Chapitre 16 Dans la gueule du loup

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1957, 13 avril


Aloïs avançait prudemment dans la coursive qui longeait les compartiments. Pas qu'elle redoute une attaque surprise, non, son ennemi n'avait pas encore conscience du piège dans lequel il s'était enfermé lui-même, mais son corps aussi fin que fragile ne parvenait pas à s'adapter aux mouvements du train. C'était rageant d'être soumise à la faiblesse de son nouvel hôte, alors qu'elle était si près du but.

Plusieurs fois, durant la longue pérégrination qu'avait été son existence, elle avait souhaité se donner la mort pour tenter de trouver un corps qui aurait mieux correspondu à ses attentes en tant que sorcière. La tentation du suicide était grande, surtout dans des moments comme celui-là. Pourtant, elle avait toujours résisté. Elle ignorait tant de chose concernant son pouvoir. Il lui était impossible de tenter une expérience qui aurait pu la faire disparaître à jamais. Elle ajustait donc son potentiel à celui du corps qui l'accueillait. Encore une fois.

Dans le cas présent, face à ces adversaires-là, la manière frontale avait échoué alors qu'elle se sentait forte. Ne lui restait qu'une solution pour réussir : avoir recours à la ruse. La première partie du plan avait bien fonctionné. La diversion avait provoqué l'urgence de la réaction. Aloïs s'était servi de l'une des caractéristiques de Pàl Skene pour entraîner l'ennemi sur un terrain où il ne pourrait pas vaincre. Cet imbécile fonçait toujours tête baissée sans réfléchir. Tellement sûr de sa force.

Il ne s'agissait pourtant pas d'éliminer les diogonos. Certes, ces créatures n'étaient pas immortelles. Pourtant, elles se révélaient extrêmement difficile à tuer. Pour le moment, Aloïs avait un autre but. Elle sourit à l'idée que Pàl prendrait bientôt conscience qu'il avait lui-même entraîné la mort de celle qu'il pensait protéger. Utiliser la force de l'ennemi contre lui-même avait quelque chose de jouissif qu'Aloïs ne pouvait s'empêcher d'apprécier.

Cette fois, pas de rituel pour briser la lignée de la Letiferus. Plus besoin. La sorcière savait maintenant qu'Adela n'avait pas d'enfant. Pas de frères. Pas de sœurs. Elle était la dernière. Plus aucun Letiferus n’apparaîtrait. Le livre n'aurait bientôt plus de lecteur. Il n'en serait alors que plus facile à voler, car les créatures s'en désintéresseraient forcément. Ils n'avaient pas les moyens de briser les sorts d'Asham, et Aloïs s'assurerait qu'ils n'obtiennent l'aide de personne cette fois.

Une fois le Devolatus en sa possession, elle réussirait là où tous avaient échoué, car elle était convaincue que l'extinction de la lignée des Letiferus entraînerait l'effondrement des ensorcellements d'origine, ou les rendrait moins difficiles à délier. Alors, elle pourrait se débarrasser du Clan McDonald. Elle commencerait par les maillons les plus faibles. Puis les anéantirait un par un. Pàl serait le dernier. Ne gardait-on pas toujours le meilleur pour la fin ? Elle lui devait deux morts. Elle s'assurerait qu'il ait l'impression d'en endurer mille.

Le cri de l'enfant arrêta Aloïs alors qu'elle pénétrait dans le wagon où se trouvaient le compartiment de la Letiferus. Juste derrière elle, Etha frissonna. La jeune sorcière avait reconnu Brune.

— Très bien. Ils savent que nous sommes là. Le point de jonction est-il encore loin ?

— Non, nous ne devrions pas tarder à l'atteindre.

— Tout est en place ?

— Oui. Dame Aloïs. Ils attendent votre signal.


Pàl ouvrit la porte pour inspecter le couloir. Il aperçut le sourire mauvais de cette gamine et sut immédiatement qu'il avait devant lui la même sorcière qu'à Cramond. Il prit alors conscience qu'il la connaissait déjà. Dans l'église, il avait reconnu la saveur de son sang, mais n'était pas parvenu à comprendre comment il était possible que le sang d'une sorcière puisse avoir le goût de celui d'une autre. Une autre qu'il avait tué cinq siècles plus tôt. Une autre qu'il se serait bien passé de revoir : Aloïs Walsh, celle qui avait piégé et enfermé Hendry pendant plus d'un siècle sans le nourrir au point de le rendre quasiment fou.

À l'époque, il l'avait vaincue assez facilement et n'avait pas réalisé quel pouvait être son vrai pouvoir. Maintenant, il avait une petite idée. C'était une voleuse de corps. Et à voir celui qu'elle habitait, il était évident qu'elle ne choisissait pas son hôte au moment de sa mort. Ce qui voulait dire que s'il la tuait de nouveau, chacune des personnes présentes dans ce train pourrait l'accueillir. Peut-être même eux. Cela compliquait sacrément la donne.


Paulina avait pris Brune dans ses bras d'autorité, prête à courir ou à sauter par la fenêtre s'il le fallait. Cette fois, il n'y eu pas de vague de douleur effroyable. Juste de faibles attaques. Toutes pour Adela, l'élément le plus faible du groupe. Elle encaissa sans se plaindre, soutenue par Titus qui se sentait démuni. Tous étaient conscients que la Letiferus n'était pas en état de supporter ce traitement très longtemps.

Pàl se rua sur Aloïs. Il ne pouvait peut-être pas la tuer réellement, mais il pouvait au moins la blesser suffisamment pour la faire cesser. Toutefois, à chaque fois qu'il s'approchait, la sorcière disparaissait pour réapparaître de l'autre côté du wagon. Après trois courses sans résultat, Pàl comprit qu'il ne parviendrait à rien de cette manière. S'il voulait toucher Aloïs, il devait stopper l'autre sorcière. Celle qui se tenait en retrait, discrète, et dont il percevait le don grâce aux vibrations de l'air qu'il engendrait. C'était une voyageuse. À elles deux, elles représentaient la pire combinaison de sorciers à affronter dans un espace aussi réduit.

— Paulina ! Entre dans ma tête !

À cette injonction, la jeune femme qui tenait toujours fermement Brune dans ses bras, se concentra sur l'esprit de Pàl et y découvrit ce qu'il attendait d'elle. Elle se focalisa donc sur la voyageuse.


Adela tremblait sous les assauts d'Aloïs. Elle se sentait si faible, si inutile en cet instant. Incapable de se protéger elle-même, comment aurait-elle pu soustraire Brune des griffes de l'ennemi s'il revenait la lui prendre ? Dans un sursaut de douleur, elle tourna son visage crispé vers la petite fille et fut surprise. L'enfant avait posé ses mains de chaque côté du visage de Paulina dont les yeux d'un blanc laiteux indiquaient qu'elle se servait de ses pouvoirs. Les yeux fermés, Brune semblait murmurer quelque chose qu'Adela n'arrivait pas à comprendre. Titus ne lui permettait pas de s'approcher. Il la maintenait près de la fenêtre au cas où la fuite ne serait plus que l'unique option possible.


Etha se retrouva brusquement sur une route en plein désert. Face à elle, la créature qui lui avait volé Brune à Cramond. Elle sut donc que tout ce qui l'entourait n'était qu'une illusion. Il lui fallait se concentrer pour échapper à la prison mentale dans laquelle son ennemie voulait la retenir. Elle sentit l'appel d'Aloïs et s'y accrocha.


Pàl avait réussi à rejoindre Aloïs. Cette fois, elle ne s'était pas évaporée. Son plan fonctionnait. La sorcière bien qu'un peu crispée, n'en était pas moins dangereuse. Elle rassembla ses forces, libéra un instant la Letiferus de son emprise et attaqua le diogonos. Elle n'avait pas besoin de le terrasser, juste de le tenir à distance le temps nécessaire. Puis, Etha reprit ses esprits et les mit de nouveau hors de portée.

— Paulina ! hurla Pàl rageur, alors qu'une fois encore Aloïs lui échappait.

En passant devant le compartiment, il remarqua Adela, tremblante de souffrance, qui tentait de se redresser et d'échapper aux bras fermes de Titus.


Etha se retrouva, cette fois, dans un wagon vide et silencieux. Pourtant le paysage continuait de défiler derrière les vitres du couloir. Brune se tenait à quelques pas devant elle. Seule. Etha percevait les ordres d'Aloïs, y répondait, et en même temps se trouvait là, avec l'enfant. Cette enfant qui suscitait une attraction qu'elle était incapable d'expliquer, et à laquelle elle ne désirait pas résister. Elle s'agenouilla devant elle et lui prit les mains.

Il faut que tu partes d'ici au plus vite, petite.

Pourquoi ?

Parce qu'à quelques kilomètres, il y a un pont et sous...


Adela prenant appui sur la banquette venait d'arracher Brune des bras de Paulina qui sortit de sa transe désorientée et faible. La diogonos ne comprenait pas ce qui s'était produit. Pour quelle raison avait-elle perdu le contrôle mental de la sorcière ? Elle n'eut pas le temps de s'interroger davantage. Pàl prenait appui sur la porte avec un air de souffrance indicible. L'ennemi se concentrait maintenant sur le plus fort d'entre eux.


Courbé en deux, le regard haineux planté dans celui d'Aloïs, Pàl prenait conscience que quelque chose clochait. La sorcière ne cherchait pas à le tuer. Elle n'en avait probablement pas les moyens. La douleur qui lui tordait les tripes n'était rien comparée à celle qu'il avait ressenti à Cramond. Aloïs gagnait du temps, mais pour quelle raison ? En attendant des renforts ?

Aloïs vit le doute s'insinuer dans le regard de Pàl. Il venait de comprendre. Mais il était trop tard pour eux. Elle avait réussi à les amener là où elle voulait.

— Je gagne. Tu perds, dit-elle en souriant avant de s'évaporer.

— Ada ? Il faut sortir avant le pont, dit simplement Brune en prenant le visage de sa grand-mère entre ses mains pour qu'elle la regarde dans les yeux.

— Sortir ? Mais Brune, c'est impossible ! Pas tant que le train est en marche !

— Elle a raison. Titus ! La fenêtre ! cria Pàl en s'affalant sur l'une des banquettes.

Adela hoqueta de surprise. Était-il devenu fou ? Mais déjà Titus fracassait la vitre donnant sur l'extérieur, laissant l'air s'engouffrer avec violence dans le compartiment.


C'est alors qu'il y eut le premier choc. Le train eut un soubresaut brutal qui projeta tout le monde vers l'avant dans un concert de hurlements. Les passagers maintenus jusque-là dans une transe aveugle par les sorciers, retrouvaient leurs sens pour se rendre compte qu'ils n'avaient aucune chance de survivre à ce qui était en train de se passer. Certains étaient même déjà morts.

Ensuite, les wagons se soulevèrent sous la violence de l'impact et projetèrent leurs occupants vers le plafond. Adela lâcha Brune qui atterrit dans les bras de Pàl. Ce dernier, qui avait anticipé la suite du premier choc, s'empara de l'enfant puis la passa à Paulina qui, sans plus attendre, s'accroupit sur le rebord de la fenêtre qui se trouvait maintenant sous eux, et sauta. Instinctivement, Adela hurla en voulant l'arracher aux bras de la diogonos. Déséquilibrée, sans point d'appui, elle se vit chuter vers la fenêtre béante sous elle. Au moment où elle se retrouva en chute libre, deux bras l'enveloppèrent. Deux bras protecteurs qui lui évitèrent d'être touchée par des débris.

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