Chapitre 17 L'onde traîtresse

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1957, 13 avril


La chute fut vertigineuse. Un hurlement continu s'échappait de sa gorge sans qu'elle ne puisse rien y faire. Instinctivement, elle s'agrippait aux bras protecteurs du diogonos. Puis, tout s'arrêta à mi-parcours. Sa bouche se ferma. Ses yeux demeurèrent ouverts sur les corps désarticulés, les débris qui pleuvaient autour d'eux. Le corps de Pàl tendu contre le sien. Les turbulences du vent. La proximité de la mort. La conscience claire, parfaite que tout était de sa faute. Tout cela n'était que d'éphémères pensées portées par un esprit convaincu de n'être bientôt plus qu'une voix qui s'éteint. C'était la fin. C'était sa fin. Elle souffrirait moins que prévu et surtout moins longtemps. C'était une bonne chose.

Le contact avec l'eau glacée ramena Adela à la réalité. Elle n'était pas morte. Pas encore. En s'enfonçant dans l'onde boueuse, l'urgence de vivre s'imposa instinctivement. Elle mit alors toute son énergie à rejoindre la surface. Aveugle, presque à court d'oxygène, elle luttait contre le courant et sa propre peur de mourir, quand deux mains griffues lui attrapèrent les chevilles et la tirèrent brutalement vers le fond. De surprise, Adela expulsa le peu d'air que contenait encore ses poumons.


Des débris tombaient encore. Quelques corps aussi. Des vivants assez fous pour penser survivre à un plongeon d'une telle importance. La locomotive en équilibre précaire sur ce qu'il restait du pont, retenait les quelques wagons qui ne s'étaient pas encore décrochés. Cela ne durerait que le temps voulu par les sorciers.

Aloïs se tenait près de quatre d'entre eux sur le versant Est de la colline sur laquelle s'appuyait l'une des jambes du pont. D'ici, ils avaient une vue imprenable sur le spectacle apocalyptique qu'offrait l'accident. C'est eux qui maintenaient la pression sur la carcasse de métal. C'est également eux qui avaient éloigné le diogonos de sa protégée lorsqu'ils avaient atteint le fleuve.

Toutefois, aucun d'eux n'aurait osé invoquer la créature comme Aloïs l'avait fait. Un pacte avec une tel être demandait beaucoup d'énergie et supposait un prix élevé. Mais la sorcière avait de quoi payer. Quelques corps en moins dans le décompte final n'aurait pas ou peu d'incidence. Les naturels penseraient que le fleuve les avait engloutis. Et la créature pourrait se repaître sans difficulté durant les années à venir. Quant à l'énergie, Aloïs mit ses dernières forces dans son invocation. Elle utilisa tout le flux du sceau donné par Dame Isha. L'effort fut tel, que la sorcière manqua de s'effondrer. Etha la rattrapa juste à temps et la maintint debout sans aucune difficulté tant son corps était frêle. Aloïs était prête à tout donner pour arriver à ses fins. Cette fois, elle n'échouerait pas.


Titus et Pàl n'avait pas émergés des eaux du fleuve. Guidés par Paulina, dissimulée sur la rive avec Brune, ils convergeaient vers la créature qui avait surgi des profondeurs pour s'attaquer à la Letiferus. Pàl, qui s'en voulait d'avoir relâché ne serait-ce qu'un instant son étreinte lorsqu'ils avaient atteint l'eau, redoublait d'effort pour retrouver Adela avant qu'il ne soit trop tard.

Bien que les deux diogonos soient désavantagés par l'élément aqueux, le peu de visibilité et les courants, grâce à Paulina, ils atteignirent leur objectif rapidement. La créature hurlait sa faim en silence et son cri couvrait tous les autres flux mentaux présents sur la zone. Même ceux des pauvres naturels dont le désespoir face à la mort se traduisait par des déchirures mentales profondes.

La créature était si ancienne. Ses besoins étaient si primitifs. Si sa sœur avait été là, elle aurait sans doute su dire ce qu'était cet être. Mais Hélène n'était plus. Paulina ne pouvait donc qu'imaginer monstrueuse celle qui cherchait à se repaître de chair. Elle avait peur pour Pàl et Titus.


Lorsqu'elle sentit les diogonos arriver, Thoé relâcha son étreinte sur l'humaine. Les nouveaux venus représentaient des proies beaucoup plus dangereuses. L'océanide n'avait pas chassé depuis si longtemps. Celle qui l'avait invoquée ne l'avait pas prévenue qu'elle aurait à le faire. Elle n'était pas prête. Tout simplement. Pourtant à l'approche du danger, elle ne prit pas la fuite.


Aloïs, fébrile, avait perdu le contact avec la créature. Elle patienta un instant en scrutant les remous des eaux sombres jonchés de débris et de corps. Puis elle leva la main vers les sorciers près d'elle. La locomotive commença à basculer dans un grand déchirement de tôle, entraînant les dernier wagons avec elle.


Pàl n'avait jamais rencontré de créature aussi hideuse que celle-là. Le teint verdâtre, des algues coupantes en guise de chevelure et une bouche gigantesque pourvues de dents effilées. Il avait réussi à la mordre à trois reprises. Un liquide sombre s'échappait de ses plaies, obscurcissant un peu plus les eaux autour d'eux. Pàl lui aussi était blessé mais ne s'en souciait pas. Paulina lui avait transmis l'arrivée de Titus portant Adela sur la rive. Il savait que le jeune diogonos tentait de la ranimer. Ses efforts s'étaient pour le moment révélés vains. Paulina ne pouvait l'aider. Elle se cachait avec l'enfant sur les berges. Les sorciers encore présents sur le site ignoraient qu'elles avaient survécu. Mieux valait les maintenir dans l'erreur.

Pàl attaqua de nouveau. La créature utilisa ses cheveux pour le blesser au visage. C'était ce qu'il attendait. Il empoigna la chevelure d'une main, sentant chaque coupure dans sa paume et sur ses doigts, tandis qu'avec une lame qu'il avait sorti de sa botte, il tranchait ces algues contre-nature d'un geste net. La créature hurla et le projeta loin d'elle, furieuse. C'est alors que Paulina transmis l'image de la locomotive.


Aloïs insistait pour rester encore un peu. Elle voulait être sûre. La sorcière était si faible, que, pour la première fois, Etha sentit son flux. Étonnée, mais loin d'être folle, elle ne l'explora pas. Ça aurait été comme pénétrer les mains vides dans une grotte interdite en sachant que le gardien des lieux vous y attendait furieux et armé. Elle se contenta donc de faire ce qu'on lui demandait : permettre à Aloïs de voir si Adela Prat reprenait vie. Lorsqu'elles virent les épaules du diogonos s'affaisser devant son impuissance, Etha sentit un mouvement impérieux dans le pouvoir d'Aloïs. Elle était triomphante. Elles allaient pouvoir rentrer à la Cour d’Écosse, et la jeune sorcière n'aurait plus à supporter le spectacle de sang et de mort auquel elle était soumise depuis qu'Aloïs était entrée dans sa vie.


Paulina perçut le départ des sorciers comme une libération. Maintenir une illusion sur autant d'esprit lui avait demandé beaucoup d'énergie. Elle manqua de s'évanouir lorsqu'elle fit tomber le voile qui dissimulait ce qui se passait réellement sur la rive.


Pal avait pu s'extirper de l'eau au moment où la locomotive sombrait dans le fleuve. Paulina avait déjà mis en place son illusion. Le diogonos avait pu rejoindre Titus sans que personne ne se préoccupe de sa présence. À présent, après des massages vigoureux, et un bouche-à-bouche intensif, Adela rejetait de ses poumons ce qu'il y restait d'eau. La vie s'accrochait à elle douloureusement malgré la maladie, les attaques pourtant violentes et la malédiction de sa lignée. Elle était vivante. Encore.

Trempée, les bras serrés autour du corps, la jeune femme grelottait. Ses fines chevilles arboraient déjà des marbrures et ses vêtements en piteux état montraient qu'elle avait été mordue profondément à plusieurs endroits. Brune, tout aussi ruisselante, s'était empressée de venir l'enlacer. Et ce simple geste l'avait soulagée. L'enfant avait survécu. C'était tout ce qui comptait.


Les diogonos discutaient avec animation de la suite. Grâce au subterfuge de Paulina, les sorciers croyaient que la Letiferus était morte. Ce qui leur donnait l'avantage. Ils allaient pouvoir achever leur voyage sans autre incident. Toutefois, il était urgent de mettre Adela et Brune à l'abri quelque part avant qu'elles ne meurent de froid à défaut d'autre chose. Les naturels n'allaient pas tarder à arriver. Il fallait donc se décider très rapidement à trouver un refuge proche. Or, Pàl s'opposait à Paulina sur un potentiel point de chute.

— Nous n'avons pas le choix, Pàl ! Il faut les mettre à l'abri au plus vite !

— Ça n'est pas une bonne solution, fulmina l'intéressé.

— Peut-être, mais c'est la seule que l'on ait ! Alors tu vas mettre tes sentiments et ton orgueil de côté ! Tu vas oublier tes petites querelles et aller faire amende honorable !

Paulina avait repris Brune dans ses bras et lui frictionnait le corps pour la réchauffer. Titus, accroupi près d'Adela, faisait de même avec elle. Pàl devait bien se rendre à l'évidence. Paulina avait raison. S'ils restaient là plus longtemps, il allait perdre la Letiferus à cause d'un banal conflit personnel.

— Titus ! Trouve un moyen d'avertir Hendry de la situation sans que les sorciers ne puissent intercepter l'info ! Tu nous rejoindras ensuite chez... enfin, tu sais où !

Paulina haussa les épaules. Elle était furieuse de constater qu'il n'arrivait même pas à prononcer son nom. C'était vraiment pathétique. Elle enroba du mieux possible Brune avant de partir à une vitesse prodigieuse. Adela les regarda s'éloigner chacun de leur côté.

— Je crains que vous ne puissiez pas faire la même chose avec moi, dit-elle en se tournant vers Pàl.

— Ah oui ! Et pourquoi ? répondit-il avec un petit sourire.

Il était amusé par la réaction d'Adela. Cette femme de faible constitution qui venait de traverser un enfer et de frôler la mort, s'inquiétait d'une simple course entre ses bras.

— Pas le choix, dit-il devant l'air incrédule de la jeune femme lorsqu'il la souleva comme si elle n'avait pas pesé plus que Brune.

Adela jura, mais s'arrima fermement au cou du diogonos. L'instant d'après, elle pleurait en silence sous les morsures du vent glacial.

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