Chapitre 24 Un amour égoïste

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1957, 15 avril


Muller et Prat étaient plongés dans de volumineux ouvrages en quête d'indices ou de confirmations concernant la traduction du premier parchemin quand le carillon de la porte retentit dans la maison. Prat n'y prêta guère attention. Madeleine sa bonne se chargerait d'éconduire les importuns. Elle pouvait faire preuve d'une grande fermeté quand elle savait son employeur occupé. Ce qui était vraisemblablement le cas depuis l'arrivée de ce Monsieur Muller. Ils avaient à peine touché à la collation qu'elle leur avait apporté dans la bibliothèque.

Muller, lui, fut plus attentif aux murmures et bruits qui venaient de l'entrée. Il avait refermé le livre dont il n'avait d'ailleurs aucunement besoin puisqu'il savait déjà ce que proclamait le document que Maximilien Prat manipulait avec tellement de précaution. C'est lui qui l'avait fait rédiger en d'autres temps. Les nouveaux arrivants l'intéressaient beaucoup plus.

La porte de la bibliothèque s'ouvrit brusquement sur Paulina Appleforth et Brune Prat, dont les yeux rougis témoignaient d'un chagrin récent. Cette apparition sembla figer le temps une fraction de seconde. Puis, la fillette se précipita en riant de joie sur son grand-père trop abasourdi pour émettre le moindre son ou faire le moindre geste. Muller observait tous les protagonistes de la scène et s'arrêta sur Paulina. Sa présence compliquait les choses, mais rien de fatal. Peut-être pourrait-il en tirer avantage ? Peut-être.

— Oh non ! C'est impossible ! s'exclama Varna portant ses mains à sa bouche.

— Quoi encore ! s'exclama Pàl en se tournant vers elle.

Il avait entraîné Adela vers un café pour qu'elle puisse s'asseoir et prendre quelque chose qui lui redonnerait suffisamment de force pour continuer. Il était inquiet. Très inquiet. La jeune femme avait vraiment l'air mal en point. Il craignait qu'elle ne tienne pas très longtemps. Il envisageait de rester un jour de plus à Paris pour qu'elle puisse se remettre.

— Sargon ! Sargon est là !

— Pardon ?

— Sargon est chez Prat !! Je le vois !

— Comment ça tu le vois ?

— Écoute Pàl, j'avais demandé à Paulina de me transmettre ce qu'elle verrait à l'intérieur de la maison au cas où des sorciers y auraient été embusqués, tu vois ?

— Tu comptais me le dire quand ? gronda-t-il furieux.

— Peu importe ! C'est justement à cause de ce genre de réaction que je ne t'ai rien dit ! La moindre initiative de quelqu'un d'autre te met en rogne !

— Ça suffit vous deux ! cria Adela faisant se retourner plusieurs passants aux regards inquisiteurs.

La jeune femme était tremblante de colère et de fatigue. Elle avait cru que Brune serait en sécurité auprès de son grand-père. Loin d'elle. Elle l'avait cru sincèrement.

— Ce type ! Ce Sargon ! Il est dangereux pour mon mari et ma petite-fille ?

— La question est plutôt : pourquoi et comment est-il ici ? Je croyais que tu n'avais rien dit, Varna ?

— Je n'ai rien dit ! Merde, Pàl ! Je ne sais vraiment pas ce qu'il fait là ! Et si c'était de ma faute, tu crois vraiment que je t'aurais averti de sa présence ?

— Il est dangereux pour Max et Brune, oui ou non ? cria de nouveau Adela excédée par la tournure personnelle que prenait à chaque fois la discussion.

— Plutôt pour Paulina, laissa tomber Pàl sombrement en rebroussant chemin.

— Tu comptes y aller seul ?

Pàl s'arrêta net. Il ne voulait pas qu'Adela s'approche de son ancienne maison. La situation l'exigeait. Une confrontation avec son époux apporterait trop de complications. D'un autre côté, Varna pouvait mentir dans l'unique but de créer une diversion. Adela n'avait pas la force nécessaire pour lui résister. Elle serait facile à kidnapper même en plein jour au milieu d'une rue passante. Pàl ne voyait pas d'alternative satisfaisante.

— À bien y réfléchir, vous venez toutes les deux.


Maximilien serrait Brune contre lui. La sentir bien vivante le comblait de bonheur. Même si par le passé, il ne s'était jamais trop préoccupé d'elle, il lui sembla à cet instant qu'elle avait toujours été le centre de son monde. Il lui embrassait les cheveux. La berçait. Et elle le laissait faire. Brune avait tellement de peine d'avoir perdu son père, sa mère, et maintenant, Adela, il lui était arrivé tant de choses étranges et parfois terribles, que se retrouver dans ces bras-là, lui apparaissait comme le bout du chemin. Elle était enfin à la maison. C'était tout ce qui comptait.

Max se tourna vers l'inconnue qui accompagnait sa petite-fille. Si l'enfant était en vie, peut-être y avait-il un espoir que sa femme le soit aussi ? Peut-être était-elle dans un hôpital, incapable de bouger et qu'elle avait préféré faire rentrer Brune sans elle pour rassurer Max ?

La gorge serrée et sans même lui demander son nom, il interrogea Paulina sur le sort d'Adela. La jeune femme, jetant un bref regard vers l'homme qui se tenait dans l'ombre des bibliothèques, répondit d'un air pincé qu'elle aurait préféré s'entretenir en privé avec lui. Prat avait complètement oublié la présence de Muller. Ce dernier prit les devants.

— Cette jeune personne a raison. Je suis heureux pour vous. Je vais me retirer. Je reviendrai... commença-t-il en se dirigeant d’un pas lent vers la porte.

— Allons, mon ami ! s'exclama Maximilien en l'arrêtant, Vous pouvez rester ! Il n'y a rien que vous ne puissiez entendre ! J'en suis sûr !

Il fixa Paulina, irrité qu'elle lui impose sa conduite. Cette femme qui prétendait avoir des informations et qui n'avait même pas passé un coup de téléphone pour annoncer leur arrivée ! Elle l'avait laissé avec son profond chagrin sans se préoccuper de ce qu'engendrerait son silence.

— Et bien ? Mademoiselle ?

— Appleforth. Paulina Appleforth, Monsieur Prat. Je suis la nurse de Brune. Enfin, j'étais sa nurse, jusqu'à maintenant.

— Et bien si vous désirez le rester, il faudrait vous dépêcher de me dire ce qui s'est passé exactement et où est Adela, ma femme.

Paulina ne s'était pas préparée à cette situation. Elle s'était attendue à un homme effondré, résigné. Or, comme Adela l'avait rêvé, Maximilien Prat n'avait pas cessé d'espérer. C'était un ancien soldat de la seconde guerre mondiale. Il avait avancé sur les pas de l'ennemi ; avait découvert les cadavres squelettiques et les cendres des camps ; avait gémi son désespoir jusqu'à voir les ombres d'humains, ceux qui étaient encore debout, car parmi tous ces morts, il y en avait eu pour survivre. Sa première femme en faisait partie. Il avait alors été celui qui sauve, celui qui se bat jusqu'au bout. Aujourd'hui, Paulina avait devant elle l'ancien G.I. qui espérait encore trouver des vivants parmi les cendres, qui espérait encore sauver sa femme.

Elle s'apprêtait à donner la version élaborée avec Pàl de l'après accident quand le carillon de la porte tinta de nouveau, attirant l'attention de tous vers la pénombre du couloir que laissait deviner la porte entrebâillée de la bibliothèque. Des éclats de voix. Des pas. Et Adela qui ouvre la porte en grand.

Derrière elle, une belle jeune femme au teint frais et au sourire enjôleur, et un grand type blond portant Madeleine qui n'avait pas supporté de voir d'abord Brune en vie. Puis Adela. Cette femme robuste, capable de diriger une maison souvent remplie d'universitaires et de répondre à leurs exigences toutes aussi farfelues qu'extravagantes, s'était évanouie sous le coup de l'émotion.

Pàl déposa la domestique avec plus ou moins de délicatesse sur l'unique banquette de la pièce devant un Maximilien médusé, et un Muller ravi. La présence de Varna changeait la donne pour lui. Pas question de quitter la place désormais.

— Adela ? murmura Max en déposant Brune dans les bras de Paulina sans même y penser.

En deux pas, il était sur elle et l'enlaçait vigoureusement comme s’il avait eu peur qu'elle ne soit qu'une apparition. La jeune femme sentit les tensions la quitter. Voilà ce qu'elle cherchait depuis qu'elle avait appris pour sa maladie. Le réconfort de ces bras-là, leur étreinte chaleureuse et protectrice.

La relation des époux Prat ne s'était pas bâtie sur un amour avide et réciproque, mais sur un besoin de partager leur existence et leur passion, sur la liberté qu'il leur offrait. Adela et Maximilien pleuraient en silence : lui sur ce retour tant espéré, elle, sur le départ déjà trop proche.

— Max, oh Max. Je suis si heureuse d'avoir pu te revoir.

Maximilien Prat ne nota pas la formulation particulière de cette exclamation murmurée. Trop ému, il la serra plus fort encore. En d'autres circonstances, il se serait interrogé sur l'emploi du passé.

Personne n'osait interrompre ces retrouvailles si émouvantes. Pàl se tenait près de Paulina. La diogonos berçait Brune qu'elle avait incité par la pensée à s'endormir. Varna s'était assise sur l'accoudoir de la banquette où gisait Madeleine, et Sargon patientait, les bras croisés, en observant tout ce joli monde.

Personne ne décocha un mot, jusqu'à ce que Maximilien Prat reprenne un peu ses esprits et prenne conscience du nombre conséquent d'étrangers qu'il avait dans sa maison.

— Adela, demanda-t-il doucement, qui sont ces personnes qui t'accompagnent ?

La jeune femme resta sans voix une fraction de seconde. Elle n'avait pas réfléchi à ce qu'elle allait bien pouvoir dire à Max. Tout cela était tellement inattendu. Pàl, heureusement se porta à son secours. Il s'avança vers Max en lui tendant une main volontaire.

— Paul Swan, je suis voyageur de commerce, et voici Valérie, ma femme, dit-il en désignant Varna qui se contenta de sourire, nous avons rencontré votre femme dans le train. Elle paraissait à bout de force. Alors, nous lui avons proposé de l'accompagner.

Max se focalisa de nouveau sur Adela. Tout à sa joie de la revoir, il n'avait pas noté les traits tirés, le teint gris, le corps amaigri. Quelque chose n'allait pas.

— Pourquoi n'as-tu pas voyagé avec Brune et Mademoiselle Appleforth ?

— Je vais tout expliquer, Max. Mais d'abord, j'aimerais vraiment me reposer. Peux-tu m'aider à monter ? Je crois que j'ai donné à cette pauvre Madeleine la frayeur de sa vie.

Max souleva le corps affaibli de son épouse sans difficulté et sortit de la pièce sans plus de cérémonie.

— Je vais aller coucher Brune, dit simplement Paulina, en jetant un œil hostile vers Sargon, Peux-tu réveiller la domestique, Pàl ?

Max déposa délicatement Adela sur le lit.

— Ça fait du bien d'être de retour, dit la jeune femme en souriant faiblement.

— Adela ! Je m'en veux tellement de t'avoir imposé ce voyage ! C'est moi qui aurait dû partir ! C'était mon fils ! Dit-il en embrasant sa main.

— Max. Peu importe maintenant. Ce qui est fait, est fait. Ce qui devait être accompli, l'a été. Je suis de retour et Brune aussi. C'est tout ce qui compte.

— Vas-tu me dire ce qui s'est passé ? dit Max en relevant le visage, inquiet.

— L'accident ferroviaire a été cauchemardesque. Mais pas autant que l’hôpital. Max, je suis désolée...

— Mais pourquoi ? Pourquoi serais-tu désolée ? murmura Max alors qu'Adela sombrait dans l'inconscience.

— Elle est désolée, parce qu'elle va mourir, dit une voix dans le dos de Max.

Paulina se tenait dans l'embrasure de la porte, hésitant à entrer. Prat la fixait, perdu. Il ne parvenait à articuler aucun son, ses yeux allant de sa femme à la nurse, cherchant à comprendre. Paulina pensait qu'il était important qu'il sache la vérité mais c'était impossible. Alors, elle s'en approcha s'en jamais la lui révéler tout à fait.

— Votre épouse et votre petite-fille n'ont miraculeusement rien eu de grave pendant l'accident. Mais à l’hôpital, ils ont découvert, qu'Adela souffrait d'une maladie à un stade trop avancé pour songer à la sauver. Elle ne voulait pas revenir, pour vous éviter un second chagrin. Elle pensait que vous la croyiez morte. Alors à quoi bon vous donner de l'espoir pour vous le retirer ensuite ? Je suis donc partie avec Brune. Manifestement, elle a changé d'avis.

Max était atterré. Adela, son Adela, allait mourir pour de bon. Elle allait le quitter. Pour toujours cette fois. Plus d'espoir et de bonheur rayonnant. Juste la perte et l'absence. Il se leva et ferma la porte, laissant Paulina seule dans le couloir. Elle comprenait. Peu importait l'âge que l'on pouvait avoir, rien ne préservait des sentiments et de leurs déchirements.

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