Chapitre 25 Confrontations

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1957, 15 avril


Une fois les naturels et Paulina hors de vue, Pàl et Sargon s'approchèrent l'un de l'autre comme deux prédateurs qui cherchaient à évaluer la force de l'ennemi. Varna les observa s'affronter du regard sans dire un mot. Pàl était furieux et Sargon paraissait plus amusé qu'autre chose. Attitude qui ne révélait jamais rien de bon chez lui. Elle indiquait qu'il avait des atouts dans sa manche. Des atouts capables d'arrêter Pàl, si l'idée de se débarrasser une bonne fois pour toute du Maître de la Confrérie lui venait à l'esprit.

Sargon avait été un grand Empereur et avait conservé de cette période de sa longue existence le goût et l'habilité de la stratégie. Il échouait rarement quand il avait quelque chose en tête. Cela pouvait prendre du temps parfois, comme pour sa quête du Devolatus, mais du temps, il en avait en excès.

— Pàl Skene ! Voilà qui est inattendu ! Je n'avais pas réalisé que votre Clan était lié à toute cette histoire.

Il mentait, bien sûr. Il avait, dès la découverte du Devolatus deux ans plus tôt, mis le livre sous la surveillance d'un espion qui lui rapportait tous les faits importants ou anodins qui y étaient liés. Il connaissait donc l'intérêt de Pàl et ses manigances pour s'emparer du livre en contournant les sorts d'Asham. Tous les diogonos n'étaient pas capables de contraindre des naturels aussi habilement que Pàl. Un don aussi développé était rare. Si seulement le diogonos avait été plus malléable, Sargon aurait déjà eu le Devolatus en sa possession.

— Sargon, comment avez-vous su que la Letiferus était vivante ? Embraya immédiatement le diogonos sans s'embarrasser de formule de politesse.

Pàl n'avait aucun doute sur les capacités à espionner du Maître de la Confrérie. Il se doutait que, même si Varna n'avait rien dit, il serait au courant pour Adela. Toutefois, l'accident ferroviaire aurait dû leur laisser une longueur d'avance sur les sorciers et sur Sargon.

— En fait, je ne savais pas. J'étais venu pour me renseigner sur elle et sa famille... au cas où elle aurait eu des descendants insoupçonnés.

Pàl serra les poings. Il se rendait compte maintenant de son erreur. S'il avait laissé Adela avec Varna, Sargon n'aurait fait que fureter autour de Paulina sans savoir ce qu'il en était vraiment. Il aurait appris tôt ou tard la vérité, mais le Clan aurait eu le temps de mettre la Letiferus en sécurité.

— J'imagine, Varna, que tu allais me mettre au courant de tout ceci ? questionna Sargon avec une pointe d'ironie dans la voix.

L'intéressée se leva avec élégance, un sourire aux lèvres.

— Je l'aurais fait bien plus tôt si je n'avais craint que les sorciers n’interceptent les informations. Nous savons tous qu'ils ont des espions parmi nous, comme nous avons des espions parmi eux. Or, il nous fallait garder l'avantage. Vous avez remarqué que la Letiferus n'est pas au mieux. Elle est en fait en train de mourir, Sargon. Il fallait faire vite et en secret.

— Faire vite et en secret, dites-vous ? Cela implique que vous n'aviez aucunement l'intention de l'amener à la Confrérie, je suppose.

— En effet, confirma Pàl avec un sourire pointu.

Pàl avait été un grand guerrier et le demeurait. Affronter Sargon ne lui faisait pas peur. Il ne pensait aucunement aux conséquences. Comme lorsqu'il avait tué Ren et Ina au Xème siècle, faisant disparaître par cet acte insensé et irréfléchi, deux des plus anciens diogonos que la terre eut porté. Comme lorsqu'il s'était allié à d'autres pour libérer son île des sorciers, brisant l'alliance qu'avait réussi, au prix de moult efforts, à ériger la Confrérie pour les tenir à distance. Réfléchir, c'était définitivement plutôt le rôle d'Hendry. Sargon, se demanda jusqu'à quel point ce dernier suivait le viking. Il le saurait bientôt. Il avait envoyé trois de ses meilleurs hommes au manoir.

— Pàl, je ne suis pas là pour me battre. Seul le Devolatus et son lecteur m'importent. Te rends-tu compte de la chance qui nous est offerte ? Réunir les deux ne nous a pas été permis depuis si longtemps ! Il ne faut pas laisser passer cette chance ! Nous battre pour savoir qui de nous pourra se servir de cet incroyable conjonction ne fera que précipiter la mort du lecteur ! Et peut-être faire de nouveau disparaître le livre !

Pàl s'était adossé à une fenêtre. Il avait pu remarquer en passant deux silhouettes dissimulées dans la rue. Le diogonos se demanda combien de guerriers de l'ombre Sargon avait amené pour l'assister. Peu sans doute, puisqu'il ne s'attendait pas à leur arrivée. Pour avoir fait partie de l'armée de la Confrérie, Pàl connaissait les tactiques et les techniques de combat de ses membres. Il aurait pu les affronter sans aucun problème. Pourtant, une hésitation s'insinuait en lui, contraignant son élan de violence à se tempérer. Il n'était pas seul. Varna, Paulina, Adela et jusqu'à Brune comptaient sur lui pour les protéger ou simplement pour les épauler. Il ne pouvait décider de foncer tête baissée.

— Nous n'aurions pas pris le risque de le voir disparaître à nouveau. Or, vous l'amener, c'était déjà prendre ce risque. Je vous rappelle vos anciennes alliances, Sargon !

Sargon cessa de sourire. Pàl venait de lui jeter au visage sans aucune complaisance qu'il avait autrefois contracté des pactes avec les sorciers, leurs adversaires depuis la Chute des anciens dieux ; qu'il avait laissé Pàl et Hendry se débrouiller seuls lorsque les sorciers avaient décidé d'éradiquer les diogonos du Royaume Uni ; que leur survie était passée par beaucoup de sang versé et de mensonges.

— Vous ne vouliez pas prendre le risque de me l'amener mais vous l'avez escortée jusqu'ici ? Aurait-elle des pouvoirs de contrainte pour vous faire accepter une telle aventure ? Le danger était bien plus important !

— Je le sais. Mais vous semblez oublier, Sargon, que je ne suis pas le seul membre du Clan McDonald. Je ne prends pas de décision unilatérale comme vous !

— C'est Hendry qui a donc pris la décision de l'autoriser à revenir ici ? Mais pourquoi ?

— Ça n'est pas Hendry ! C'est le Clan, rectifia Pàl, contrarié.

— Hum, ça ne me dit toujours pas pourquoi.

— À cause de l'enfant, dit Varna en se servant un verre.

Elle avait repéré la carafe contenant un liquide ambré plein de promesse, et des verres délicatement posés à l'envers sur une serviette brodée, le tout sur une étagère près de la fenêtre à laquelle Pàl s'était adossé. Avec ce geste, elle se rapprochait de son ancien amant et pouvait surveiller la rue sans le laisser paraître. Sargon n'était pas dupe cependant.

— L'enfant ? Mais elle n'est rien. C'est une descendante du mari !

— Oui, mais Adela y est attachée. Elle voulait la mettre en sécurité avant de suivre le Clan.

Sargon resta muet pendant quelques instants. Il était stupéfait par la décision prise par les McDonald. Ils s'étaient exposés, mis en danger, simplement pour satisfaire une demande insensée en l'état actuel des choses : sauver la vie d'une enfant qui n'avait aucune valeur à leurs yeux. C'était inattendu de la part de diogonos, et cela démontrait aussi l'influence d'Hendry sur l'ensemble du Clan. Une influence néfaste à ses yeux.

Hendry, bien qu'ayant été élevé comme un chevalier pour qui le combat était vital, avait toujours été un modéré, un rusé. Trop intelligent pour son époque, ayant le sens du sacrifice et de l'empathie à revendre, il avait été un adversaire trop confiant, facile à neutraliser. L'exact opposé de Pàl Skene. Sargon en était toujours à se demander ce qui pouvait encore les réunir. Que Pàl ait autrefois sauvé la vie d'Hendry comptait, bien sûr, mais Hendry avait depuis longtemps payé sa dette. Assez largement.

— Vous avez donc mis en danger le seul Letiferus apparu depuis plusieurs siècles pour la vie sans intérêt d'un enfant. Intéressant. Et que compte-vous faire maintenant ?

— Ramener Adela Prat en Écosse.

— Ça, c'est ce que vous comptiez faire avant que j'apparaisse.

— C'est toujours ce que je compte faire, répliqua Pàl sans se démonter.

— Il n'en est pas question. La Letiferus va venir avec moi.

— Vous ne l'emmènerez pas, Sargon.

— Vous comptez m'en empêcher ?

— C'est ridicule ! s'exclama Varna, nous sommes du même côté messieurs, je vous le rappelle.

— Ça reste à prouver, siffla Pàl.

— En effet, confirma Sargon.

Chacun retranché sur ses positions, ils s'affrontaient de nouveau du regard. Le Maître de la Confrérie évaluait les possibilités de fuite qu'avait Pàl, quand ce dernier jaugeait la détermination de Sargon.

— De toute façon, Adela ne suivra personne. Pas dans l'état où elle est, dit alors une voix depuis le couloir.

Paulina entra et referma la porte derrière elle. La jeune femme portait toute la gravité de la situation sur le visage. Elle transmit par la pensée ce qui venait de se passer dans la chambre du couple Prat.

— Vous n'auriez pas dû l'amener ici ! Lança Sargon, furieux d'envisager de perdre une Letiferus à cause de considérations aussi aberrante que la vie d'un naturel, vous auriez pu la contraindre, lui faire faire ce que vous vouliez, bon sang !

— Ça n'est pas comme ça que Hendry voit les choses.

— Hendry McDonald est un idiot !

Pàl, menaçant, fit un pas en direction de Sargon qui eut un mouvement de recul instinctif. Immédiatement un bruit sourd indiqua que les guerriers de l'ombre étaient en action. Deux diogonos habillés de costumes sombres entrèrent sans cérémonie dans la bibliothèque. Les forces en présence étaient presque à l'équilibre.

— Toute votre comédie ne change rien à la situation d'Adela, dit simplement Varna, elle est très faible. Elle ne pourra pas envisager un voyage avant plusieurs jours, quel qu'il soit. Nous avons donc ce laps de temps pour organiser le mensonge que nous allons servir aux naturels.

Varna avait raison. Il fallait d'abord songer aux Prat et à leur environnement immédiat. Ne prendre aucun risque avec les naturels. La survie des créatures de l'ombre était à ce prix.

— Il faut que vous sortiez tous d'ici. Maximilien Prat ne va pas tarder à redescendre et il va s'étonner de vous voir. Je reste pour m'occuper de Brune et d'Adela.

— Pas question, dit Sargon, si vous restez ma chère Paulina, je reste aussi.

Pàl ne pouvait laisser la diogonos entre les griffes de Sargon. Même si elle avait déjà un contentieux avec lui dont elle était sortie indemne, c'était la mettre en danger.

— Je propose que les deux gorilles viennent avec Pàl et moi. De cette manière nous sommes quittes. Chacun garde un œil sur les Prat, dit Varna.

— Certes, ma chère, mais je vais devoir quitter cette maison puisque je ne suis pas censé y loger. Ce qui ne peut être possible. Il faut neutraliser Maximilien et sa domestique. C'est la seule solution. Et vous auriez dû l'envisager avant de les mettre en danger en ramenant l'enfant ici.

— Vous pourriez envisager de convaincre Prat de vous loger ici en prétextant que vous ne souhaitez pas vous séparer de vos précieux documents ? Vous êtes assez fort pour lui faire croire que l'idée vient de lui, non ? dit alors Paulina.

Pàl admira son calme et son ton posé. La diogonos était parfaitement maîtresse d'elle-même. Sargon ne l'impressionnait pas. Pourtant, il était bien plus puissant qu'elle. Il aurait pu se ruer sur elle, que lui, Pàl, n'aurait pas eu le temps de l'en empêcher.

— Je ne suis pas aussi doué que Pàl pour contraindre quelqu'un, je le crains, dit Sargon faussement modeste, en lançant à la jeune femme un regard plein d'animosité.

La diogonos haussa les épaules en le regardant avec mépris. Sargon était tout à fait capable d'imposer sa volonté. Peut-être pas aussi facilement que Pàl, et pas de manière aussi durable, ni même de manière aussi transparente, mais elle l'avait vu faire. Elle savait parfaitement de quoi il était capable. Et lui savait qu'elle savait.

— Bien. Je crois que nous avons réglé le problème pour le moment.

— Ça ne me dit pas où ira Adela quand elle sera sur pieds, lâcha Sargon, incapable d'abandonner la partie sans l'avoir gagnée.

— Non, ça ne vous le dit pas. Je dois consulter Hendry. Cela implique que je l'appelle. Ce qui va mettre la puce à l'oreille des sorciers. Nous devons donc nous préparer à avoir de la visite très prochainement. Je vois mal les Cours abandonner si vite. Surtout si elles se rendent compte que nous les avons bernées.

— Les Cours se tiendront tranquilles si elles savent que la Confrérie est impliquée. C'est votre légèreté qui est la cause de vos problèmes, dit Sargon en s'asseyant.

— Ma légèreté ?

— Si vous étiez toujours en contact avec la Confrérie, les sorciers n'auraient pas osé s'en prendre à vous aussi ouvertement.

— Si j'étais resté en contact... Dois-je vous rappeler que c'est la Confrérie qui a abandonné les diogonos du Royaume Uni ?

— C'était il y a plusieurs siècles !

— Et nous en subissons encore les conséquences ! Par ailleurs, je vois que vous ignorez à qui nous avons à faire exactement. Il ne s'agit pas de n'importe quel sorcier, mais de celle qui, comme vous, cherchait à s'emparer du Devolatus en 1332.

— C'est impossible ! s'exclama Sargon en se relevant, vous l'avez tuée !

— Oui, c'est ce que je croyais.

— Les sorciers ne vivent pas aussi longtemps même avec tous leurs artifices !

— Celle-là si ! Elle change de corps ! Mais son sang a toujours le même goût ! Je sais que c'est elle et comme nous, elle a la mémoire longue. Très longue.

Aloïs Walsh était donc encore en vie. Cela changeait encore les perspectives. Sargon avait besoin de réfléchir. Il lui fallait revoir ses plans et inclure les éléments que venait de lui apporter Pàl.

— Très bien. Je reste avec Paulina. Vous, vous pouvez partir. Mes hommes surveilleront la maison.

— Moi aussi, dit simplement Pàl en se dirigeant vers la porte, Varna sur les talons.

Il se tourna vers la banshee et lui lança un regard interrogateur.

— Si tu crois que tu vas te débarrasser de moi comme ça, tu te trompes, dit-elle en souriant.

— Si tu t'avises de me trahir, murmura-t-il à sa seule intention, je te tuerai.

Varna vit dans les yeux du diogonos qu'il pensait chacun des mots qu'il venait de prononcer. Elle devait choisir son camp et s'y tenir. Elle ne pourrait pas de nouveau jouer sur les deux tableaux. Elle lui sourit comme s'il ne venait pas de la menacer de mort et lui prit le bras. Varna était loin d'être une idiote. Elle se souvenait parfaitement que les années passées à se chamailler avec Pàl avaient été les meilleures de sa longue existence.

Le couple sortit, accompagné des deux guerriers qui disparurent aussitôt la porte d'entrée franchie. Paulina était désormais seule avec Sargon.

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