Chapitre 5 L'éclipse

6 minutes de lecture

1957, 11 avril


Le refus, sans être catégorique, n'en était pas moins définitif. Dame Isha O'Leary tournait le dos à Aloïs. Elle contemplait le jardin bien entretenu qui prolongeait la terrasse juste derrière la porte fenêtre devant laquelle elle se tenait.

— Pourquoi ! Vous savez que c'est sans doute le dernier signe ! Les Ancêtres pourraient...

— Ça suffit, Aloïs ! Il n'est aucunement besoin de déranger une fois encore les Brumes du destin ! Cette vision est suffisamment claire !

— Oui, Dame Isha O'Leary, répondit calmement Aloïs alors qu'elle fulminait intérieurement.

Les deux femmes se faisaient face désormais. La souveraine de la Cour d'Irlande, sculpturale, brune, avec sa peau un peu halée contrastait avec la silhouette androgyne et rousse de la jeune sorcière. Pourtant cette dernière était bien plus vieille qu'Isha O'Leary.

La souveraine l'avait reçue seule dans son salon, une longue pièce claire avec un plancher blond. Quelques meubles l'occupaient avec simplicité : un secrétaire marqueté de motifs à feuilles de chêne, une banquette recouverte de brocart crème et or, une console de merisier aux courbes douces. Pas d'objets personnels. Pas de bibelots et de breloques. Aucun tapis pour habiller le sol, aucun tableau pour égayer les murs simplement peints en blanc. Malgré le dénuement, on devinait la richesse des matériaux. Aloïs était un peu étonnée. Elle avait connu Isha O'Leary avec des goûts beaucoup plus chargés.

— Tout le monde change, dit doucement la souveraine avec un demi sourire.

La sorcière sursauta. Elle pensait s'être prémunie du pouvoir de télépathie de Dame Isha.

— Si je ne peux lire dans tes pensées, Aloïs, je peux sentir et interpréter certains des sentiments qui t'animent. Ta capacité à faire voguer ton âme d'un corps à l'autre te prémunit du temps qui passe. Moi, je vieillis. Certes, moins vite que les naturels, mais tout de même. Et lorsque le corps vieillit, l'esprit, lui, mûrit. Il gagne en sagesse. C'est ainsi.

— Voulez-vous dire que je n'atteindrai jamais la plénitude, dit en souriant ironiquement Aloïs.

— Bien sûr que non ! répliqua sèchement Dame Isha, je veux dire qu'il est des comportements que vous ne pourrez jamais comprendre faute de vivre les processus dont ils sont issus. Mais revenons à nos affaires, voulez-vous ? Le Devolatus.

— Savez-vous où il pourrait se trouver ?

— Oui. Bien sûr. En fait, tout le monde le sait. Il est à Édimbourg.

— Tout le monde le sait ? répéta incrédule Aloïs.

— En effet, ma chère Aloïs. Tout le monde. Les sorciers, les créatures et même les naturels. Surtout les naturels. Il a été découvert dans une collection privée léguée à une église. Et cette fois, ceux qui l'ont découvert ne l'ont pas relégué ou caché. Il a été mis sous les feux des projecteurs. Je crois qu'ils lui ont même donné un nom, l'Eldred corpus. Je me demande pourquoi Asham n'a pas songé à ajouter un sort pour qu'il paraisse normal aux yeux des naturels ?

— Peut-être qu'elle n'en a pas eu le temps.

Dame Isha O'Leary s'approcha d'Aloïs. Son visage accusait quelques rides que sa peau veloutée ne parvenait plus à dissimuler. Pourtant, elle demeurait une très belle femme aux formes voluptueuses quelle savait mettre en valeur avec des robes ajustées et de fins escarpins. Ses cheveux savamment coiffés en un chignon d'où débordait quelques boucles mettait l'accent sur la délicatesse de son cou.

— Pourquoi ne l'avons-nous pas déjà récupéré ?

— Nous avons tenté notre chance tout comme nos ennemis. En vain. Mais cette situation a ses avantages. En existant aux yeux de tous, les créatures ne peuvent s'en emparer. Du moins pas facilement, et certainement pas sans déclencher une guerre qu'ils sont loin de rechercher, vous pouvez me croire.

Aloïs n'en croyait pas ses oreilles ! Que s'était-il donc passé durant 17 ans pour que les sorciers ne cherchent même pas à se battre contre les créatures, leurs ennemis depuis des siècles.

— Pendant que vous dormiez dans le corps de cette enfant, le monde des naturels a beaucoup changé. Vous n'avez fait qu'apercevoir le 2nd grand conflit mondial. Il vous faut d'urgence rattraper les silences de votre Éclipse. Je vous conseille de trouver Gabriel au plus vite.

— Je suivrai peut-être votre conseil mais je vais d'abord m'occuper du Devolatus.

— Est-ce que je ne viens pas de vous dire que c'est inutile ? Ne faites-vous pas confiance aux ensorcellements de la grande Asham ? Vous savez qu'ils ne peuvent ni le toucher sans encourir souffrance et mort, ni le lire puisque la lignée des Letiferus n'est pas réapparue depuis des siècles. Et quand bien même l'un de ses descendants survenait inopinément, il me semble qu'Asham y a pourvu aussi. Que vous faut-il de plus ?

Aloïs réfléchissait en silence. Au fond, elle était d'accord avec Dame Isha. Elle savait que les sorts jetés sur le livre étaient puissants. Toutefois, elle partait toujours du principe que ce qui avait été fait pouvait être défait. Et puis, il y avait ces visions. Pourquoi les aurait-elle eues si ça n'était pas pour les avertir d'un danger concernant le Devolatus. Il fallait qu'elle s'en empare. Au moins, elle serait sûre qu'aucun ennemi ne le ferait un jour.

— Nous ne pouvons laisser le Devolatus là où il est. La menace existe... et tant qu'elle existe, nous ne serons pas en paix.

Cette fois, c'est Dame Isha qui garda le silence pour réfléchir. Elle avait réintégré sa place près de la porte fenêtre et son attitude semblait résignée. Comme si elle avait toujours su que leur discussion arriverait exactement à cette conclusion.

— Je le sais, Aloïs. C'est pourquoi j'ai dépêché quelques-uns de mes meilleurs éléments à Édimbourg. Ils sont chargés de surveiller le site.

Aloïs était, bien sûr, furieuse. Tout ça pour ça. La souveraine savait qu'elle aurait dû lui dire, et surtout qu'elle aurait dû l'associer dès le début au Cercle. Si elle ne l'avait pas fait, c'était simplement la preuve qu'elle ne lui faisait pas entièrement confiance bien qu'elle soit au centre des visions.

— La Cour de Sir Calum n'a pas interféré ?

— Si, bien entendu. Il a dépêché deux éléments pour nous épauler. Mais vous savez qu'il ne s'intéresse pas vraiment au livre. Pour lui, il n'y a aucun intérêt ni à le posséder, ni à le protéger.

— Je sais. Sir Calum n'a jamais compris l'importance du Devolatus. Il est aveugle. Convaincu de déjà posséder la puissance alors qu'il n'en effleure qu'un fragment.

— Tu sais qu'ils sont nombreux à penser comme lui. Il est si difficile de croire que ce livre recèle l'élément qui nous mènerait vers la Source de la magie.

— Pour en être tout à fait convaincu, il faudrait le lire. Mais, vous pouvez me croire, le Devolatus est la clé, lança Aloïs avec colère.

La frustration de n'avoir jamais réussi à mettre la main sur un Letiferus vivant la rongeait encore. Elle avait passé de longues années à chercher un descendant de la lignée de Jessop. Presque autant que pour mettre la main sur le Devolatus. Sans perdre tout espoir, elle avait aussi suivi d'autres pistes qui auraient pu la mener vers la source disparue de l'Aka. Depuis qu'elle avait quitté Bran au début du XIème siècle, la recherche du pouvoir avait été son unique préoccupation. Elle pensait sincèrement que son don la mettait en position de régner un jour sur l'ensemble des sorciers. Mais pas avec si peu de magie autour d'elle. Il lui fallait plus, et elle avait beaucoup voyagé pour l'obtenir.

Dame Isha O'Leary s'approcha de son secrétaire et en retira un simple papier plié en 4. Puis d'un simple geste, elle l'envoya voguer vers Aloïs.

— Tenez ! Voici un sceau de ma main. Il vous permettra de rejoindre le Cercle d’Édimbourg.

La sorcière accueillit délicatement le papier non sans surprise. Elle avait cru que la souveraine la retiendrait.

— Je dois cependant vous prévenir, Aloïs ! Le Devolatus n'est plus un enjeu majeur pour les Cours. Même nos adversaires en sont conscients. Pour preuve, l'abandon de leurs tentatives de récupération. Je crois que la situation leur convient finalement. Ce statu quo nous permet de nous concentrer sur des sujets plus prégnants pour la communauté. Alors n'allez pas déclencher une guerre sur de simples interprétations que vous...

Les mots moururent sur ses lèvres tandis que, parfaitement immobile, elle entrait dans une sorte de transe. Les yeux blancs, ses deux bras tendus vers le ciel, paumes offertes, elle écoutait ce que les vents lui apportaient. Lorsqu'elle revint à elle, son visage se contracta et ses lèvres se durcirent.

— Vous devez faire vite Aloïs ! Je crains que vos soupçons ne se révèlent bien trop réalistes ! Il s'est passé quelque chose à Édimbourg ! Allez chercher la voyageuse dans la salle d’entraînement.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire CTrebert ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0