuvait pas la décision du Maître de ménager autant que possible le Clan McDonald. S'il n'avait tenu qu'à lui, il aurait fomenté une attaque nocturne rapide et efficace dont personne ne serait sorti vivant et il aurait simplement volé le livre.

D'un autre côté, en voyant le manoir, il était probable que le Devolatus soit bien caché. Il n'aurait peut-être pas réussi à le trouver seul. Mais rien dans l'attitude du clan ne lui assurait qu'il allait coopérer. Et puis, les jumeaux étaient réunis, alors que leurs espions leur avaient affirmé le contraire. Cadmon n'aimait pas être en infériorité numérique. Surtout quand d'anciens membres de la Première Garde faisaient partie des adversaires.

Personne ne bougeait. Personne ne surveillait Gita.

La jeune fille avait suivi Hendry en silence et s'était juste mise en retrait. Elle était rarement sujette à la colère. Trop de culpabilité et de honte avaient accompagné sa transformation. Pourtant, elle était bel et bien en colère. Une colère sans nom. Une colère blanche. Et le regard méprisant que Cadmon avait posé sur elle en la voyant entrer avant de retourner son attention vers Hendry n'avait rien arrangé.

Elle n'était à ses yeux qu'une gamine dont le destin avait contrecarré les plans de Sargon pendant un court laps de temps. Une erreur de parcours non corrigée mais qui n'avait pas la moindre importance. Rien de plus. Elle n'avait jamais paru ni suffisamment puissante, ni suffisamment autonome pour que la Confrérie s'en préoccupe vraiment. Elle ne représentait pas un danger à ses yeux. Elle avait tort bien sûr, car, si Gita pouvait soulager la douleur d'autrui, elle pouvait aussi l'intensifier selon son bon plaisir. Il lui suffisait d'un contact. Un simple contact. Aussi ténu soit-il.

Personne n'anticipa son attaque.


***


Etha n'avait rien dit. N'avait pas ouvert les yeux. Elle s'était contentée de relâcher le poignet de sa Dame avant de replonger dans un profond coma.

Isha était stupéfaite. Elle se trouvait sur le perron de la demeure de Sir Fergusson. Un bref instant, elle se demanda pourquoi sa voyageuse avait choisi une cour étrangère plutôt que la leur. Et puis, elle avait compris. Etha luttait contre Aloïs. Or Aloïs venait d'Irlande comme elle. Sa terre natale aurait renforcé ses pouvoirs. Etha ne pouvait se permettre de lui laisser l'avantage.

– Dame O'Leary ?

– Sir Fergusson. Pardonnez notre intrusion. Nous avons retrouvé Etha et elle nous a amené jusqu'à vous... pour échapper à Batten.

– Échapper à Lord Batten ? Je ne comprends pas grand-chose à tout ceci, Dame O'Leary, mais votre présence tombe très bien en vérité. Veuillez entrer.

Isha hésita une seconde. Et si cette soudaine cordialité était un piège ? Après tout, il n'y a pas si longtemps les deux seigneurs des Cours d’Écosse et d'Angleterre semblaient s'entendre à merveille ? Voyant son hésitation, Fergusson embraya sur le seuil de la porte.

– Mes hommes viennent de me rapporter la venue de trois membres de la Confrérie au manoir McDonald. Je crains que Sargon ne tente de s'emparer du livre. Et qui sait ce qu'il serait capable d'en faire même sans la Letiferus ?

– Nous avons trop tardé.

– Je suis tout à fait d'accord, ma chère. Une petite visite s'impose. Et le plus vite sera le mieux.


***


Même s'il en avait eu l'intention, Hendry n'aurait pu arrêter Gita avant qu'elle ne commette l'irréparable. La vivacité insoupçonnable de la jeune fille étonna tout le monde. Sa vivacité et sa détermination. Bras tendus vers Cadmon, elle s'était jetée sur lui pour l'enfermer dans ses bras comme une amante passionnée ou une enfant en quête d'amour absolu. Sa jupe ample et courte n’avait en rien empêché ses fines jambes de s'enrouler autour de la taille de son adversaire.

Le diogonos n'avait aucune chance de la repousser sans utiliser l'ensemble de sa force. Or, la douleur indicible qui venait de s'emparer de tout son corps l'empêchait de rassembler assez de volonté pour se défendre. Cadmon était à la merci de Gita. Mais le diogonos n'était pas venu seul.

Ses deux accolytes se jetèrent dans la bataille sans hésiter. Interceptés par les jumeaux, ils roulèrent loin de Cadmon qui venait de s'effondrer à genoux. Gita l'enserrait toujours avec une fureur incroyable dans le regard.

Il revenait à Hendry d'arrêter ou d'approuver le combat qui venait de s'engager. Il lui revenait d'apaiser les querelles ou de les attiser pour un long moment. Il aimait son manoir. Il aimait sa vie. Et pourtant, une fois de plus, il allait devoir en changer, car ne pas coopérer avec la Confrérie revenait à lui déclarer la guerre. Le manoir n'y résisterait pas. Le Clan n'y résisterait peut-être pas non plus. Le Devolatus méritait-il autant de sacrifices ?

Au moment où Hendry allait s'avouer que oui, le Devolatus et sa lectrice valaient bien cette bataille et les suivantes, un bruit sourd accompagné d'une vibration anormale ébranla l'ensemble du bâtiment. Si les jumeaux et leurs adversaires respectifs avaient suspendu leurs gestes. Gita, bien que troublée, n'avait pas lâché Cadmon. Cependant, moins concentrée, la jeune fille avait dû baisser l'intensité de son attaque, car une lueur pleine de haine revancharde dans le regard jusqu'ici éteint de son ennemi, venait d’apparaître.

Hendry n'en vit rien. Toute son attention était tournée vers ceux qui tentaient de pénétrer sa forteresse. Cela n'aurait pu arriver à un pire moment. Pendant un bref instant, il se demanda si c'était un hasard.


Les sorciers attaquaient sans relâche malgré la pluie. Celui dont le pouvoir ébranlait le manoir se tenait au centre du groupe, protégé par une cohorte prête à agir en cas de riposte de leurs ennemis. Ils étaient si nombreux. Le parc en était plein. Debout sous les trombes d'eau, marmonnant quelques incantations, poussant leur pouvoir contre la moindre parcelle du manoir. Leur stratégie était simple : entrer le plus vite possible, ne pas laisser aux diogonos le temps de s'organiser. Ils ignoraient qu'à l’intérieur de la bâtisse, une bataille sanguinaire faisait rage.


Cadmon avait profiter de la surprise de Gita pour l'attaquer à son tour. Son jeune corps enroulé autour du sien était une proie facile pour sa gueule de prédateur. Quand un hurlement s'éleva brusquement près de lui, Hendry retourna son attention vers le salon. Mais il était trop tard. La jeune fille gisait aux pieds du bras droit de Sargon, la gorge arrachée, l’œil éteint. Abner et Titus rugissaient de rage maintenue par leurs adversaires respectifs. La situation ne pouvait être pire.

Hendry n'avait jamais été le plus fort ni le plus efficace des guerriers. Depuis trop longtemps, il s'en remettait à Pàl ou aux jumeaux pour défendre physiquement leurs intérêts. À Cramond déjà, il avait vu qu'il n'était pas à la hauteur, malgré sa sauvagerie ou sa volonté de tuer.

La mort d'un des leurs n'était pas chose à prendre à la légère. Ils n'étaient pas nombreux face aux autres créatures de l'ombre ou face à la multitude humaine. Alors s’entre-tuer n'était une option qu'en cas d'absolue nécessité ou en cas de faute grave, voire impardonnable, et seulement après une condamnation de la Confrérie.

L'exécution pure et simple de Gita n'avait de sens que si Cadmon avait reçu l'ordre de s'emparer du Devolatus par tous les moyens. Tous les moyens, y compris celui de tuer les membres du clan McDonald. Sargon n'en était pas à une perfidie près.

Pourtant, Cadmon avait pris la peine de venir demander le livre avant d’exécuter Gita. Ce qui impliquait sans doute que cette dernière solution n'avait pas été sa première intention, soit parce qu'il répugnait à les faire disparaitre – ce qui était hautement improbable vu sa réaction face à Gita - , soit parce que son Maître lui avait demandé de négocier d'abord. Sargon n'avait pas commandé l'exécution du clan. Cadmon avait agi sous l'impulsion de sa propre haine. C'était peut-être leur chance. Il fallait gagner du temps.

Hendry leva la main en fixant son adversaire prêt à se jeter sur lui. Tous se figèrent. Cela ne durerait qu'un moment, mais ce serait suffisant pour lui permettre de parler et d'arrêter le carnage.

– Ce qui vient d'être accompli est grave, Cadmon ! Je ne crois pas un seul instant que la Confrérie approuve ton geste.

– Elle ne reviendra pas cette fois, se contenta de dire le diogonos meurtrier.

Bien qu'incapable de bouger, à la merci de son adversaire, son ton était froid, empreint d'un certain mépris pour sa victime. Cadmon n'avait pas peur d'Hendry. Il le savait incapable de tuer ses semblables. Et comme il s'y attendait, Hendry ne riposta pas à la provocation.

– Tu n'aurais pas dû faire ça.

– Tu n'aurais pas dû la laisser m'attaquer, siffla Cadmon.

– C'était une enfant. Une enfant en colère ! Tu n'avais pas besoin de la tuer !

Cadmon se contenta d'observer Hendry avec un air faussement nonchalant sans rien répondre. Il le connaissait suffisamment pour savoir que son vieil ennemi avait fait le tour de la question, qu'il cherchait maintenant à gagner du temps pour tenter de fuir.

Hendry savait que le manoir tomberait, et avec lui le clan McDonald, de la main de la Confrérie ou de celle des sorciers. La question était : qu'allait-il décider pour le Devolatus ? Le donnerait-il à la Confrérie ou plutôt aux sorciers pour se venger de la mort de Gita ?

– Tu ne l'auras jamais, siffla Hendry avec animosité en claquant des doigts.

Le pouvoir d'Hendry était stupéfiant à plus d'un titre. Il pouvait arrêter les mouvements de ceux qui l'entouraient, globalement ou individuellement. Il l'utilisait peu, du fait de l'énergie qu'il lui demandait. Sachant qu'il s'épuisait vite, Hendry ne pouvait s'en servir comme il l'aurait voulu en cet instant. C'est à dire, suffisamment longtemps pour libérer les jumeaux et fuir sans que leurs adversaires ne puissent réagir.

Titus et Abner l'avaient bien compris. Et cela tombait plutôt bien, car ils n'avaient pas l'intention de prendre la fuite sans faire couler le sang. Lorsqu'ils sentirent leurs corps se remettre à battre à leur propre rythme, ils se jetèrent sur les deux diogonos qui les avaient tenus en échec jusqu'à présent.

Les jumeaux étaient puissants individuellement, et plus encore ensemble. Toutefois, au contact d'Hendry, tout comme Pàl, ils avaient appris à respecter la valeur d'une vie de diogonos. Quand ils se battaient avec d'autres membres de leur espèce, ils retenaient toujours leurs coups, sachant les neutraliser sans les faire disparaître définitivement.

Plus maintenant. Sans aucun état d'âme, ils tuèrent leurs adversaires avec une férocité qui n'était pas sans rappeler celle de Pàl à Cramond. Alors qu'il reprenait possession de sa propre mobilité, Cadmon vit clairement que ces deux cadavres ne leur suffiraient pas. Leur cible, c'était lui.


Tout se précipita brusquement. La porte-fenêtre explosa. Le verre se ficha en mille éclats dans les chairs si parfaites des diogonos, alors que Cadmon cherchait à se mettre hors d'atteinte des jumeaux. Hendry qui s'était déplacé aussi rapidement que le lui permettait son corps fatigué, vit apparaître une dizaine de sorciers sur le seuil de la porte défoncée.

Il fit barrage à Abner et Titus pour les entraîner vers la bibliothèque, sous le regard stupéfait de Cadmon, séparé d'eux par une brume rampante et persistante. Avant de claquer la porte derrière eux, Hendry vit dans les yeux de son vieil ennemi, qu'il se demandait comment la situation avait pu lui échapper à ce point ?

– Pourquoi fuir ? Il faut y retourner ! Tuer ces pourceaux ! J'y retourne ! hurla Abner alors qu'Hendry bloquait la porte de la bibliothèque avec le bureau.

– Tu ne vas rien faire, Abner ! Vous allez venir avec moi et sortir d'ici au plus vite !

– Sortir ? Pas avant de ...

– Et Gita, demanda lentement Titus dont l'immobilisme inquiétait plus Hendry que la fureur apparente d'Abner.

– Gita est morte, Titus. Nous ne pouvons plus rien pour elle et les sorciers ne peuvent plus rien contre elle, lâcha sombrement Hendry en regardant les jumeaux avec gravité.

Déjà des coups puissants ébranlaient la double porte de chêne qui les séparait de leurs ennemis. Hendry s'empressa d'actionner un mécanisme caché qui ouvrit une porte dérobée. Avant de s'engouffrer dans l'escalier qui semblait s'enfoncer dans les profondeurs de la terre, il se tourna vers les deux frères qui se regardaient en silence. Il savait que tous deux, à leur manière, avaient aimé Gita ; que la perte qu'ils venaient de subir avaient réveillé en eux leur plus mauvais penchants.

– Ne croyez pas une seconde que sa mort ne sera pas vengée. Cadmon payera. Sargon payera. Mais si nous voulons accomplir notre vengeance, il faut survivre. J'ai promis à Gita de ne pas laisser le Devolatus aux mains de la Confrérie. Je vous promets à vous que je ne le laisserai pas aux mains des sorciers non plus. Filons !

Pour toute réponse, Abner fracassa un guéridon avant de s'engouffrer dans l'escalier. Titus s'avança face à Hendry et s'arrêta.

– Promets-moi que je pourrai le tuer de mes mains.

– Je promets que je ne t'en empêcherai pas, Titus.

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