Chapitre 4 Le livre qui ne peut être lu

7 minutes de lecture

1957, 11 avril


Après avoir été dans cette grande maison de briques rouges aux odeurs aussi désagréables que tenaces, Brune avait suivi Adela dans les rues d’Édimbourg en silence. Depuis l'accident, elle ne disait rien ou presque, trop terrifiée à l'idée qu'on la sépare de nouveau de ceux qu'elle aimait. Elle ouvrait de grands yeux humides, écoutait attentivement et se taisait.

Elle avait été heureuse de voir Adela venir la chercher pour la retirer des griffes de toutes ces affreuses personnes qu'elle ne comprenait pas. Mais maintenant, elle aurait voulu rentrer à la maison. Elle était convaincue que son papa et sa maman devaient s'inquiéter de son absence. Quelle idée aussi de partir sans elle ! C'était bien malin ! Et puis, quelque chose lui faisait peur ici. Elle ne savait pas quoi, mais c'était-là, tapie dans les ombres nombreuses. Elle aurait bien aimé croire qu'il s'agissait de facétieux farfadet ou de gentilles fées, mais elle n'y arrivait pas. La peur était bien trop intense.

La veille, elles avaient déjà rendu visite au monsieur avec qui sa grand-mère avait parlé ce matin. Elle semblait très triste. Brune aurait bien voulu trouver quelque chose pour lui redonner le sourire, mais ça n'était pas facile avec ce vilain ciel gris qui refusait de laisser passer le soleil.

À présent, elle était un peu fatiguée. Elle tirait un peu sur le bras d'Adela pour lui faire comprendre qu'elle voulait s'asseoir. Il y avait un banc, juste là devant les grands escaliers qui menaient à une église. Sa maman lui avait expliqué ce que l'on faisait dans les églises, mais elle ne s'en souvenait plus très bien. Elle aurait aimé s'en souvenir.

La rue était très calme. Les trottoirs étaient presque secs et un rayon de soleil perça timidement la chape de plomb qui recouvrait la ville. Adela sentait que la petite rechignait à avancer. Elle lui proposa de se reposer aux pieds de la Morningside Parish Church. Un banc était miraculeusement en plein soleil. C'était là une occasion à ne pas manquer.

Avant de s'asseoir, la petite cueillit une pâquerette et se mit à jouer avec. Adela se perdit de nouveau dans ses pensées. Le voyage de retour serait un peu long. Elle était venue chercher un médicament que le médecin lui avait fait préparer pour calmer ses douleurs abdominales. Au moins ne serait-elle pas sans rien pour faire face. Elle espérait que Brune n'ait rien remarqué. Elle ne voulait pas perturber plus l'enfant. Elle était si silencieuse déjà.

Brune comptait les pétales en chantonnant dans sa tête pour déterminer combien de cadeaux son père lui aurait préparés pour se faire pardonner de son absence. Peut-être qu'il l’emmènerait en haut de la tour Eiffel comme il le lui avait promis ? Elle sourit en relevant son petit visage gracieux, et c'est alors qu'elle le vit. Son papa. Il se pressait vers l'église avec un paquet sous le bras. Il s'engouffra bientôt dans l'édifice par les portes latérales juste derrière elle.

Brune n'hésita pas une seconde. Elle descendit du banc d'un bond et courut à son tour vers le grand bâtiment, sous le regard éberlué d'Adela qui n'avait pas réagi assez rapidement. La jeune femme étonnée se précipita à sa suite. Malgré ses efforts, elle ne parvint pas à rattraper l'enfant avant qu'elle ne soit avalée par la porte en bois.

À peine franchi le portail, Adela se plia en deux de douleur. Un élancement fulgurant lui déchira le ventre, lui coupant le souffle et faisant tanguer le sol. Elle se raccrocha opportunément à un banc pour éviter de tomber. Elle eut juste le temps de voir le petit manteau jaune et framboise de Brune passer une autre porte, à gauche du chœur. Elle grogna contre la petite sans pour autant abandonner.

Cette fois, elle se contenta de marcher en respirant lentement. Les contractions de son abdomen ne disparaîtraient pas mais pourraient au moins diminuer. Le médecin lui avait conseillé beaucoup de repos. Ça commençait mal.

L'endroit était moins éclairé que la nef. Une longue rangée de vitraux salis diminuait considérablement l'apport de lumière. C'était sans doute mieux ainsi avait songé Adela sans réfléchir. Elle avait immédiatement remarqué les vitrines d'exposition en bois alignées le long des murs. Chacune exposait un ou plusieurs livres suffisamment anciens pour ne pas apprécier l'éclat du soleil. Au centre du dallage coloré, un lutrin protégé d'une cloche en verre présentait aux regards curieux un ouvrage assez volumineux et très coloré.

Adela aurait bien aimé l'observer de plus près. Les livres anciens étaient sa spécialité. Grâce au travail qu'elle effectuait auprès de son époux Maximilien Prat, éminent professeur d'histoire à Paris, elle avait acquis une grande connaissance des scriptoriums et de leur travail, des reliures et des mécènes qui commandaient pour leur seul plaisir. Pourtant, si elle fit bien quelques pas en direction du lutrin, ce fut pour s'y appuyer. Elle avait l'impression qu'une bête féroce lui labourait les entrailles. Haletante, en sueur, elle fixa ses yeux sur Brune et surtout sur l'homme accroupis devant elle.

Le père Cahill ne savait pas bien ce que voulait cette petite fille qui ne parlait manifestement pas sa langue. Ses petits yeux exprimaient une telle déception ! Elle s'était mise à pleurer en silence lorsqu'il s'était tourné vers elle. Il n'eut pas vraiment le temps de se poser plus de question à son sujet. Une jeune femme avait fait son apparition, essoufflée, le visage crispé.

— Madame ? Il y a un problème ?

— Non, souffla Adela en se redressant avec difficulté, Brune, s'il te plaît...

Une femme d'une cinquantaine d'années à la silhouette bien charpentée et à l'allure volontaire entra brusquement par la porte devant laquelle se trouvait le Père Cahill et Brune, manquant de les renverser au passage.

— Ah ! Madame Davidson ! Je suis très heureux de vous voir ! Cette dame...

Moïra Davidson se précipita pour soutenir Adela. Elle demanda d'une voix péremptoire une chaise au malheureux Père Cahill qui s'exécuta immédiatement. Moïra avait l'habitude de la jeunesse et savait s'en faire obéir. Elle passait son temps à remettre sur les rails des étudiants assez présomptueux pour penser en savoir plus qu'elle.

Brune regardait les adultes s'agiter autour d'Adela. Elle reniflait encore mais ne pleurait plus. Elle essuya son nez sur sa manche d'un geste. Le monsieur n'était pas son père. Et cette Madame Davidson lui faisait un peu peur avec ses cheveux roux parsemé de mèches blanches. Et puis sa grand-mère qui était malade, ça aussi, ça lui faisait peur. Et si Adela partait, elle aussi ? Elle ne voulait pas aller de nouveau avec les vilaines personnes qui l'avaient retenue prisonnière après que son papa et sa maman avaient disparus. Brune tourna les talons et passa la petite porte que Moïra Davidson avait ouverte.

Adela avait quitté Brune des yeux pendant quelques secondes, et cela avait suffi pour que de nouveau, elle fuit. Mais que se passait-il chez cette enfant ? Qu'avait-elle à courir ainsi ? Au prix d'un effort qui lui sembla surhumain, la jeune femme se redressa en repoussant les bras de Madame Davidson et du Père Cahill pour suivre sa petite-fille.

— Brune, murmura-t-elle, je dois la rattraper...

Descendre l'étroit escalier qui menait au laboratoire fut un calvaire, mais rien en comparaison de la souffrance qui l'enveloppa toute entière lorsqu'elle mit les pieds dans la pièce brillamment éclairée. Le vaste atelier occupait une ancienne cave au plafond voûté. Une chape de béton avait été coulée pour aplanir le sol et l'isoler un peu. Des armoires et des étagères encombrées de livres ou d'objets divers occupaient une bonne partie des murs sur de petites hauteurs. Au centre, on avait disposé des tables de travail avec des lampes, des gants en coton et quelques outils de reliure et de restauration de livres dans un coin.

Brune s'était glissée sous un bureau composé de deux tréteaux et d'une planche de bois massif sur lequel avait été posé ouvert un ouvrage qui ressemblait à s'y méprendre à celui exposé dans la pièce du haut. Puis elle se faufila plus loin en s'apercevant que sa cachette ne valait pas grand-chose.

Moïra abandonna aussitôt Adela au Père Cahill, qui se mit à rosir de cette proximité involontaire avec autant de chair féminine. La jeune femme aurait pu en sourire, si elle n'avait pas été aussi mal. Son tourment était insoutenable. Plus elle avançait vers Brune, plus son corps vibrait comme si des milliers d'ongles crochus s'amusaient à jouer avec ses nerfs, son sang bouillonnait, et son cœur, son cœur, palpitait bien trop vite. Il lui était impossible de croire que quelque chose dans cette pièce provoquait cette torture. À ce stade, elle ne pouvait plus réfléchir, ni décider quoique ce soit. La seule chose qui la poussait à continuer, alors que tout son être lui hurlait de partir, de s'éloigner de cet endroit, c'était les yeux de l'enfant qui tentait de résister à Moïra Davidson.

Moïra parvint enfin à tirer sans ménagement l'enfant qui s'était réfugiée près d'une étagère où quelques étudiants avaient entreposé des vestiges archéologiques sans grandes valeurs : deux tessons de poterie et une pierre gravée. L'enfant se débattait en criant, pourtant ce ne fut ni le son de sa voix, ni ses petits coups désordonnés qui arrêtèrent la professeure. Moïra fixait médusée la jeune mère de l'enfant qui se tenait penchées sur le Eldred corpus et qui lisait, qui lisait le livre que personne n'avait jamais pu lire.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire CTrebert ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0